Lettre 864, 1680 (Sévigné)

1680

864. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Malicorne[1], mercredi 23e octobre.

Nous voilà donc en chemin avec un désir et un besoin extrême d’arriver à Paris ; nous n’avons point de temps à perdre pour soulager ce pauvre garçon : ses douleurs à la tête, et l’émotion continuelle qui vient de ses 1680 douleurs, avec une barbe à la Lauzun[2], le rendent entièrement méconnoissable. Nous ne sommes occupées que du soin de le faire arriver heureusement ; tout cède à cette application, et toutes nos journées en sont dérangées ; comme il ne s’endort qu’à la pointe du jour, on ne part qu’à huit ou neuf heures, et l’on arrive où l’on peut. Il nous fut impossible hier d’arriver à Sablé : nous demeurâmes dans un poullier à deux pas de celui où je suai si bien il y a cinq ans[3]. Ne soyez nullement en peine : il ne faut à mon fils qu’un bon traitement, et ce sera ce Jourdain dont je vous parlois l’autre jour[4] ; mais en attendant, son état fait pitié. Vous dites que vous ne parlez de la Providence que quand vous avez mal à la poitrine ; et moi, je fais mal à la mienne quand je suis sur ce chapitre ; je ne trouve rien sur quoi il y ait tant de choses à dire, à observer et à examiner ; et pourquoi n’en pas parler comme de la physique ? Pourquoi ne dites-vous plus, comme l’année passée, que nos craintes, nos raisonnements, nos décisions, nos conclusions, nos volontés, nos désirs, ne sont que les exécuteurs de la volonté de Dieu ? Cela n’est-il point inépuisable et curieux à démêler ? Il seroit difficile de vous dire tout ce qui s’est passé depuis deux mois aux Rochers : les confiances à un homme qu’on croyoit habile, les aveuglements, les léthargies pour ne point agir, la paresse, l’amour d’être chez soi, l’inutilité de mes paroles, quand les esprits n’étoient pas disposés ; comme on étoit loin d’écouter les conseils de nos amis qui nous chassoient, et ce qui m’empêchoit aussi d’aller à bride abattue contre l’envie de 1680 demeurer, tout cela a été mêlé et remêlé de tant de divers sentiments, qu’il n’y a personne dont la poitrine ne fût échauffée à vouloir seulement les conter : tout cela me paroissoit comme une machine que la Providence conduisoit avec mille ressorts et mille cordes dont je voyois le démêlement. Enfin, tout d’un coup, tout a changé du blanc au noir : on a eu horreur de ce qu’on estimoit, on a désiré Paris comme on le détestoit, on a vu l’état où l’on étoit ; on m’a écoutée, et l’on a vu ma sincérité ; nous avons tout déménagé en deux jours, et nous voici dévorés du désir d’arriver et de nous baigner dans le Jourdain, car c’est proprement cela. Nous aurons bien à discourir sur ce sujet, ma fille ; car encore que cette précipitation ne soit pas pour vous, j’en profiterai pour vous bien recevoir. Je vous assure qu’il n’y a aucune expérience de physique qui soit plus amusante que l’examen, et la suite, et la diversité de tous nos sentiments ; ainsi, vous voyez bien que Dieu le veut peut être paraphrasé en mille manières. Vous êtes admirable de vouloir que je dise à Monsieur l’Archevêque le déplaisir que vous avez de son départ ; vous me faites trop d’honneur, et à mes pauvres lettres ; je suis ravie cependant que vous me trouviez bonne quelquefois à certaines sauces. J’avois oublié Madame de la Ville-Dieu[5] : la bonne personne est-elle morte après son agonie ? J’ai su le départ de M. de Vendôme et de votre intendant ; j’ai dit tout comme vous.

Adieu, ma chère enfant : il faut se coucher ; nous ne nous sommes point promenés ; nous partons demain, nous n’avons pas le temps de nous reposer. Mon abbé et ce pauvre garçon vous font mille amitiés. C’est au travers de toutes les épines que vous voyez, que j’espère parvenir sûrement à la joie de vous recevoir et de vous embrasser de toute la tendresse de mon cœur.


  1. Lettre 864. — 1. Voyez tome II, p. 224, note 3.
  2. 2. M. de Lauzun laissoit croître sa barbe dans sa prison de Pignerol. (Note de Perrin.)
  3. 3. Le tugurio de la lettre du 17 septembre 1675 ? Voyez tome IV, p. 136.
  4. 4. Voyez la lettre du 9 octobre précédent, p. 102.
  5. 5. Il y avait de ce nom une femme auteur assez connue, et qui ne mourut qu’en 1683 ; mais le comte de Grignan eut une sœur qui fut religieuse et peut-être supérieure de la Ville-Dieu ; c’est bien certainement d’elle ou de la supérieure de ce couvent qu’il est ici question : voyez le milieu du premier alinéa de la lettre suivante, p. 116.