Lettre de Charles de Saint-Évremond à Ninon de Lenclos (« Je prends un plaisir sensible… »)


CVIII. Lettre de Saint-Évremond à Mlle de Lenclos, 1698.



CVIII..

SAINT-ÉVREMOND À MADEMOISELLE DE LENCLOS.
(1698.)

Je prends un plaisir sensible à voir de jeunes personnes, belles, fleuries, capables de plaire, propres à toucher sincèrement un vieux cœur comme le mien. Comme il y a toujours eu beaucoup de rapport entre votre goût, entre votre humeur, entre vos sentiments et les miens, je crois que vous ne serez pas fâchée de voir un jeune cavalier, qui sait plaire à toutes nos dames. C’est M. le Duc de Saint-Albans, que j’ai prié, autant pour son intérêt que pour le vôtre, de vous visiter. S’il y a quelqu’un de vos amis avec M. de Tallard1, du mérite de notre temps, à qui je puisse rendre quelque service : ordonnez. Faites-moi savoir comment se porte notre ancien ami M. de Gourville. Je ne doute point qu’il ne soit bien dans ses affaires : s’il est mal dans sa santé, je le plains.

Le Docteur Morelli, mon ami particulier, accompagne Mme la comtesse de Sandwich, qui va en France pour sa santé. Feu M. le comte de Rochester, père de Mme Sandwich, avoit plus d’esprit qu’homme d’Angleterre. Mme Sandwich en a plus que n’avoit monsieur son père : aussi généreuse que spirituelle ; aussi aimable que spirituelle et généreuse. Voilà une partie de ses qualités. Je m’étendrai plus sur le médecin que sur la malade.

Sept villes, comme vous savez, se disputèrent la naissance d’Homère : sept grandes nations se disputent celle du Morelli ; l’Inde, l’Égypte, l’Arabie, la Perse, la Turquie, l’Italie, l’Espagne. Les pays froids, les pays tempérés même, la France, l’Angleterre, l’Allemagne n’y ont aucune prétention. Il sait toutes les langues, il en parle la plupart. Son style haut, grand, figuré, me fait croire qu’il est né chez les Orientaux, et qu’il a pris ce qu’il y a de bon chez les Européens. Il aime la musique passionnément, il est fou de la poésie : curieux en peinture, pour le moins ; connaisseur, je ne le sais pas : sur l’architecture, il a des amis qui la savent ; célèbre sérieusement dans sa profession ; capable d’exercer celle des autres. Je vous prie de lui faciliter la connoissance de tous vos illustres : s’il a bien la vôtre, je le tiens assez heureux ; vous ne lui sauriez faire connoître personne qui ait un mérite si singulier que vous. Il me semble qu’Épicure faisoit une partie de son souverain bien du souvenir des choses passées. Il n’y a plus de souverain bien, pour un homme de cent ans, comme moi ; mais il est encore des consolations. Celle de me souvenir de vous, et de tout ce que je vous ai ouï dire, est une des plus grandes.

Je vous écris bien des choses dont vous ne vous souciez guère ; je ne songe pas qu’elles vous ennuieront. Il me suffit qu’elles me plaisent : il ne faut pas, à mon âge, croire qu’on puisse plaire aux autres. Mon mérite est de me contenter, trop heureux de le pouvoir faire en vous écrivant. Songez à me ménager du vin, avec M. de Gourville. Je suis logé avec M. de l’Hermitage, un de ses parents ; fort honnête homme, réfugié en Angleterre, pour sa religion. Je suis fâché que la conscience des catholiques français ne l’ait pu souffrir à Paris, ou que la délicatesse de la sienne l’en ait fait sortir. Il mérite l’approbation de son cousin assurément.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Le duc de Tallard avoit été envoyé, comme ambassadeur extraordinaire, en Angleterre, après le traité de Riswyck.