Lettre CCCXXXVIII (Saint Bernard)

Traduction par Armand Ravelet, Nicolas Laffineur (abbé).
Texte établi par Monseigneur l’Évêque de Versailles, Louis Guérin (Lettres de Saint Bernard. — Traités divers.p. 19).

LETTRE CCCXXXVIII

(Écrite l’an 1140.)

À HAIMERIC, CARDINAL ET CHANCELIER.

Que Pierre Abeilard, convaincu d’hérésie, ne doit pas trouver d’asile à la Cour de Rome, ni auprès des cardinaux.

À son illustre et très-intime ami, à Haimeric, cardinal-diacre et chancelier de la sainte Eglise romaine, Bernard, abbé de Clairvaux : qu’il fasse le bien devant Dieu et devant les hommes.

1. Nous avons trouvé les ouvrages et les opinions de maître Pierre Abeilard telles que nous les avions entendu qualifier : nous en avons remarqué les expressions, nous en avons sondé les mystères, et nous y avons découvert des mystères d’iniquité. Notre théologien attaque la loi par les paroles de la loi. Il jette les choses saintes aux chiens et les perles aux pourceaux ; il corrompt la foi des simples ; il souille la pureté de l’Église. « Un vase conserve longtemps l’odeur dont il a été primitivement imprégné[1]. » Son livre, qui avait été condamné au feu, est maintenant laissé en repos. Cet ennemi de l’Église est dans l’Église, ce corrupteur de la foi se repose dans le sein de la foi. Il s’est répandu comme l’eau. Celui qui a monté sur la couche de son père et qui l’a souillée ne doit pas grandir. Cet homme a déshonoré l’Église ; il a communiqué la rouille de ses vices aux esprits des simples. Il s’efforce de sonder par sa raison ce que tout esprit pieux peut saisir par la vivacité de sa foi. La foi des fidèles croit et ne discute pas. Mais cet homme, tenant Dieu pour suspect, ne veut pas croire sans avoir d’abord discuté avec sa raison. Tandis que le Prophète dit : Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas[2], celui-ci traite de légèreté la foi volontaire, il abuse de cette parole de Salomon : Qui croit vite a le cœur léger[3]. Qu’il reprenne donc la bienheureuse Vierge Marie de ce qu’elle a cru sur-le-champ la nouvelle que lui apportait l’Ange : Voici que vous allez concevoir et que vous enfanterez un fils[4]. Qu’il blâme celui qui au dernier moment de sa vie crut à la parole de Jésus mourant : Tu seras aujourd’hui avec moi en paradis[5]. Et au contraire, qu’il loue la dureté de cœur de ceux auxquels il a été dit : Insensés dont le cœur est lent à croire en tout ce qu’ont dit les prophètes[6]. Et qu’il vante la lenteur de celui auquel il a été dit : Parce que tu n’as pas cru à mes paroles, tu seras muet et tu ne pourras plus parler[7].

2. Enfin, comme la brièveté d’une lettre demande que j’exprime cette longue affaire en peu de mots, cet illustre docteur place, comme Arius, une hiérarchie et des degrés dans la Trinité ; avec Pélage, il met le libre-arbitre au-dessus de la grâce ; avec Nestorius, il divise le Christ et exclut son humanité de la compagnie des trois Personnes divines. En tout cela, il se glorifie d’avoir ouvert aux cardinaux et aux clercs de la Cour les sources de la science ; d’avoir fait pénétrer ses livres dans les mains, ses opinions dans le cœur des Romains, et il choisit pour défendre son erreur ceux qui doivent le juger et le condamner. Hyacinthe[8] nous a fait beaucoup de menaces ; il ne les a cependant pas exécutées ; non qu’il ne l’ait voulu, mais il ne l’a pas pu. Cependant nous le supportons avec patience, puisque, se trouvant à la Cour, il n’a épargné ni la Cour ni la personne du Seigneur Pape. Mais Nicolas, notre ami, ou plutôt le vôtre, vous expliquera mieux de vive voix ce qu’il a vu et entendu.

  1. Herat. epist., liv. I, ep. 2, vers 69.
  2. Isai. VII, 9, Version des Septantes.
  3. Eccl. XIX, 4.
  4. 2 Luc I, 31.
  5. Luc XXIII, 43.
  6. Luc XXIV, 25.
  7. Luc I, 20.
  8. Voyez la lettre 189.