Lettre d’une mère à sa fille

Journal de Paristome 5, n° 1 - n° 180, 23 septembre 1802 - 21 mars 1803 (p. 789-790).

LETTRE D’UNE MÈRE À SA FILLE.
Dijon, ce……


Vous avez fait un roman, ma chère fille ; on l’imprime, on le vante déjà, il paroitra dans huit jours ; & vous m’apprenez tout cela sans frémir ! vous êtes donc bien changée depuis votre mariage ? vous que j’ai vue si effrayée à la seule idée d’une femme qui s’exposeroit au jugement du public ! & qui ne cessiez de me répéter ces charmans vers de Mme Deshoullières :

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» Un esprit de malignité
„ Dans le monde a su se répandre ;
„ On achète un bon livre afin de s’en moquer.
„ C’est des plus longs travaux le fruit qu’il faut attendre
„ Personne ne lit pour apprendre,
„ On ne lit que pour critiquer. »

Eh bien ! croyez-vous que cela foit moins vrai aujourd’hui que dans ce temps-là ? & que le monde soit devenu meilleur ? Non, non, mon Eugénie, tout ce qui vous entoure vous flatte peut-être ; mais, s’il en est encore temps, écoutez la voix qui ne vous flattera jamais, croyez-en les alarmes d’une mère, & renoncez à un projet dont votre aimable inexpérience, votre bonté même, vous empêchent de prévoir les suites.

Je fais d’avance toutes les raisons que vous allez m’opposer : des amis d’un goût sûr, des gens de lettres éclairés, trouvent dans votre ouvrage un grand fond d’intérêt, de charmans détails, une belle théorie du cœur humain, une peinture fidèle des travers de la société ; un style élevé, souvent éloquent & rapide ; des réflexions profondes, des pensées neuves…; enfin, chacun d’eux voudroit en être l’auteur, (je le crois sans peine,) & tous vous jurent qu’à votre place ils braveroient la critique en faveur du succès. Je conçois combien de pareils avis doivent vous inspirer de confiance, aussi ma fille, & s’il ne s’agissoit que du sort d’un livre, j’oublierois, pour un moment, les vers de Mme Deshoulières, & je consentirois volontiers à vous en voir courir le risque. Mais sachez une bonne fois, que dans le siècle où nous vivons ce ne sont plus les livres que l’on critique ce sont les personnes que l’on déchire. Les papiers publics annoncent-ils une pièce de théâtre, d’un auteur déjà célèbre, on croit bonnement qu’une analyse raisonnée vous consolera de ne l’avoir pas vue ; au lieu de cela, le critique impartial vous instruit des opinions de l’homme, il lui prête tortes les infamies qui lui passent par la tête, ou, qui pis est, par le cœur ; il vous le peint comme un monstre, & soutient qu’il faut que le parterre soit composé de sots pour pleurer à sa tragédie, & de scélérats pour y applaudir. Veut-on savoir le jugement de M. le rédacteur sur l’ouvrage d’une femme ? il vous apprend qu’elle est à la campagne, & vous donne confidemment un échantillon de sa correspondance avec elle, pour vous prouver par ses impertinences qu’un pédant courageux ne craint pas plus une femme d’esprit, absente, qu’un grand homme enterré. Notez bien que je vous cite un des plus polis. Il en est dont la galanterie entre dans les moindres détails ; & si vos trois volumes paroissent aujourd’hui, demain l’on sauroit dans tout Paris, & bientôt dans les départemens, si vous êtes grasse, forte, enluminée de santé, ou passionnée, si vous êtes d’une famille de robe ou de finance, ce qui, dans son langage délicat, veut dire la même chose. S’il vous est permis d’avoir une patrie, ou si par hasard vous ne seriez pas née dans un pays qui ne seroit plus…, & une foule de petites circonstances, toutes relatives à votre personne, à votre famille, à vos liaisons, à votre ménage, & point du tout à votre roman. Par grâce, mon Eugénie, épargnez à ces messieurs les nouvelles impertinences & les nouvelles méchancetés dont vous seriez l’objet ; laissez-les calomnier leur prochain en parlant religion ; laissez-les difamner les femmes pour rétablir la morale, & ne vous exposez pas à recevoir des injures, des insultes même, dont la moindre vous donneroit le droit de leur intenter un procès criminel.

Salomon a dit quelque part : le silence est l’ornement de la femme ; c’est aujourd’hui surtout qu’il a raison, la célébrité devient funeste à notre réputation comme le soleil à notre teint, craignez la donc, & remettez à d’autres temps le dangereux plaisir de vous faire imprimer. Dans le siècle de Louis XIV, le public fier d’applaudir aux chef-d’œuvres des Corneille, des Racine, & de tant d’autres, permetoit à une Mme de Lafayette d’écrire de jolis romans, comme on permet à un enfant de faire sa partie dans un concert exécuté par les plus grands artistes, à condition qu’il jouera dolce piano ; car le talent des femmes ne passe qu’à l’ombre du génie des hommes. Alors les grands maîtres leur sourient & les zoïles les dédaignent. De même encore sous le règne de Louis XV, Mme de Tancin, de Grafigni, Riccoboni, &c. toutes célèbres qu’elles sont, ont dû leur tranquillité à ces poëtes, à ces philosophes tant décriés, un Voltaire, un Crébillon, un Fontenelle, deux Rousseau, un Montesquieu, un Dalembert, un Helvétius…, qui avoient mérité l’honneur de fixer sur eux toutes les admirations, & par conséquent toutes les haines. Les femmes de lettres du temps passé pouvoient rencontrer des envieuses, mais il étoit réservé à celles de nos jours d’avoir des envieux. Aussi pourquoi monter sur un théâtre où la plupart des acteurs ne peuvent s’élever au-dessus de l’emploi de confidens, & les forcent, malgré elles, à remplir les premiers rôles ?

Attendez donc, ma chère, la naissance d’un chef-d’œuvre pour mettre au jour votre petit ouvrage. Alors, je serai plus tranquille pour mon Eugénie, les sots & les méchans auront une pâture. Mais, d’ici là, persuadez-vous bien qu’une femme ne peut se faire imprimer avec sécurité, qu’autant qu’elle a l’avantage de réunir trois choses absolument indispensables : un esprit médiocre, des amis journalistes, & un mari en place.


SOPHIE ***