Lettre 860, 1680 (Sévigné)

1680

860. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 9e octobre 1680.

Que je vous plains de vous livrer aussi cruellement que vous faites à vos inquiétudes ! vous n’avez pas, en vérité, assez de force pour les soutenir. Vous vous échauffez le sang, vous vous creusez les yeux et l’esprit, vous croyez et craignez tout ce qu’il y a de pis. Hélas ! ma chère enfant, vous aurez vu le lendemain que vos pauvres frères ne sont plus malades : ils ont pris du remède anglois comme les autres, et comme les autres ils ont été guéris. Il n’y a que vous à plaindre, par la sensibilité de votre cœur et par la vivacité de votre imagination : j’ai senti et prévu toutes vos peines. Le chevalier doit être parti présentement, et vous devez avoir retrouvé votre repos et votre santé. J’admire la belle précaution qu’on prend de vous cacher le véritable état d’une maladie, pour vous le laisser apprendre par une lettre qui ne s’adressoit pas à vous, et qui 1680 en disoit plus assurément qu’il n’y en a eu. Oh, Dieu soit loué !

Je vous conjure de n’avoir point de nouvelles douleurs pour votre petit frère[1] ; il est mal ; sa tête est toute pleine de maux qu’on ne sauroit nommer ; il va beaucoup souffrir, car il a le courage et la force de vouloir être guéri ; mais comme il n’y a aucun péril, je vous prie, mon enfant, de vous donner du repos ; ne soyez point en peine de lui, ni de moi ; son mal ne se gagne point à causer et à lire. Il se trouve si heureux d’être ici, qu’il n’a jamais voulu écouter la proposition que je lui ai faite de partir tout à l’heure pour Paris : lui, en litière, à cause des douleurs de sa tête ; moi, en carrosse. Il se représente une séparation si horrible à Paris, qu’il ne peut l’envisager : ce n’est pas ici la même chose ; il a beaucoup de confiance à l’homme qui le traite ; il a abandonné huit jours ou dix jours de mauvais temps[2], pour être ensuite comme s’il avoit été lavé[3] sept fois dans le Jourdain : je vous manderai la suite de toute cette belle aventure. Je vous envoie[4] la lettre de Mme  de la Fayette ; vous y verrez [ce] qu’elle dit du scandale de cette maladie. M. de la Rochefoucauld, qui écrivoit les choses extraordinaires, n’auroit pas oublié celle-là. C’est mon fils qui dit son malheur à Paris à Mme  de la Fayette, et à dix 1680 ou douze de ses bonnes amies : un petit secret entre nous quinze[5]. Pour moi, je n’ai jamais été plus étonnée que de voir comme il traite cette petite incommodité[6] ; je pensois qu’il falloit mourir plutôt que d’en ouvrir la bouche ; mais le voyant si sincère, je la suis aussi[7]. Vous verrez ce qu’elle approuve. Vous êtes en lieu de prendre de bons conseils. Je crois que vous devez faire jeter cette vue à M. de Marsillac, afin de s’en servir dans l’occasion.

Mme de Vins me mande que M. de Vendôme et M. Morant s’en vont en Provence : voilà qui va fixer les résolutions de M. de Grignan, en lui faisant voir la fin d’une belle et longue carrière, où il a couru bien noblement et d’une manière à devoir être récompensé[8] : Dieu le veut peut-être, que savons-nous ? M. d’Hautefort est mort[9] : voilà encore un cordon bleu qui fait place aux autres. Il n’a jamais voulu prendre du remède 1680 anglois, disant qu’il étoit trop cher ; on lui dit : « Monsieur, vous n’en donnerez que quarante pistoles[10] ; » il dit en expirant : « C’est trop. ». Monseigneur a été guéri par celui de Philippe[11] ; la Faculté le devroit pendre[12] Montgobert me mande que vous irez à Paris : je m’en vais la remercier de cette bonne nouvelle, et lui dire que j’en suis vraiment bien aise. Le mal de votre frère, en me faisant une petite tribulation, m’ôte cette crainte que me donne toujours une joie sans nuage. Adieu, ma très-chère : portez-vous bien, reprenez des forces, mangez, dormez, restaurez-vous. Mme  de Marbeuf est encore ici, elle vous fait mille compliments. Elle ne veut point quitter mon fils qu’ « elle ne l’ait vu pendu »[13] : c’est la meilleure amie du monde. Ce pauvre comte avoit bien affaire de courir encore à Toulon, à Marseille, prendre bien de la peine, et dépenser son argent ; et puis aller au-devant de M.  de Vendôme : il me semble que je me noie ; j’en ai par-dessus la tête.




  1. Lettre 860 (revue en grande partie sur une ancienne copie). 1. — Notre manuscrit commence aux mots : « votre petit frère ". Ce qui suit ces mots est ainsi dans l’impression de 1754, la seule qui donne cette lettre : « Il n’est pas bien, il va beaucoup souffrir ; mais, comme il a le courage et la force de vouloir être guéri, et qu’il n’y a aucun péril, je vous prie, ma belle, de n’être point en peine, etc. » Dans notre manuscrit il y a plusieurs mots sautés, de façon que la phrase se termine ainsi : « Ne soyez point à causer et à lire. »
  2. 2. « Huit ou dix jours de mauvais temps. » (Édition de 1754.)
  3. 3. Dans notre manuscrit, par une faute de copiste : « levé."
  4. 4. Cette phrase ne se lit que dans notre manuscrit.
  5. 5. « Que dites-vous de ce petit secret entre quinze personnes ? » (Édition de 1754.)
  6. 6. « Comme il traite légèrement cette affaire. » (Ibidem.)
  7. 7. « Mais voyant mon fils si sincère, je le suis aussi. (« Ibidem ».) — La fin de l’alinéa ne se trouve que dans notre manuscrit où le copiste écrit par erreur : « ce qu’elle prouve, » au lieu de : « ce qu’elle approuve. »
  8. 8. « La fin d’une carrière on il a couru si noblement, et d’une manière à mériter des récompenses. » (Édition de 1754.)
  9. 9. Le frère de la maréchale de Schomberg (Marie d’Hautefort) et de la marquise de Praslin (Mlle d’Escars), Jacques-François, marquis d’Hautefort, chevalier des ordres du Roi en 1661, lieutenant général et premier écuyer de la Reine ; il mourut le 3 octobre 1680, à l’âge de soixante et onze ans, « fameux à la fois, dit M. Cousin (Madame de Hautefort, p. 5), par sa parcimonie pendant sa vie et ses largesses après sa mort… On dit qu’il est l’original de l’Avare de Molière. » Gilles d’Hautefort, son frère cadet, longtemps connu sous le nom de comte de Montignac, avait épousé Marthe d’Estourmel, dame de Templeux, du Mesnil, etc. Il succéda à son frère dans la charge de premier écuyer, et mourut le 31 décembre 1693.
  10. 10. « On l’assurait pourtant qu’il en serait quitte pour quarante pistoles. » (Édition de 1754.)
  11. 11. « Les promptes et surprenantes guérisons que le remède anglois a causées ayant fait souhaiter aux plus habiles médecins d’en avoir la connoissance autrement que par conjecture, le sieur Philippe, qui demeuroit avec le médecin anglois, en découvrit le secret il y a plus d’un an à M.  Daquin, premier médecin du Roi, et c’est de celui-là que Monseigneur le Dauphin a pris pendant sa dernière maladie : il en a été tout à fait guéri ; et Sa Majesté ayant donné aussitôt après une pension au sieur Philippe, a voulu procurer à ses sujets l’avantage d’avoir ce remède pour trois pistoles. » (Mercure galant d’octobre 1685.)
  12. 12. « Monseigneur a été guéri par le remède de Philippe ; et que deviendra la Faculté ? » (Edition de 1754.) — Notre manuscrit qui donne, par erreur sans doute, prendre au lieu de pendre s’arrête ici.
  13. 12. Voyez la scène ix du IIIe acte du Médecin malgré lui de Molière.