Poésies complètesLibrairie Nouvelle (p. 144-152).
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                   LETTRE DE NAPOLINE


                                                                         Paris, 15 mars 1831.

Il y a deux jours que tu es partie, Delphine, deux jours seulement… et pendant ce peu d’instants toute mon âme s’est changée, tout l’espoir de mon avenir a disparu ! Il y a deux jours, hélas ! j’étais si joyeuse et si aimante ! Aucun grand événement ne s’est passé, et cependant je vais mourir… et mon cœur est désenchanté, et je n’aime plus.

C’est une chose triste pour moi de quitter la vie sans te dire adieu, à toi qui m’as toujours aimée, avec qui j’ai passé les seuls moments heureux de mon enfance. Je te regrette, et cependant ta vue me ferait mal ; elle me rappellerit ma joie perdue ; car tu es encore toute parée de mon espérance, et ta présence seule me rendrait ces émotions délicieuses, ces idées enivrantes qu’il a fallu noyer dans mon cœur.

Ah ! qu’elle était belle cette espérance quand tu m’as quittée ! et que le souvenir en est amer et déchirant !… Non, je ne veux pas te revoir ; d’ailleurs, tu m’aimes, toi ; tu m’empêcherais de mourir ; et la vie m’est devenue si odieuse, que ton amitié ne suffirait plus pour m’aider à la supporter.

Ce qui m’étonne, c’est que l’on souffre ce que je souffre, et que l’on vive encore ; c’est que le cœur puisse ne briser ainsi à toutes les heures et battre encore ; c’est qu’il faille une résolution, un suicide, pour rnettre un terme à un tourment qui devrait tuer…


Oh ! si tu pouvais savoir ce que j’éprouve, tu me pardonnerais de mourir ! Si tu savais… quel découragement dans tout mon être ! quel vide affreux dans ma pensée, quel désert dans mon avenir !… quelle lassitude, quel dégoût !… J’éprouve moralement ce qu’on éprouve en mer par un temps d’orage. Le vaisseau va sombrer… qu’importe !… on n’a pas d’émotion pour la tempête. —Une voile amie vient vous sauver !… qu’importe !… on n’a pas un regard pour l’horizon.

Peut-être, si j’avais le courage d’attendre, l’horizon s’éclaircirait-il pour moi ! mais je ne le vois point ; je n’aperçois rien au delà de ma douleur, je ne vois que ce qui m’entoure, mensonge, vanité, misères et désespoir !…

Tu te rappelles combien j’étais joyeuse en allant à ce bal ; combien la nouvelle de cette fortune subite m’avait donné de bonheur ! Elle aplanissait tous les obstacles. Alfred n’osait parler de moi à sa mère parce qie j’étais pauvre, et qu’elle m’aurait refusée. Tout à coup je devenais riche, et, loin de s’opposer à ce mariage, madame de Narcet elle-même l’aurait conseillé. Je te prévoyais pas que rien pût désormais me séparer d’Alfred, et tu as vu comme l’idée de lui apporter la fortune qui lui manquait me rendait libre et joyeuse.

Agitée des pensées les plus riantes, j’arrivai à ce bal. Ô mon Dieu ! quelle soirée ! C’est un cauchemar horrible dont l’image sans cesse me poursuit. Quel changement !… Lui que j’avais toujours vu si bon, si affectueux, si noble !… tout à coup froid, sec, léger, moqueur, fat, ridicule et méchant !… Et moi, qui venais à lui heureuse et dévouée ! — je m’étais parée pour lui plaire… il ne m’a pas regardée. Je venais lui offrir ma vie… il m’a reniée !

Ah ! peut-être il n’aurait eu de regards que pour moi s’il avait su que j’étais riche. Je n’avais qu’un mot à lui faire dire, et peut-être l’aurais-je vu aussi soigneux, aussi empressé près de moi qu’il l’était auprès de cette stupide héritière, qu’il m’a préférée. Je le croyais, hélas ! Cette conviction fut le plus amer de mes sentiments.

Et pourtant je me trompais ; — non, ce n’est pas une femme comme moi qui doit séduire un cœur que la vanité entraîne. Veux-tu savoir, Delphine, ce qu’il faut être pour se faire aimer, séduire les hommes et les dominer ? — Il faut être sotte, vaine, fausse et flatteuse. Les hommes ne tiennent pas à ce qu’on les aime avec dévouement ; ils veulent qu’on les adore en aveugles : pour leur plaire, il faut feindre de les regarder comme infaillibles, se moquer d’eux et faire semblant de les admirer ; leur dire qu’ils ont raison lorsqu’ils se trompent, vanter leur générosité quand ils sont avares, leur courage quand ils ont peur, leur fermeté quand ils hésitent ; il faut paraître dupe et cacher qu’on les juge ; se faire niaise et minaudière pour les rassurer ; affecter de mesquines vanités, de folles prétentions ; enfin, toutes ces petitesses de femmes dont ils aiment à rire, afin de les maintenir dans cette foi précieuse en leur supériorité, qui leur permet d’aimer une femme comme un jouet qui les amuse, ou comme une esclave qui les adore.

Une femme qui a laissé entrevoir qu’elle pense est dès lors traitée en ennemie. — Un vieux monsieur, dont ai oublié le nom, disait « Méfiez-vous d’un domestique qui sait lire ; il finit toujours par lire vos lettres. » Eh bien, les hommes traitent avec la même défiance les femmes qui savent réfléchir : « Elles finissent toujours par nous juger, » se disent-ils.

Oui, il faut être fausse, car les hommes détestent la droiture dans le caractère d’une femme : trop de franchise les déconcerte ; leur vie est si tortueuse, si pleine de mensonge ; ils sont près d’elle comme une femme malhonnête devant une jeune fille, ils sont gênés, embarrassés ; ils ont peur de leurs paroles, car ils ne peuvent rien dire sans la choquer. Les femmes supérieures, je ne dis pas d’esprit, — les femmes d’esprit sont souvent plus faibles que les autres ; — les femmes supérieures de caractère, à l’âme élevée, à l’esprit net et pur, ressemblent à ces fleurs dont le parfum est si enivrant, que les cerveaux faibles ne peuvent le supporter ; ainsi, pour plaire aux hommes, il faut des esprits terre-à-terre, des fleurs menteuses et insignifiantes, aux couleurs vives, à l’odeur fade : des hortensias et des tulipes, — des femmes enfin qui aient tout juste ce qu’il faut d’intelligence pour les tromper.

Corinne, sans doute, fut bien malheureuse, mais elle ne fut qu’à demi humiliée ; d’abord le souvenir de sa gloire était une compensation à sa douleur ; et puis cette jeune fille qu’on lui préférait était une rivale digne d’elle ! Si Corinne avait pour elle sa renommée, Lucile avait sa candeur, sa jeunesse ; et pour l’amour, qui vit de feu sacré, l’innocence vaut bien le génie… Mais se voir préférer une femme laide !… mais être jeune, belle, pure, et se voir sacrifiée à une femme laide !… c’est une monstruosité que la vanité seule pouvait produire ! — Une rivale qui n’a rien pour excuser l’amour, ni jeunesse, ni candeur, ni passion… une femme froide et laide !… comment pardonner un tel affront, que rien ne justifie ? Encore, si elle s’était dévouée à lui, si elle l’aimait ! Mais non ; elle a grimacé pour lui plaire quelques jours dans un salon, devant quelques fats qui l’ont remarqué, et cela a suffi pour exalter une tête vaniteuse ; cela a suffi pour causer ma mort !

On peut combattre un amour sincère dans un cœur aimant : s’il me quittait pour une femme belle et aimable, je souffrirais, je pleurerais, mais je pourrais l’aimer encore, et même aussi me flatter de le ramener ; mais un homme qui ne s’attache à une femme que parce qu’elle est capricieuse et duchesse, qui ne voit dans l’amour qu’une réputation d’élégance, et qui sacrifie à cela un sentiment vrai, n’est qu’un homme médiocre qu’on ne peut regretter, à qui je ne pourrai jamais plaire… S’il m’a aimée un jour, c’est par mégarde ; car je n’étais pas ce qu’il cherchait.

Cette duchesse de… est une personne si vulgaire ! Je suis sûre qu’elle sera très flattée de m’avoir fait mourir de chagrin… Oui, Corinne fut moins à plaindre que moi… Elle a, du moins, su accomplir sa destinée ; le feu de son âme a éclaté en génie ; il ne s’est point concentré dans son cœur pour le dévorer. D’ailleurs, ses sentiments exaltés étaient moins étouffés dans cette société d’Anglaises froides et sans idées, que les miens ne le sont dans le monde. Corinne, en Anglelerre, était méconnue, ennuyée, mais elle restait elle-même ; son rime et son génie avaient encore pour eux la solitude ; elle pouvait rêver et prier. Les compagnons de son ennui la laissaient penser à son aise ; ils n’avaient pas la prétention de la comprendre ; ils ne lui parlaient pas de ses idées pour les combattre ; ils ne lui demandaient pas les secrets de ses illusions pour les désenchanter. Les ennuyeux endorment le génie, et ne le dénaturent point ; mais le monde !… le monde !… il nous rend comme lui-même ; — il nous poursuit sans cesse de son ironie, il nous atteint au cœur ; son incrédulité nous enveloppe, sa frivolité nous dessèche ; il jette son regard froid sur notre enthousiasme, et il l’éteint ; il pompe nos illusions une à une, et il les disperse ; il nous dépouille, — et quand il nous voit misérables comme lui, faits à son image, désenchantés, flétris, sans cœur, sans vertus, sans croyance, sans passions, et glacés comme lui, alors il nous élance parmi ses élus, et nous dit avec orgueil « Vous êtes des nôtres, allez ! » Il fallut renoncer aux joies du monde pour entrer dans la solitude d’un cloître… de même il faut dire adieu aux joies du cœur pour entrer dignement dans le monde !… Et ceux pour qui ce sacrifice est impossible, dont l’esprit est désabusé, mais qu’une âme ardente tourmente encore ; ceux que le monde a désenchantés, mais qu’il n’a point flétris ; ceux-là font comme moi, ils meurent pour rester encore dignes au moins de la mission d’héroïsme qu’ils n’ont pas eu le courage d’accomplir.

Car, ne pense pas que je meure par amour !… Tu le croiras peut-être dans ta naïveté ! Oh ! que je voudrais me tuer par amour !… mon dernier soupir serait encore une illusion ! Hélas ! non, ce n’est point parce qu’il me trahit que je me tue, c’est parce que, moi, je n’aime plus… c’est parce que je sens la lèpre d’égoïsme qui me gagne à mon tour ; c’est parce que je ne veux pas vivre morte comme tous ces êtres que je méprise ; c’est parce que je ne veux pas traîner, comme les autres femmes, une existence misérable ; m’établir naivemnent entre deux mensonges, prendre un mari pour le tromper, un amant pour le partager ; élever mes enfants dans une religion dont je doute, et leur prêcher faussement des devoirs que je trahis ; c’est parce que je ne puis êtré hypocrite à toute heure, parce que je ne puis m’aveugler sur moi-mêmé, et condamner les autres femmes, sans m’apercevoir qu’elles ne font guère plus mal que moi ; c’est enfin parce que je garde encule le préjugé de l’honnêteté, et que je veux mourir avant de le perdre. — J’ai placé l’héroïsme dans une vie sans tache, parce que je ne pouvais le mettre dans les grandes actions. Ah  ! si je pouvais encore me dévouer pour une noble cause ; si j’avais foi dans mon pays ; si je pouvais, comme toi, m’écrier avec enthousiasme « France ! France ! patrie !… » je voudrais vivre pour elle, pour assister à son avenir… Mais je ne crois même plus à ce sentirnent qui m’aurait fait vivre ; je l’ai vue si ingrate cette patrie, et je la trouve maintenant si bourgeoise, si matérielle ! Quand je pense que tous ces soldats que l’Empereur a sortis du néant ont renié son fils !… j’éprouve un découragement, un dégoût qui me fait douter de notre grandeur. Il y a quelques mois pourtant, je l’avoue, un peu d’espoir était rentré dans mon cœur. Ces barricades, ces coups de fusil, ce tumulte, ce peuple si courageux et si bon, cet éclair d’enthousiasme véritable, dont le faux patriotisme a su profiter, avaient ranimé ma nature aventureuse. J’avais entendu crier dans les rues : Vive Napoléon II ! — À ce nom tout mon cœur s’était rallumé ; je voulais me mêler au peuple, arborer le drapeau, délivrer l’aigle emprisonnée, proclamer mon frère ; car, en dépit des lois du monde, je suis sa sœur. — Ma tête était exaltée… J’allais révéler ma naissance ; le feu concentré que j’éteins depuis ma jeunesse allait enfin éclater, j’allais soulager mon âme et déployer un seul jour en ma vie mon véritable caractère ; j’allais agir…

M. de Beaucastel entra tout à coup dans ma chambre  : « Entendez- vous ? lui dis-je. — Le canon ? reprit-il en riant ; et qui ne l’entend pas ? — Quoi ! répondis-je avec impatience, vous n’entendez pas crier le peuple : Vive Napoléon ! » Et je sautais de joie comme un enfant, en répétant  : Vive Napoléon !

« Vous étes folle, s’écria mon oncle ; cette joie est du plus mauvais goût ; vous compromettez votre mère par cette inconvenance. Dans votre position, vous devriez vous taire : vous étes folle, » répéta-t-il ; et il s’éloigna en levant les épaules avec mépris.

Ces paroles me glacèrent. — Là, je reconnus encore cette fatale influence qui avait dénaturé mon cœur, cette voix du monde qui en arrètait tous les nobles élans, et me criait sans cesse : « Ne fais pas cela ; prends garde, tu seras ridicule. »

Ainsi, mon enthousiasme, pendant ces jours de combats, se borna à recueillir deux blessés qui étaient tombés devant la porte ; et encore mon oncle me gronda-t-il beaucoup pour cet acte de pitié, qu’il appela une légèreté impardonnable. En effet, c’était une inconséquence, car l’un de ces blessés était officier dans la garde royale ; l’autre était un ouvrier imprimeur, et mon oncle se trouvait ainsi compromis dans les deux partis. — C’est une chose bien singulière que le courage des gens du monde : jamais arrêtés par la crainte de risquer leur vie, et toujours retenus par de petites considérations ; poltrons par leurs idées, et braves de leurs personnes ; ne craignant point de s’exposer, tremblant toujours de se compromettre… Mais, que m’importe d’avoir remarqué cela maintenant ?… Alfred est ainsi, faible et courageux… le monde a séché son cœur. Peut-être reviendra-t-il un jour à la vie réelle, la vie d’affection… mais je ne serai plus là pour lui répondre, car je n’ai pas le courage de l’attendre… et puis, comment me pardonnerait-il de l’avoir jugé ? Il s’est montré si misérable à mes yeux, qu’il doit se dire que je ne puis plus l’aimer… Hélas ! il a raison…

Adieu donc, puisque tout est fini pour moi ! Adieu, toi, mon amie ; toi, ta seule qui ne m’aies point trompée ; toi qui m’as aimée, qui m’as comprise ; toi pour qui je voudais vivre, à qui je demande pardon de mourir ! — Pleure-moi, si tu m’aimes, mais ne me plains pas ; mon bonheur était impossible. Va ! si quelque chose doit te consoler, c’est de penser que les seuls doux moments de ma jeunesse, je les ai dus à ton amitié ; et, je l’avoue, ce que je regrette dans la vie, c’est notre gaieté, notre gaieté quand même ; c’est ce bon rire de jeune fille qui se fait jouir à travers les larmes, à travers les mille inquiétudes de l’avenir ; cette chaste insouciance d’un cœur innocent, qui a tout au plus un ou deux rêves un peu hardis à se reprocher.

Oh ! si l’amitié pouvait suffire à ma pensée, je resterais sur la terre pour rire avec toi ; je crois que mon désespoir lui-même finirait par nous amuser. Il y a des moments de crise vraiment risibles dans une passion aussi extravagante que la mienne. Je pense souvent à toi ; tout à coup je m’admire avec indignation ; je me rappelle ton enthousiasme pour ce que tu appelles ma beauté. Quand je regarde ces longs cheveux que tu trouves si admirables, quand moi-même je remarque l’éclat de mon teint et la pureté de mes traits, je m’indigne de n’être pas aimée !… Tu vas te moquer de moi, mais il faut que je te raconte la dernière folie qui m’ait fait sourire. Ce matin, en rentrant chez mou oncle, j’aperçus dans la rue deux jeunes gens qui me regardaient ; l’un dit en me montrant « Regarde donc, quelle belle femme ! » Tu crois que cet éloge m’a flattée ?… point du tout, il me révolta ; je me sentis rougir de colère : malheur à moi ! pensai-je avec amertume ; — être admirée dans la rue par les passants, et n’être pas même regardée dans un bal par lui… que j’aime ! — Ces pauvres jeunes gens ! ils ne se doutent guère que cette femme dont ils admiraient l’élégance, la fraicheur, le lendemain serait immobile et glacée… Ils croyaient parler à une vanité de coquette ; ils n’imaginaient point que leur franche flatterie ne troublait que des pensées de mort…

Cette rencontre m’a fait faire de singulières réflexions. Un compliment qui flatte cause une émotion pénible quand on va mourir. Peu s’en faut que cette circonstance insignifiante n’ait changé toutes mes résolutions… Un moment je trouvai qu’il était fort ridicule à moi de me tuer ; qu’avec tant d’avantages c’était un crime impardonnable. Je me pris à rire de mon désespoir ; je pensai que la vie n’était pas toute dans l’amour ; qu’il y avait des émotions secondaires qui pouvaient se grouper dans le cœur et le remplir ; je me dis qu’avec ma fortune je pouvais faire un très bon mariage, et vivre dans le monde avec agrément ; qu’en choisissant un honnête homme qui me guiderait de ses conseils, qui calmerait mon imagination un peu trop exaltée, qui me dirigerait dans la vie, je pourrais arriver à un bonheur négatif qui ne serait pas sans douceur. Je me composais une sorte de paradis de neige assez agréable ; mais, à mesure que ma pensée s’abandonnait à ces paisibles rêveries, je sentais l’ennui me gagner : ce bonheur-là m’apparaissait insipide ; j’aime encore mieux mon désespoir.

Une éducation distinguée a cela de barbare qu’elle rend le bonheur impossible. On nous a fait un besoin, une condition nécessaire des qualités les plus inutiles. Nous ne pouvons aimer un honnête homme s’il n’est aussi distingué ; nous voulons un cœur passionné et des manières élégantes ; nous voulons de la franchise et du bon goût ; c’est-à-dire que nous voulons la naïveté de la nature et la grâce de la corruption ; l’impossible, rien que cela. Aussi notre destin est-il toujours le même : toujours il nous faudra choisir entre un honnête homme qui nous ennuie et qui nous aime, et un élégant qui nous séduit et qui nous trompe : voilà notre destinée… et voilà ce qui fait que je meurs ; c’est que j’ai deviné cela trop tôt.

La vie et le monde prennent un aspect étrange aux regards d’une personne décidée à mourir. J’ai fait plusieurs visites ce matin, et mes observations m’ont extrêmement amusée. — Je suis allée dire adieu tacitement à Joséphine, qui a toujours été bonne et gracieuse pour moi ; je l’ai trouvée aujourd’hui de fort mauvaise humeur, parce qu’elle n’ira pas demain au concert chez madame de L., qui ne l’a point priée. « Vous avez reçu votre billet d’invitation ? me dit-elle. — Oui. — Et vous irez ? — Non. — Pourquoi ? — Je ne pourrai pas y aller. — Par quelle raison ? — Parce que… » je serai morte !… Je ne pouvais répondre cela. Aussi Josépbine ne comprend-elle rien à ma bizarrerie.

En sortant de chez elle, je suis allée voir madame H. ; elle était aussi fort contrariée parce que sa femme de chambre la quittait. De là, force déclamations sur l’ingratitude des hommes en général, et des femmes de chambre. — Et tous ces cœurs froids osaient hardiment être malheureux pour si peu de chose devant moi, qui venais leur dire un adieu de mort… Mais, toi, si j’étais allée te voir, tu ne m’aurais parlé que de moi, de mes chagrins, de mes projets ; je me serais troublée, je n’aurais pu paraître indifférente, et tu m’aurais arraché mon secet ; car, il est vrai, toi seule as de l’empire sur mon âme : mais, sois de bonne foi, si tu n’avais que mon amitié sur la terre, suffirait-elle à ton bonheur ? hélas ! non. À notre âge il faut des sentiments passionnés, la maternité, l’amour ; il faut des douleurs animées… L’amitié n’a pas assez d’orages ; elle ne peut suffire que pour les enfants et les vieillards.

Encore adieu ; je t’embrasse, Delphine, et te somme de tenir ta promesse : « Si tu as jamais la moindre aventure romanesque, me disais-tu, je la mets en vers ; prends-y garde. » — Chante donc ma mort, puisque c’est la seule aventure dont j’aie été capable. En écrivant ce poème, tu penseras à moi ; c’est un souvenir, du moins, sur lequel je puis compter. Allons, poète, à l’ouvrage !… Il y aura de morales réflexions à faire sur cette âme désenchantée qui s’exhale sans espérance, aprés avoir vécu sans religion. Il y a une terrible satire à composer contre l’éducation mondaine, éducation sans principes, et cependant si pleine de préjugés. Courage, Delphine ; je te laisse une belle tâche en partant… Mais pardon de cette plaisanterie cruelle ; je t’afflige ! pardon…

Je te dirai comme ton vieux ami M. G. « Excusez mon griffonnage… » — C’est le dernier… Je t’embrasse.

Adieu ! mille fois adieu !… Demain, à cette heure… où serai-je ?…

                                                                         NAPOLINE DE R.


Mademoiselle de R… a laissé un testament qui institue le comte Alfred de Narcet son héritier.