Lettre de Ninon de Lenclos à Charles de Saint-Évremond (« Votre lettre m’a remplie de désirs inutiles… »)


CXV. Lettre de Ninon de Lenclos à Saint-Évremond, 1699.


LA MÊME À SAINT-ÉVREMOND
(1699.)

Votre lettre m’a remplie de désirs inutiles, dont je ne me croyois plus capable. Les jours se passent, comme disoit le bonhomme des Yveteaux1, dans l’ignorance et la paresse, et ces jours nous détruisent, et nous font perdre les choses à quoi nous sommes attachés. Vous l’éprouvez cruellement, vous disiez autrefois que je ne mourrois que de réflexion : Je tâche à n’en plus faire, et à oublier, le lendemain, le jour que je vis aujourd’hui. Tout le monde me dit que j’ai moins à me plaindre du temps qu’un autre. De quelque sorte que cela soit, qui m’auroit proposé une telle vie, je me serois pendue. Cependant on tient à un vilain corps, comme à un corps agréable : on aime à sentir l’aise et le repos. L’appétit est quelque chose dont je jouis encore. Plût à Dieu de pouvoir éprouver mon estomac avec le vôtre, et parler de tous les originaux que nous avons connus, dont le souvenir me réjouit plus que la présence de beaucoup de gens que je vois, quoiqu’il y ait du bon dans tout cela, mais, à dire le vrai, nul rapport. M. de Clerembaut me demande souvent s’il ressemble par l’esprit à son père : non, lui dis-je ; mais j’espère de sa présomption, qu’il croit ce non avantageux, et peut-être qu’il y a des gens qui le trouveroient. Quelle comparaison du siècle présent avec celui que nous avons vu ! Vous allez avoir Mme Sandwich, mais je crains qu’elle aille à la campagne. Elle sait tout ce que vous pensez d’elle. Mme Sandwich vous dira plus de nouvelles de ce pays-ci que moi. Elle a tout approfondi et pénétré : elle connoît parfaitement tout ce que je hante, et a trouvé le moyen de n’être point étrangère ici.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Voy. sur Des Yveteaux la curieuse Historiette de Tallemant, Tome I, page 341 suiv. de la troisième édition ; tout doit en être vrai.