Lettre d’un laboureur de Picardie, à M. N***, auteur prohibitif, à Paris

LETTRE


D’UN LABOUREUR


DE PICARDIE,


À M. N.***


Auteur Prohibitif, à Paris.




M. DCC. LXXV.

LETTRE

D’UN LABOUREUR DE PICARDIE

À M. N. *** Auteur Prohibitif, à Paris.

MONSIEUR,

il y a environ un mois que le Général des troupes de la Ferme qui commande dans notre canton m’a apporté un gros livre, qu’il m’a dit être de vous. Tenez ajoutait-il, voilà ce qu’on appelle un bon livre vous y trouverez des ſecrets infaillibles & faciles pour que le bled ſoit toujours à bon marché.

Après avoir travaillé pendant ſix jours de la ſemaine, j’emploie ordinairement le ſeptiéme à faire avec mes enfans des lectures qui puiſſent leur donner des connaiſſances utiles dans leur état, ou le leur faire aimer. Autant il me parait nuiſible d’enlever tant de jours à la culture, pour les abandonner à l’oiſiveté & à la débauche, autant je déſirerais qu’il y eut un jour de chaque ſemaine conſacré à des inſtructions utiles, & terminé par une fête champêtre. J’ai lu quelque part, qu’il y avait un pays où les habitans crevaient les yeux de leurs eſclaves, pour qu’ils battiſſent leur lait ſans diſtraction. Non-ſeulement ces homes étaient cruels, mais ils entendaient mal leurs intérêts. Le travail n’en va que mieux quand il eſt fait gaiement & par des gens qui voient clair.

En parcourant la table de votre livre, je ne me ſentais pas de joie. Tout ce que nous avons jamais déſiré de ſavoir ſe trouve réuni dans cet ouvrage : mais je fus bien trompé, lorſqu’en le liſant à mes enfans, je vis que ni eux ni moi, nous ne pouvions en entendre une page. Cela parait pourtant écrit en français, nous diſions-nous.

Cependant j’ai un peu compris ce que vous dites ſur le peuple, & votre nouvelle légiſlation des bleds.

Je vous remercie de l’intérêt tendre que vous prenez à ce pauvre peuple : mais en vérité, il n’eſt ni ſi heureux ni ſi malheureux que vous le dites[1].

Tant qu’il a de la jeuneſſe, de la ſanté & du travail, ſon fort eſt ſupportable ; peut-être même eſt-il meilleur que celui du riche : car on dit que tout home qui a plus de cent piſtoles de rente, ou qui eſt exempt de taille, eſt pendant toute ſa vie tourmenté d’une maladie qu’on appelle vanité, & dont l’effet infaillible eſt d’empoiſonner ſes jouiſſances, & de ſes peines plus ameres.

Mais lorſqu’une famille eſt chargée de faire ſubſiſter des vieillards : lorſque la mort lui enléve ſon chef, ou que né avec une conſtitution faible, il eſt ſouvent expoſé à manquer d’ouvrage : lorſque de longues maladies l’ont épuiſée, elle tombe dans un état d’angoiſſe & de détreſſe, où il ne lui reſte, contre une deſtruction lente & cruelle, que des reſſources humiliantes ou criminelles.

Vous dites que pour ſoulager le peuple, le Gouvernement n’a preſque d’autre moyen que d’ordonner de ne vendre le bled qu’au marché lorſqu’il paſſera un certain prix ; de défendre aux marchands d’en acheter à moins qu’ils ne promettent de ne pas le revendre dans le pays ; de forcer les boulangers à avoir chez eux des proviſions ; de fournir des fonds à des marchands de bled privilégiés ; de ne laiſſer ſortir que des farines & ſeulement lorſque le bled ſera à bon marché ; enfin, de n’ordonner tout cela que pour dix ans.

Hélas, Monſieur, j’avais eſpéré depuis quelque tems que la deſtruction des corvées, la ſuppreſſion des gabelles, & celle de la taille arbitraire ; offriraient bien-tột au peuple des reſſources affurées contre les accidens qui l’expoſent à la miſere.

Je voyais dans la ſuppreſſion de la taille arbitraire, une diminution d’impôt pour le pauvre, la liberté rendue à l’induſtrie que tenait captive la crainte d’une augmentation de taille.

Dans la ſuppreſſion des gabelles, je voyais l’exemption d’un droit énorme, levé ſur une denrée de conſommation journaliere droit dont le peuple fait tous les jours les avances : j’y voyais la facilité d’avoir plus de beſtiaux, & des beſtiaux plus ſains : d’augmenter par-là les reſſources du peuple & la maſſe de ſes ſubſiſtances.

Dans la deſtruction des corvées, enfin je voyais que mes malheureux voiſins, ne ſeraient plus forcés de travailler ſans ſalaire pendant quinze jours : qu’au contraire, ce changement, en aſſurant à chaque home environ quinze journées de plus par année, ſuffirait pour prévenir dans les campagnes le manque d’ouvrage.

Je ne parle point de tout ce que les ſages opérations épargneraient au peuple de vexations, de concuſſions, d’inquiétudes, d’humiliations, de traitemens cruels, &c.

J’ai peine à croire que votre légiſlation faſſe de plus grands biens.

Premiérement, quand le bled fera cher, le peuple des campagnes fera obligé d’aller à trois lieues de chez lui, & à des momens marqués, achêter, argent comptant au marché, le bled qu’il aurait pu acheter chez ſon voiſin, à toute heure, à meilleur marché & ſouvent à crédit. À la vérité vous aſſurez que cette loi ne ſerait jamais exécutée mais qu’il faut toujours la faire afin de s’en ſervir contre qui on jugera à propos : & un des grands défauts que vous trouvez au ſyſtême de la liberté, c’eſt qu’il ne fournit aucun prétexte pour punir les marchands de bled trop avides. J’avais toujours cru que des loix dont l’exécution n’était pas générale, degénéraient en oppreſſion : qu’on ne les faiſait valoir que contre ceux qui ne pourraient acheter le droit de s’y ſouſtraire : mais quoiqu’il en ſoit, ſi la loi eſt exécutée, il y a perte de tems & augmentation de prix pour le payſan : ſi elle ne l’eſt pas, il y aura quelques avanies faites au hazard à quelques marchands de bled : cela pourra divertir le peuple, mais je ne vois point encore de ſoulagement réel.

Secondement, vous ne voulez pas qu’on achête au marché pour revendre ſans deſtination. D’abord la néceſſité de déclarer au greffe quelle eſt la deſtination du bled qu’on a acheté, ſuffira pour dégoûter de ce commerce. D’ailleurs faudra-t-il que la deſtination ſoit pour 20, pour 10, pour 2 lieues ſeulement de l’endroit du marché ? Sera-t-on tenu de revendre ou de faire ſortir le bled dans la huitaine ou dans la quinzaine ? S’il vient à augmenter au lieu de l’achat, ne rendra-t-on pas à ceux qui ont acheté avec une deſtination éloignée, le droit de revendre ſur le même lieu ? Cette partie de votre loi ne ſerait-t-elle pas alors abſolument illuſoire ? Dans le tems de cherté, preſque tout le bled eſt entre les mains des marchands & des propriétaires riches : preſque tout eſt dans les villes. Les habitans des campagnes ne peuvent commodément d’y aller chercher : les meûniers, les blatiers viennent en apporter chez eux. L’entiere liberté de vendre à qui & par-tout où l’on veut, eſt donc alors de la plus grande néceſſité,

Vous voulez qu’il y ait une proviſion chez les boulangers, c’eſt-à-dire, que vous voulez les forcer pendant une partie de l’année, à avoir chez eux une certaine quantité de bled. Mais qui payera le ſurcroit de dépenſe que cette contrainte occaſionnera aux boulangers : ceux qui achèteront leur pain ?

Et vos agens ſecrets employés par le Gouvernement au commerce de bled… ah, Monſieur, ce ſont les plus habiles gens du monde pour remédier aux diſettes qu’ils ont fait naître.

La permiſſion de ne faire ſortir que des farines, aura l’avantage immenſe de conſerver en France plus de ſon, ſans compter celui de donner aux propriétaires de moulins, le privilége excluſif du commerce étranger, & d’introduire une exportation de grains, qui ne ſont pas un encouragement pour l’agriculture.

Enfin, Monſieur, je ne vois rien dans tout cela qui tende à ſoulager le peuple. Vous propoſez de ne faire cette loi que pour je trouve que c’eſt beaucoup trop encore : mais laiſſez-nous d’abord eſſayer de la liberté auſſi pendant dix ans.

Oh cela eſt fort différent, direz-vous, parce que le peuple eſt une eſpèce d’animal très-patient, mais qui au moindre bruit de cherté devient furieux : le ſeul mot de prohibition, de loi contre les marchands de bled, lui rend la raiſon & le calme. Voilà le véritable fondement des loix prohibitives : car après tout on doit reſpecter la faibleſſe de ce pauvre peuple qui eſt diſpoſé à tout ſouffrir, pourvu qu’on ſonge à lui donner du pain. S’il n’avait pas de préjugé contre la liberté, ce ſyſtême en vaudrait bien un autre : mais les préjugés du peuple ſur cet objet ſont abſolument incurables. N’eſt-ce pas à-peu-près, Monſieur, ce que vous avez voulu dire, dans ce que j’ai pu entendre de votre livre, ſur les motifs des loix prohibitives.

Le peuple eſt ſtupide, ſans doute ; mais ce n’eſt pas fa faute. Avant le 13 ſeptembre 1774, on n’avait point encore daigné traiter le peuple come une ſociété d’êtres raiſonnables : abandonné à des charlatans de toutes eſpèces, jamais on n’a ſongé à lui donner ſur rien des idées juſtes, des notions préciſes. Eſt-il étonnant, après cela, qu’il ſe laiſſe entraîner aux plus groſſieres apparences ; qu’il ſoit la dupe de l’artifice : mais les erreurs de l’ignorance ſont plus aiſées à détruire que celles de l’intérêt de l’orgueil ; & voilà pourquoi je crois que le peuple ſera guéri de ſes fauſſes opinions ſur le commerce des bleds, long-tems avant les homes plus éclairés qui partagent ſes préjugés. S’il n’eſt pas en état de faiſir des preuves compliquées, quelques années d’expérience, la confiance dans le Gouvernement, fortifiée chacune année par des opérations bienfaiſantes ; le ſpectacle de fourbes qui l’égarent, démaſqués & punis, ſuffiront pour affaiblir ſes préjugés, en attendant qu’une éducation plus raiſonnable, qu’il ſerait ſi aiſé & ſi utile de procurer à ce peuple, vienne préſerver la génération naiſſante de toute erreur funeſte.

J’ai vu quelquefois ce pauvre peuple s’échauffer pour le bled ! Eh bien, dans nos villages, où tout le monde ſe connait, j’ai remarqué que ce n’étaient pas les plus malheureux, mais les plus deshonorés, qu’on voyait à la tête des ſéditions : ceux qui les ſuivaient étaient entraînés, non par la faim, mais par une fureur qu’on leur avait ſuggérée. Un home qui aurait faim enlevrait du pain, de la farine, du bled même, il le porterait dans ſa chaumiere, il ſe hâterait d’en préparer la nourriture néceſſaire au ſoutien de ſa vie.

Au lieu de cela, tantôt ils pillaient les meubles d’un marchand de bled, parce qu’on leur avait dit que ce marchand ne vendrait de bled que lorſqu’il vaudrait 60 francs le ſeptier. Tantôt ils détruiſaient un moulin économique, dont le propriétaire eur vendait du pain à meilleur marché, parce que les boulangers les avaient aſſurés que cet home mettait de la craie avec ſa farine. D’autres prenaient le bled des gens d’Égliſe, parce que diſaient-ils, le bien de l’Égliſe eſt le bien des pauvres, & que c’eſt pour cela qu’ils ne payent point de vingtiémes. Quelques-uns enlevaient du bled de force, le payaient le prix qu’ils voulaient & croyaient leur expédition légitime parce qu’ils avaient droit de vivre.

Or, Monſieur, croyez-vous qu’il ſoit impoſſible de perſuader au peuple, que ſi un home a tenu un propos dur & barbare, cela ne donne pas le droit de le piller : Que les meûniers économiques ne mettent pas de craie dans le pain : Que les biens des Moines leur appartiennent, tant que le Gouvernement voudra bien les leur laiſſer : Et que payer le ſeptier 12 liv. quand il en vaut 30, c’eſt préciſément come ſi on prenoit 18 francs dans la poche du poſſeſſeur de ce bled.

Croyez-vous qu’on ne puiſſe pas faire entendre au peuple, que le beſoin ne lui donne pas plus le droit de voler du bled que de l’argent : que ces deux vols ne peuvent être excuſés que dans les mêmes circonſtances : que celui qui achète quinze francs un ſeptier de bled qui en vaut 30, ne peut alléguer la néceſſité pour excuſe, parce qu’il pouvait acheter un demi-ſeptier pour 15 francs, & travailler pour en gagner quinze autres.

Nous venons de voir une troupe de brigands démolir des moulins : jetter à la riviere les farines & les bleds, en diſant qu’ils manquaient de pain, & crier qu’ils avaient faim en répandant l’or à pleines mains. Nous les avons vus traîner à leur ſuite un peuple trompé, à qui ils perſuadaient que l’intention du Gouvernement était que le bled fût à bon marché : fabriquer de fauſſes loix pour le tromper. Nous avons vu des gens du peuple, riches en terres & en effets, ſe joindre aux pillards & ſoudoyer des homes qui pillaient pour eux. Nous avons vu cette fureur ſe communiquer de proche en proche, & cette opinion qu’il eſt permis de prendre du bled. où il y en a, & de le payer ce qu’on veut, prête à devenir l’opinion générale.

Cela prouve ſans doute, qu’il eſt facile de ſéduire & d’égarer le peuple. Mais croyez-vous qu’il ſoit impoſſible de lui faire ſentir que des ſcélérats ont abuſé de ſa facilité pour le rendre criminel : que c’eſt un mauvais moyen, pour procurer du pain au peuple, que de jetter les farines à la riviere : que le cultivateur qui a fait venir le bled à force de travaux & de ſueurs, le marchand qui l’a payé de ſon argent, doit avoir la libre diſpoſition de ſon bled, come l’home du peuple a la libre diſpoſition de ſes habits, de ſes meubles : que toute taxe, d’une denrée qui n’eſt pas l’objet d’un privilege excluſif, eſt un véritable vol : que le Gouvernement enfin n’a point le droit de gêner, entre les concitoyens d’un même état, la liberté d’acheter & de vendre une denrée néceſſaire. Lorſque ces réflexions très-ſimples ſur l’injuſtice des loix prohibitives, & la fermeté du Gouvernement à maintenir cette liberté, come juſte & come utile, auront diſpoſé diſpoſé les gens du peuple à regarder cet état de liberté come l’état le plus naturel, pourquoi ne lui ferait-on pas entendre qu’il eſt de leur avantage que le cultivateur ſoit maitre abſolu du grain qu’il recueille, afin qu’il ſoit plus intéreſſé à augmenter la réproduction ; qu’il eſt de leur intérêt que le commerce ſoit libre, afin qu’on leur apporte du bled quand ils en manqueront ; qu’il eſt de leur intérêt que les magazins de bled ſoient ſacrés, afin qu’on leur prépare une reſſource dans les années ſtériles.

Ces ſimples réflexions ne ſuffiſent pas, ſans doute, pour réſoudre toutes les difficultés qu’on éléve contre la liberté du commerce des grains, mais elles ſuffiſent pour raſſurer le peuple, pour lui faire ſentir que les partiſans de cette liberté ne ſont pas des monſtres qui empruntent ſa voix pour le dévorer.

Vous dites que le peuple haïra toujours les marchands de bled, qu’il appelle monopoleurs, & qu’ainſi cet état flétri par l’opinion, ne fera jamais un état honnête. Mais, Monſieur, le peuple hait les financiers, qu’il appelle maltôtiers, & les marchands d’argent, qu’il appelle uſuriers : direz-vous que ces états ſont mal-honnêtes. Tous ces préjugés ont une ſource commune, ces différens États[2] n’ont été remplis long-tems que par des homes déshonorés : tous trois protégés, employés en ſecret par le Gouvernement étaient flétris par des loix : long-tems leurs opérations n’ont été qu’un tiſſu de manœuvres coupables. Mais ces préjugés fondés autrefois ſur la raiſon, & maintenant déſavoués par elle, ſe diſſiperont, & le peuple deviendra moins injuſte en devenant moins malheureux.

Parmi les cauſes qui entretiennent la haine du peuple contre les marchands de bled, il en eſt une à laquelle on n’a pas daigné faire attention, parce qu’elle eſt abſurde, mais qui n’en eſt pas moins puiſſante. Chaque année des chanteurs parcourent les campagnes avec des Complaintes : tantôt c’eſt un pauvre qui a propoſé à un fermier de lui vendre du bled à bon marché, quoiqu’il ſoit cher : le charitable fermier va remplir le ſac, & en revenant il trouve ſon pauvre tranſmué en un grand crucifix qui fait force miracles. Une autre fois c’eſt un fermier qui a dit en reniant Dieu, qu’il aimait mieux être mangé des rats que de vendre ſon bled à une pauvre femme, & voilà ſoudainement que les rats viennent le manger juſqu’aux os, come Popiel Duc de Lithuanie, & je ne ſais quel Archevêque de Mayence, à ce que diſent les hiſtoriens les plus reſpectables. Enfin un coquin de fermier à oſé dire qu’il deviendrait tambour ſi le bled ne montait pas à 60 francs le ſac, & ſur le champ voilà ſon ventre changé en tambour & ſes bras en baguettes : les voiſins accourent charitablement pour le tuer, mais come de raiſon, les balles s’applatiſſent ſur ſon ventre…

Quant aux marchands de bled emportés par le diable, aux ſorciers qui eſcamotent le bled pour produire la famine, il n’y a rien de plus commun ; & pourquoi voudriez-vous que le peuple ne crût pas tout cela, & cent autres ſotiſes qu’on lui inſinue par la même voie, que la jeuneſſe apprend par cœur, & qui ſont la ſeule éducation qu’elle reçoive après être ſortie des écoles. Ne liſent-ils pas au bas, vu & approuvé : & ces mors ſuivis des ſignatures les plus reſpectables, comment le peuple devinerait-il que ſigner qu’on approuve, ſignifie le plus ſouvent qu’on n’approuve pas.

J’ai oui dire qu’à Paris on prenait les plus grands ſoins pour empêcher les illuſtres habitans de cette ville de ſe gâter l’eſprit par la lecture des livres de certaines gens qu’on appelle philoſophes, c’eſt-à-dire, amis de la ſageſſe ; je crois qu’on rendroit un grand ſervice au peuple des campagnes, ſi on mettoit ces marchands de menſonges, (quoiqu’ils ne ſoient pas amis de la fageffe,) au pilori avec cet écriteau : Colporteurs d’hiſtoires inventées, pour rendre les homes imbéciles & méchans. Je ſuis perſuadé que cette correction ſeroit très-inſtructive & très-exemplaire.

Je reviens aux préjugés du peuple ſur le bled. Il y a dans ce canton des gens bien intentionnés qui ont l’honêteté de répandre que ſi le bled eſt cher, c’eſt parce que le Gouvernement en a fait paſſer aux étrangers : le peuple croie cette abſurde calomnie, & il a raiſon. Il voyait il n’y a pas long-tems, l’exportation défendue par une loi publique, & permiſe à des perſonnes privilégiées par des ordres ſecrets, pourquoi ne croirait-il pas que l’on fuit aujourd’hui le même régime. Il n’y a encore que le peuple du Limoſin qui ſache pourquoi ce qui ſe faiſait én 1771, ne ſe fait pas en 1775 : mais dans quelques années le peuple de toute la France le ſaura.

Vous exagerez la ſtupidité du peuple : nous ſommes ignorans parce qu’on n’a point daigné nous donner les moyens de nous inſtruire ; parce qu’il eſt tout ſimple qu’une juriſprudence, une légiſlation des finances qu’aucun juriſconſulte, aucun financier ne peuvent ſe vanter d’avoir entendues en entier, n’offrent qu’un brouillard à des homes qui n’ont ni le tems ni l’habitude de la réflexion : mais nous ſavons ſaiſir les idées ſimples qu’on nous préſente clairement, & raiſonner avec juſteſſe ſur ces idées : nous ſavons ſouffrir avec patience les outrages que nous ne pouvons repouſſer ; mais nous ne ſommes pas abrutis au point de ne les plus ſentir.

Nous déteſtons les loix en vertu deſquelles un pauvre pere de famille, qui n’a point cent écus d’argent comptant, eſt envoyé aux galeres & marqué d’un fer chaud, pour avoir achêté à bon marché du ſel qui n’eſt ſouillé d’aucune ordure ; nous ſommes indignés qu’on oſe faire ſi peu de cas de notre liberté & de notre honneur. Nous ſavons que ceux qui nous traitent ainſi n’ont d’autre avantage au-deſſus de nous, que de s’être enrichis de nos dépouilles, & cela redouble notre indignation.

Vous dites que nous ſommes tentés de regarder les riches come des êtres d’une nature différente, que leur grandeur eſt une magie qui nous en impoſe : Ah, Monſieur, que nous ſommes éloignés de ces idées : nous voyons paſſer quelquefois de ces riches faſtueux, & ce n’eſt point du reſpect qu’ils nous inſpirent : nous ſavons combien les mêtiers qui les ont enrichis ſont moins nobles que les métiers utiles qui nous donnent à peine de quoi vivre. Nous ſentons que ſi leur argent leur donne la facilité d’acheter des jouiſſances dont nous ſommes privés, il ne leur donne aucun droit d’obtenir ſur nous des diſtinctions ou des préférences ; & l’home en place, le grand Seigneur qui leur accorde ces diſtinctions s’arrête-t-il à nos yeux, nous le regardons come un vil eſclave de l’or.

Nous payons avec joie la dixme deſtinée à l’entretien des Paſteurs, chargés de nous inſtruire & de nous conſoler : mais nous ſavons trouver très-injuſte que nos Paſteurs, ſoient réduits à partager notre pauvreté, tandis que nos dixmes ſont conſommées par des Abbés & des Moines qui, heureuſement pour nos mœurs, ont renoncés au ſoin de nous rien apprendre.

Lorſqu’un malheureux qui manquait de pain n’a pu aller travailler quinze jours, ſans ſalaire, à pluſieurs lieues de ſa maiſon : lorſqu’il a mieux aimé déſobéir à un piqueur, que de laiſſer la famille expoſée à mourir de faim, on le condamne à une amende qu’il ne peut payer ; & pour le punir d’être pauvre, on le traîne en priſon. Croyez-vous que nous n’ayons pas l’eſprit de trouver ce traitement barbare, quoique ce malheureux ait du pain dans ſon cachot.

Croyez-vous que nous ne ſentions pas que, grace aux épices, au privilége excluſif des procureurs & des avocats, & aux ſubtilités de la chicane, il n’y a point de praticien de la ville voiſine, qui ne puiſſe nous ruiner de fond en comble, ſans qu’il ſoit poſſible de nous défendre, ſans que jamais il riſque d’être puni :

Que lorſqu’un riche injuſte attaque notre propriété, tout ce que nous avons ſera conſommé en frais de juſtice avant de l’avoir obtenue : & que ſi nous préférons l’orgueil de nous défendre, au parti humiliant d’achêter la paix, nous riſquons notre ruine totale :

Qu’il n’eſt pas abſolument juſte que le bled que nous avons ſemé, ſoit mangé par les liévres ou par les ſangliers de notre Seigneur :

Que ſi nous ſouffrons des violences de la part d’un riche, des vexations de celle d’un ſubalterne, il nous ſera impoſſible d’obtenir une réparation, & qu’en oſant la ſolliciter, nous nous expoſons à une vengeance dont les loix ne nous préſerveront pas.

Voilà l’origine de cette patience apparente, que vous avez priſe pour de la ſtupidité. Mais un Roi juſte, & qui veut le bien de ſon peuple, nous a rendu l’eſpérance & la voix.

Nous oſons attendre de lui des loix de propriété, qui nous garantiſſent, le peu que nous avons, contre les ruſes de la chicane & les entrepriſes de l’home accrédité ; des loix de liberté qui défendent nos perſonnes de la violence des exacteurs, qui nous délivrent de l’eſclavage des corvées ; des loix de juſtice qui protegent notre perſonne, & notre honneur contre le crédit du riche, contre la tyrannie des pouvoirs ſubalternes : car c’eſt dans ces abus que conſiſte la force, vraiment funeſte au peuple, que donne au riche contre le pauvre la corruption de la ſociété, & non pas le droit de propriété ; c’eſt contre cette force qu’il invoque le ſecours de ſon Roi.

Voilà, Monſieur, ce que nous eſpérons, & ce que nous oſons hautement préférer à votre légiſlation des farines, à cette précaution de garder tout le ſon pour nous, que vous ſemblez regarder come une découverte lumineuſe. Pardonnez, ſi je vous parle avec quelque vivacité, mais votre pitié nous humilie, en même-tems qu’elle cherche à nous ſoulager. Vous voulez qu’on nous faſſe l’aumône, parce que nous ſommes des êtres miſérables, incapables d’entendre raiſon, incapables de ſentir le prix de la liberté & des bonnes loix. (page 170.) Nous mériterions ces reproches, ſi nous pouvions les ſouffrir ſans indignation.

Vous avertiſſez les propriétaires, que ſi le peuple perdait ſes préjugés ſur le commerce de bled, il pourrait s’éclairer en même-tems ſur d’autres objets.

Croyez-vous, Monſieur, qu’il ſerait dangereux de ſouffrir que le peuple ſortit de ſon ignorance ?

Croyez-vous que l’home devienne méchant en s’éclairant ?

Croyez-vous que les voleurs de grand chemin ſoient d’habiles raiſonneurs, & qui leur ait fallu de grandes lumieres pour trouver les raiſons ſur leſquelles ils fondent leurs réclamations contre la propriété & les loix ?[3]

Ou ſeulement avez-vous prétendu avertir charitablement les riches, que ſi le peuple s’éclaire, il ſaura mieux ſe ſoutenir contre l’oppreſſion & contre la ruſe ? Et qu’ainſi il vaut mieux pour les riches laiſſer le peuple piller les marchands de bled, que de riſquer qu’en apprenant à reſpecter la propriété des autres, il n’apprenne en même-tems à ſe défendre.

Oſerais-je vous repréſenter, Monſieur, qu’un home qui fait un gros livre ſur la légiſlation & le commerce des bleds, aurait dû s’inſtruire avec plus de ſoin des détails de nos campagnes ?

Vous voulez prouver que l’exportation n’eſt pas néceſſaire pour encourager à défricher, & vous dites que l’on cultive auſſi bien les terres qui rapportent cinq pour un, que celles qui rapportent ſix. Il n’eſt pas queſtion de ſavoir combien de fois la terre rapporte la ſemence qu’on lui a confiée mais de ſavoir ce qu’elle rapportera au-deſſus des frais de culture, de ſemence, de récolte. Dans les terres à défricher, en a qui rapportent très-peu au-delà de ces frais : il y en a qui peuvent rapporter beaucoup au-delà des avances, mais qui demandent des avances conſidérables. Or come le laboureur riſque, ſi l’année eſt mauvaiſe, de ne pas retirer ſes avances ſur ces terres nouvelles, que les frais de culture, le loyer du fonds, de la dixme, & la dépenſe néceſſaire à ſa ſubſiſtance peuvent alors abſorber au-delà du produit de ſes terres anciennes, il faut pour le déterminer à riſquer une entrepriſe, qu’il ſoit ſûr que dans une année d’abondance, ſon bled ne tombera pas à vil prix. Dans les mauvaiſes années le cultivateur ne vend preſque point de bled, & il a tout vendu avant le rehauſſement : il n’a donc d’encouragement que dans le bon prix des années fertiles.

D’ailleurs il ne s’agit pas ſeulement de défricher, il faut faire rapporter ſix à la terre qui ne rapportait que cinq, & pour cela il faut employer de nouvelles reſſources, faire des avances dont l’intérêt diminue à meſure que la culture plus parfaite rend les améliorations plus difficiles. Ce n’eſt pas tout encore, nous faiſons porter du bled à des terres qui ne portaient que du ſeigle : les terres à bled ſe ſont couvertes de lin, de chanvres, de colzas : l’aurions-nous fait ſi le ſur-plus de bled, produit par une culture perfectionnée, ou par ces terres nouvelles, n’eût dédommagé, par le bon prix des années fertiles, de ce qu’il a coûté pour le produire.

Enfin, Monſieur, croyez-vous que nous ne ſoyons conduits que par l’eſpérance du gain, come les négocians des grandes villes, come ſi nous n’ayons que ce levier dans le cœur. Nous gagnons à l’heureuſe néceſſite qui nous attache aux campagnes, d’aimer par-deſſus tout, la liberté & la paix. Nous retirons ordinairement de nos terres de quoi payer le propriétaire, le décimateur & nos ouvriers, la rentrée des autres frais de cultures, une ſubſiſtance honnête & quelques épargnes pour notre vieilleſſe, & pour marier nos filles. Penſez-vous que nous irons riſquer ces épargnes, nous livrer à des cultures nouvelles, à des procédés qui exigent une attention plus forte, nous condamner à une augmentation de peines, de ſoins & d’inquiétudes, & cela pour être expoſés à avoir des querelles avec les prépoſés de votre légiſlation, pour être rançonnés par vos agens ſecrets, Vous dites que nous payons en argent le ſalaire de nos ouvriers de labourage, que vous appellez laboureurs & cultivateurs. Ce fait n’eſt point exact, ce qui fuſſit pour faire tomber tout le raiſonnement par lequel vous prouvez dans cet endroit, que les économiſtes ſont de terribles animaux[4].

Vous dites qu’il y a des marchés dans preſque tous les villages, cela n’eſt pas vrai dans ce pays où il y a ſouvent cinq à ſix lieues d’un marché à l’autre : j’ai oui dire qu’il en étoit de même de pluſieurs autres cantons.

Vous ſuppoſez que les habitans des villages qui n’ont point de marché, font quatre ou cinq fois l’année leur proviſion de bled : & vous ignorez que le peuple des villages achête à très-petite meſure, & que c’était quarante ou cinquante qu’il fallait dire : vous ajoutez qu’il ne ſera nullement gêné de rapporter cette quantité de bled avec les autres proviſions. Ainſi, Monſieur, ſelon vous le conſommateur de village ne ſera point gêné d’avoir à rapporter environ cinq cens livres de plus que ſes proviſions, qui peut-être ne peſent point vingt livres : ſelon la vérité, c’eſt cinquante à ſoixante livres qu’il faudra qu’il rapporte de plus ſur ſon dos, & qui ſelon vous ne le gêneront nullement.

Vous croyez que ſi l’on n’eſt pas forcé de ne vendre qu’au marché, les gens des villes ſeront obligés d’aller chercher leur bled de campagne en campagne.

Vous ignorez que dans preſque toutes les villes on eſt nourri par les boulangers : que les magazins des marchands de bled, les greniers des propriétaires ſont preſque tous dans les villes & que dans le tems de cherté, ce ſont elles qui doivent nourrir les campagnes.

Vous ignorez qu’il a été permis cette année, par un Arrêt du Conſeil, de porter du bled par mer d’une province à l’autre.

J’avais juſqu’ici regardé l’art de conſerver les grains come un art bienfaiteur, & je pratiquais avec ſuccès, les moyens propoſés par M. Duhamel : mais cet art eſt propre à augmenter la puiſſance naturelle du vendeur ſur le conſommateur, & il ſerait par conſéquent très-ſage de le proſcrire. De quoi s’eſt aviſé l’académie de Limoges de donner un prix à celui qui enſeignerait les meilleurs moyens de préſerver les bleds de charançons & de détruire ces inſectes : voilà ce que c’eſt de n’avoir que de petites vues ; ſi jamais les votres font fortune, nous verront les ſociétés litteraires propoſer pour prix le meilleur moyen de multiplier les charançons, les vers, les papillons & autres inſectes qui mangent les bleds. Come je raiſonnais ſur ce ſujet avec mon Curé qui lit tous les livres nouveaux, il m’a appris que M. L… qu’il regarde come le plus conſéquent des auteurs prohibitifs, voulait que le peuple ne ſe nourrit que de poiſſon pourri, parce que les marchands ne peuvent le garder, & que cette nourriture ſouléve le cœur des gens un peu délicats.

Il faut avouer que la tendreſſe des Auteurs prohibitifs pour le peuple, leur a inſpiré de bienheureuſes découvertes.

Vous aſſurez, Monſieur, que la France eſt dans le plus haut point de proſpérité, & vous en concluez qu’il n’y faut pas faire de loix nouvelles ſur les ſubſiſtances, parce qu’on ne doit pas faire d’expériences d’anatomie fur un corps vivant. Si c’eſt en 1775, tems où a paru votre livre qu’il ne faut point faire de loi nouvelle, à la bonne heure ; nous devons ſuivre la loi du 13 ſeptembre, & ne pas eſſayer de votre nouvelle légiſlation. Si c’eſt avant le mois de ſeptembre 1974, que vous placez la grande proſpérité, alors on eut tort de faire la loi du 13 ; mais auſſi vous avez tort de propoſer en mai 1775, une nouvelle expérience d’anatomie : car s’il ne faut pas faire d’expérience d’anatomie ſur les corps vivans, il faut encore moins les répéter, donc, &c.

Vous faites ſigner votre requête par l’utile laboureur & le pauvre cultivateur : permetctez-moi de vous dire, que moi qui ſuis du mêtier, j’ai pris la liberté d’en préſenter une toute contraire. Voici la copie de la mienne.

 MONSEIGNEUR,

« Vous nous avez délivrés d’une loi tyrannique qui nous forçait à ne vendre, à n’acheter des ſubſiſtances que dans les marchés, où il nous fallait enſuite payer au Seigneur les permiſſions d’obéir aux ordres du Roi.

Tandis que par une loi générale, il nous était ordonné de n’achêter qu’aux marchés, il était défendu aux fermiers par une loi de police particuliere, d’acheter à ces mêmes marchés du grain pour eux ou pour leurs chevaux. Vous nous avez délivrés de l’oppreſſion de ces réglemens contradictoires, & arbitrairement exécutés.

Il nous était défendu dans les tems de chêné, d acheter du pain aux marchés des villes où nous étions contraints de porter nos bleds, où ce bled, que nos travaux avaient fait naître, était dépoſé dans les greniers des Chapitres & des Moines : & c’eſt encore une vexation dont vous nous avez délivrés.

La défenſe de faire ſortir d’une ville le bled qui y était une fois entré, était une autre chaîne que vous avez briſée.

Daignez achever votre ouvrage.

On n’oſe plus nous vexer par des réglemens, mais faites que les blatiers qui vont aux marchés des villes chercher le bled dont les campagnes ont beſoin, ne ſoient plus expoſés à des menaces, à des abus de pouvoir, à des ruſes de chicane. Ne ſouffrez pas que les partiſans du régime prohibitif, donnent des atteintes ſourdes à la loi paternelle de la liberté.

Délivrez cette liberté des entraves qui lui reſtent. Qu’une denrée néceſſaire à la vie come l’air qu’on reſpire, ait une circulation auſſi libre. Affranchiſſez les bleds des droits de péage.

Détruiſez ces droits de minage, de ſtellage, de hallage, de mélurage, reſtes honteux de notre antique ſervitude. Ils s’oppoſent à la diſtribution naturelle des ſubſiſtances : ils ſoumettent le commerce à l’inſpection, aux procédures d’une nuée de commis, citoyens inutiles qu’il faut encore que le commerce foudoye.

Détruiſez les bannalités : tant qu’elles ſubſiſteront, le commerce des farines ne ſera point vraiment libre. L’adreſſe avec laquelle les meûniers peuvent, à leur gré, diminuer ou augmenter la quantité ou le poids de farine que rend une même meſure, eſt une ſource de voleries ſi variées, ſi difficiles à conſtater, que la liberté en eſt l’unique remede. Come le meûnier eſt marchand de bled, il a ſoin de donner moins de farine à ceux qui achêtent ailleurs que chez lui. Il eſt dur que le pauvre, qui un travail opiniâtre procure à peine de quoi acheter ſa ſubſiſtance, ne ſoit pas libre d’acheter celle qu’il croit ou la meilleure ou la moins couteuſe : qu’il ne puiſſe la faire moudre par celui dont il eſpere obtenir le plus de farine : & les ſoupçons fuſſent-ils mal fondés, il eſt cruel qu’il ſoit forcé de porter un bled achêté par tant de ſueurs, à un home qu’il croit devoir lui en voler une partie.

Nous ne nous arrêterons ni aux fours banaux, genre de ſervitude plus barbare encore & plus nuiſible, ni aux communautés de boulangers, & aux taxations pour le prix du pain qui en ſont la ſuite. Ces fléaux ſont réſervés aux villes, ils ſont l’ouvrage de la pédanterie qui y a ſuccédé à la barbarie de nos ancêtres.

Toutes les inſtitutions qui gênent la liberté, doivent toutes être également proſcrites : & leur proſcription, en montrant que la loi de la liberté entiere eſt regardée par le Gouvernement come une loi perpétuelle & inviolable, mettra le ſceau aux biens que la liberté doit procurer ; l’opinion que cette loi ſera durable, peut ſeule établir entre le prix des ſubſiſtances & celui des journées, la proportion qu’ils doivent avoir.

Tels ſont, Monſeigneur, les vœux & les eſpérances de ceux à qui vous avez rendu la douceur de pouvoir eſpérer. »

J’étais au déſeſpoir de ne pas entendre votre livre tout entier : je priai mon Curé, qui eſt un très-bon home, & qui a une jolie bibliothèque, de me le traduire en langage ordinaire. Au bout de deux jours, il eſt revenu avec un livre à la main : tenez, me dit-il, voilà une traduction du livre de M. N. très-fidele, très-claire, & faire d’avance. J’ai ouvert ce volume, il a pour titre : Dialogue ſur le commerce des bleds, entre M. de Roquemaure & le Chevalier Zanobi. 1770. J’ai rapporté votre ouvrage à M. le Capitaine qui demeure à la ville : il érait avec le Vicaire de ſa paroiſſe & un Echevin. Meſſieurs, leur dis-je, je voudrais ſavoir pourquoi vous, & les gens qui font de même état que vous, vous êtes en général ſi déchaînés contre la liberté des bleds ?

Mon ami, dit le Capitaine, je n’entends rien à toutes ces queſtions : mais j’ai peur que de la liberté du commerce des bleds, on ne paſſe à la liberté du commerce du ſel & du tabac, & ſi cela arrivait, mes troupes & moi, nous deviendrions inutiles. Nos Seigneurs les Fermiers n’auraient plus de quoi nous payer de retraites. Autrefois il y avait année commune, cinquante arrêts du Conſeil pour étendre les droits de la Ferme au-delà des conventions du bail, depuis que cet home à ſyſtêmes eſt en place, il n’en a pas fait rendre un ſeul. Auſſi…

Ma foi dit l’Echevin, s’il s’aviſait d’étendre la liberté des bleds ſur tous les objets qui ſe vendent aux marchés, nous n’aurions plus ni réglemens à faire, ni amendes à prononcer : autant vaudrait-il être de ſimples particuliers, & puis il ſerait dur pour nos bourgeois, que les étrangers, que des payſans vinſſent librement acheter des denrées fur nos marchés, & les faire renchérir.

Il ſerait à craindre, dit alors le Vicaire, que la liberté de vendre du bled, n’amenât celle de vendre du papier noir & blanc : & vous ſentez qu’alors l’état ſerait perdu ſans reſſource.

Du pain & une religion, voilà ce qu’il faut au peuple, dit notre auteur. C’eſt dommage qu’il ne puiſſe entrer ni dans le paradis ni au conſeil. Du pain & une religion, voilà préciſément ce que les Jéſuites avaient fait au Paraguay : ils diſtribuaient à chaque habitant un peu de maïs & beaucoup de reliques, & ils donnaient le fouet à quiconque aurait oſé faire un pas, dire un mot ſans la permiſſion du pere ſupérieur. Voilà ce que nous aurions fait en Europe, ſi on vous eût laiſſé faire. Fort peu de pain & beaucoup de religion, voilà ce qui vous reſterait tout au plus ſans Henri iv, Guſtave, Aldophe & les Naſſau, auſſi comment ſont-ils morts ?[5]

C’eſt l’abus des mots de liberté de propriété, come l’a encore très-bien obſervé notre auteur, & il tenait votre livre entre ſes mains avec complaiſance : c’eſt l’abus de ces mots qui a cauſé les maux les plus affreux. Céſar, le meilleur des humains, n’aurait pas été réduit à faire égorger un million d’homes pour perſuader aux Romains de lui obéir, s’ils n’avaient pas eu la bêtiſe de croire qu’ils étaient plus libres ſous leurs Conſuls. Si les bourgeois de Genéve n’avaient pas raiſonné ſi ſubtilement ſur la liberté politique, ils ſe ſeraient ſoumis au petit Conſeil, ou ils n’auraient pas traité les natifs come leurs ſujets, & il n’y eut pas eu deux homes de tués dans leur derniere guerre civile. Si les Manichéens, les Albigeois, les Huſſites, les Vandois, les Proteſtans, n’avaient pas eu l’opiniâtreté de vouloir conſerver la liberté de penſer, nous n’aurions pas été obligé de faire égorger plus de deux millions de ces hérétiques, pour la plus grande gloire de Dieu, ſans compter environ un pareil nombre de Catholiques qui ont peri dans ces ſaintes expéditions. Si les Mahométans n’avaient point eu la fantaiſie de prétendre que des infidéles pouvaient être légitimes propriétaires d’un pays où notre Dieu avait été autrefois enterré pendant trois jours, il n’y aurait point péri trois millions de Musſulmans & de Chrétiens dans nos pieuſes Croiſades. Si les Américains avaient eu l’eſprit de comprendre que la terre où ils étaient nés, n’était point à eux, mais aux Eſpagnols, à qui le Pape en avait tranſporté la propriété, il n’aurait point fallu en égorger cinq ou ſix millions pour faire entendre raiſon au reſte. Si on ne s’était pas avilé, dans le ſeiziéme ſiécle, d’imaginer que le bien de l’Egliſe appartenait à l’Etat qui pouvait le reprendre, pour en faire un uſage plus utile, il n’y aurait pas eu de guerres de religion. Car de quelque prétexte qu’ils ſe couvrent, ſoyez ſûr que quand les homes font la guerre, c’eſt toujours pour de l’argent qu’ils ſe battent : & fi le Roi Henri iv, ne s’était pas mis dans la tête qu’il pouvait redemander l’héritage de ſes Peres au Roi d’Eſpagne qui le poſſédait, en vertu d’une Bulle, un ex-Feuillant ne l’aurait pas tué come ennemi du ſaint Siège. Il ne tiendrait qu’à moi de vous prouver par cent exemples de cette force, que l’amour malentendu de la liberté & de la propriété, eſt cauſe de preſque tous nos maux, d’abord…

J’ai toujours eu horreur des maſſacres ; étant jeune, j’avais le choix d’une Ferme, ou d’une Compagnie de troupes légeres : j’ai préféré la ferme : j’ai voulu pouvoir dire toujours avec ce vieillard d’une de nos Tragédies :

Dans d’utiles travaux, coulant ma vie obſcure, je n’ai point par le meurtre offenſé la nature.

J’ai donc laiſſé le Vicaire continuer la déclamation contre l’abus de la propriété & liberté & je ſuis retourné chez moi bien convaincu que ſans la liberté on ne reſpire jamais qu’à demi.

Oſerais-je vous demander, Monſieur, ce que vous penſez de l’exportation des haricots qu’on défend toujours avec celle du bled : de l’exportation des chataignes qu’on a interdite dans quelques provinces, & de celle des œufs frais & du petit ſalé, contre laquelle on a derniérement voulu faire une belle loi. Ne pouvait-on pas permettre ſeulement l’exportation des chataignes bouillies & des omeletres, afin de rendre, come celui de la farine, ce commerce plus difficile, & de garder le bénéfice de la main-d’œuvre.

J’ai l’honneur d’être, avec le plus profond reſpect, &c.

M. N. a été un peu ſurpris de recevoir cette lettre d’un laboureur de Picardie : il s’eſt adreſſé à un de ſes correſpondans, dont il a reçu la réponſe ſuivante.

Je connais beaucoup le laboureur dont vous me parlez, c’eſt un home bizarre : il a pu être riche, il eſt pauvre : il a une femme & ſix enfans : il ne lui eſt arrivé que des évennemens facheux, & je n’ai jamais vu perſonne avoir l’air plus content de ſon ſort. Ses parens avaient fait une grande fortune : quand ils furent raſſafiés d’argent, ils devinrent avides de diſtinctions : ils voulaient que leur fils ainé fût un grand Seigneur, & obliger en conſéquence leur cadet à étudier pour être Prêtre. À peine fût-il Sous-Diacre, qu’il devint malheureuſement amoureux de la couſine germaine : elle était jolie, pleine de ſenſibilité, d’eſprit & de raiſon : mais come ſa branche était demeurée pauvre, jamais les parens ne voulurent conſentir à un mariage ſi inégal, & en mourant, ils réduiſirent à la légitime le Sous-Diacre qui n’avait pas voulu devenir Prêtre.

Sa fortune était encore honnête, mais il en dépenſa la plus grande partie pour obtenir de Rome la double permiſſion dont il avait beſoin pour aimer ſa couſine ſans péché. Il ſe réduiſit ſans peine à mener avec ſa femme, la vie de fermier mais s’étant aviſé de vouloir faire quelques expériences fur l’eau de la mer & ſur la Nicotiane, les fermiers généraux, qui dans ce tems la n’aimaient pas la phyſique, lui firent un procès, & il aurait été condamné aux galeres, s’il ne lui fût reſté de l’argent & quelques protections.

L’année d’après, il reçut un ſoir la lettre ſuivante :

« Monſieur, je me mocque des loix de propriété parce que je ne poſſede rien, & des loix de juſtice parce que je n’ai rien à défendre ; vous avez droit de recueillir le bled que vous avez ſemé, moi j’ai droit de vivre : vos titres ſont chez un Notaire, mais mon eſtomac eſt ma patente : & ſi vous ne dépoſez pas cent écus demain au premier chêne à gauche en entrant dans le bois par le grand chemin votre ferme ſera brûlée après demain. »

Come notre fermier quelque choſe d’extraordinaire dans l’eſprit, il ne crut pas qu’on pût raiſonner ainſi ſérieuſement ; il ne prit cet argument que pour une mauvaiſe plaiſanterie, & ne ſongea point à prendre de précaution : il fût incendié, pas une gerbe n’échappa : la Juſtice rechercha les coupables. Le pauvre fermier était chargé par ſon bail des frais de juſtice, & il lui en coûta mille écus pour un arrêt, qui condamna à mort deux incendiaires : malheureuſement on découvrir ſix ſemaines après l’exécution qu’ils étaient innocens, & que les Juges s’étaient trompés parce qu’ils avaient ſuivi trop ſcrupuleuſement l’Ordonnance de 1670 qui, come on fait, eſt exactement calquée ſur la procédure ſecrete de l’Inquiſition : cet accident affligea notre laboureur, plus que toutes ſes pertes.

Il commençait à ſe rétablir, lorſqu’une grêle détruiſit ſes moiſſons ; il lui reſtait quelques épargnes : il avait recueilli beaucoup de feves & de légumes de cette eſpèce, & il eſpérait donc ſe retirer de ſon malheur. Mais nous étions alors dans le tems le plus floriſſant du regne prohibitif. Il s’aviſa de vouloir exporter ſes feves pour en tirer plus d’argent : elles furent confiſquées & pour ſe les faire rendre, il lui en coûta plus que leur valeur. Come il n’avait pas recueilli de bled, il en acheta d’un de ſes ſes voiſins : un Juge le fût ; il était alors défendu d’acheter ailleurs qu’au marché, & notre laboureur fût trop heureux d’en être quitte pour perdre ſon bled. Il alla donc au marché acheter d’autre bled & de l’avoine : il ſe préparait à l’emporter, mais on lui ſaiſit le tout & on le condamna à l’amende, parce qu’il était, diſait-on, défendu aux fermiers d’achèter au marché. Il ne lui reſtait qu’un petit écu. Que j’achete du moins quelques pains pour mes enfans, s’écriait-il en pleurant, & il va chez un boulanger : mais on l’arrête à la porte de la ville : il eſt défendu d’exporter du pain, lui dit-on encore : & come il n’a plus de quoi payer d’amende, on le mene en priſon.

Sorti de priſon, il court retrouver ſa femme & ſes enfans : il les trouve en larmes. Le fermier voiſin qui était riche avait racheté ſa corvée, & en conſéquence celle du pauvre laboureur ſe trouvait plus forte a-peu-près de moitié qu’elle n’aurait dû l’être. Il fallait aller travailler à quatre lieues : il court trouver l’ingénieur. Monſieur, lui répond l’home aux jalons : j’ai toujours obſervé que plus on travaille loin de chez ſoi, mieux on travaille : come cela eſt beaucoup plus coûteux, & ſur-tout plus pénible, on eſt preſſé de finir. J’ai donc pour principe général de faire travailler les gens le plus loin de leur village qu’il m’eſt poſſible. Le laboureur ſe plaignit de cette maxime générale : on lui répondit qu’il était un mutin : ſes chevaux moururent, ſa corvée ne fût point faite, & il fût condamné à l’amende & à la priſon pour lui apprendre à être plus docile. Il avait eſpéré quelques ſoulagemens de la part de ſes maitres : mais ſes maitres étaient des Moines, & au lieu de le ſecourir, le Procureur le chaſſa de la ferme parce qu’il n’avait pas voulu ſouffrir que ſa fille… Maintenant il a vendu le reſte de ſon bien pour monter une autre petite ferme. Vous voyez, Monſieur, que c’eſt un home prévenu, qui ne ſera jamais en état d’entendre que le Gouvernement n’a rien de vraiment utile à faire pour le peuple, que d’adopter votre légiſlation come vous l’ayez ſi adroitement inſimué en pluſieurs endroits de votre ouvrage.

Au reſte, Monſieur, ſi ceci dure encore quelque tems, c’en eſt fait de la proſperité de l’Etat : nous trouverons à peine à vendre notre argent à trois & demi pour cent, au lieu de huit, neuf qu’il rapportait les années précédentes.

  • Note de l’Éditeur, pour la page 41-42

Les perſonnes d’une piété vraiment éclairée, qui déteſtene les maux que le fanatiſme a produit, & l’abus qu’il a oſé faire des choſes les plus ſacrées, nous pardonnerons de n’avoir pas retranché ce diſcours du Vicaire. Elles ſavent trop bien que le ſeul moyen de prévenir le retour des mêmes malheurs, eſt de les retracer ſans ceſſe, & que les véritables blaſphêmateurs ſont ceux qui oſent dire qu’on manque de reſpect à la Religion, lorſqu’on s’éleve contre les crimes de la ſuperſtition & de l’intolerance.

ERRATA.

Page 7, l. 21, les, liſez, ces.

Pag. 12, l. 8, toutes eſpèces, liſez, tout experts.

Pag. 16, l. 23, cette, liſez, la.

Pag. 23, l. 15, s’arrête-il, liſez, ſe dégrade.

Pag. 27, l. 10, qui, liſez, qu’il.

Pag. 30, l. 1, ces, liſez, les.

Pag. 30, l. 8, n’ayons, liſez, n’avions.

Pag. 33, l. 24, pour prix, liſez, des prix pour.

Pag. 35, l. 18, les permiſſions, liſez, la permiſſion.

Pag. 38, l. 10, les, liſez, ces.

Pag. 48, l. 17, il eſpéroit donc ſe, liſez, il eſpéroit ſe.

  1. Pages 32 & 152
  2. Notre agriculteur qui ne connait pas les fineſſes de la langue, avait mis mêtier : en français, on dit le mêtier de laboureur, le métier de poëte, de philoſophe, le mêtier de la guerre : mais il ſerait de la plus grande impoliteſſe de parler du mêtier de fermier d’impôts, de banquier, d’agent de change, ce ſerait manquer au reſpect, que dans toute nation bien policée, on doit à l’or & au talent d’en amaſſer.
  3. Note de l’Éditeur. Voici ce qui a pu induire en erreur ſur cet article. Ces maximes quoique très-connues dans les bois, ſont devenues très rares dans les livres, depuis qu’on brûlé ceux des Docteurs Jéſuites, ainſi toutes les fois qu’on les y trouve, elles ont un air de nouveauté & de paradoxe qui ſéduit les lecteurs, & la vanité de paſſer pour des homes idées neuves, ſéduit les auteurs.
  4. Note de l’Éditeur. Notre Agriculteur ſe trompe. L’auteur dit que les Economiſtes ſont des animaux terribles & non pas de terribles animaux, ce qui eſt très différent : cette déclamation ſe trouve page 180. Il y en a une autre auſſi violente & auſſi injuſte, page 71, de même qu’aux pages 82, 189, ce qui n’empêche pas qu’on ne liſe à la fin du livre qu’il ne contient pas de déclamation, & que tout le monde ne loue la modération de l’auteur. Cela nous rappelle une anecdote déja citée : Un Ecrivain peu connu s’aviſa de faire un livre contre un Philoſophe illuſtre, perſonne ne lût ce livre : le Philoſophe daigna cependant y répondre, & traita ſon cenſeur un peu durement : tout le monde en rit : mais tout en riant on diſait que l’home illuſtre était un méchant d’avoir traité ainſi ce pauvre… qui l’avait critiqué avec la plus grande modération. Un home de lettres, curieux de juger lui-même de cette modération, eſſaya enfin de parcourir l’ouvrage, & dès les premieres pages, il trouva que le Philoſophe attaqué était une bête féroce, qu’il fallait chaſſer de toute ſociété policée. Alors il ferme le livre, & demeure convaincu que pour perdre la réputation de modération, il ne ſuffit pas de dire des injures, mais il faut encore que les injures faſſent effet : & il conclud que tout écrivain obſcur qui attaquera un grand home, aura toujours auprès de ceux qui ne liront point, la réputation d’être modéré.
  5. V.la Note, à la fin.