Lettre 840, 1680 (Sévigné)

1680

840. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Rennes, samedi 10e août.

Me voici encore, ma fille, à dépenser, comme je vous disois l’autre jour, mon pauvre esprit en petites pièces de quatre sous ; il n’y a pas un grain d’or à tout ce qu’on y dit : la raison, la conversation, la suite dans un discours sont entièrement bannis du tourbillon où je suis. J’aurois suivi la princesse de Tarente, qui partit hier, sans que le premier président[1], qui est le contraire du vôtre, et à qui je devais, en bonne justice, faire une visite jusqu’à Vannes, arrive ce soir ; de sorte que je veux le voir, lui parler, et partir demain, si je puis, ou tout au plus tard lundi matin. Ce sera avec une joie sensible que je retrouverai le repos et le silence de mes bois. Mais, ma chère enfant, parlons de vous. Je suis fort aise que vous vous divertissiez, et j’approuve fort vos soupers et vos fêtes ; mais ce petit dérèglement s’accommode-t-il avec votre délicatesse ? Montgobert me fait une fort jolie peinture du souper qu’elle a ordonné ; elle m’envoie les vers d’Apollon : je crois que cela étoit digne de Fresnes[2]. Il y a bien de 1680 invention à mettre cette musique à un si bon usage, et à faire sortir le char et les chevaux de l’écurie, plutôt que de les faire venir du ciel. En vérité, c’est grand dommage que je n’aie ma part de tant de plaisirs ; vous faites bien au moins de me les dire. Mon petit marquis m’en écrit fort joliment[3]. Ce sont Mlles de Grignan qui vous ont répandu cette joie dans votre château. Vos réflexions sont plaisantes sur la destinée de Mlle de Noailles et de Mme de Saint-Géran[4] : nos jugements[5] sur les apparences sont si souvent renversés, que je m’étonne qu’on ne s’en désaccoutume point.

Cette[6] Lavardin est revenue brusquement pour accompagner sa belle-sœur[7], qui est revenue fort malade. Cela fait faire à cet heureux ménage un voyage au Maine où ils ne pensoient pas. Je crois que celui de M. de Vendôme sera enfin pour cette année[8], et qu’il acceptera et dissipera fort bien vos meubles. Je croyois que vous aviez 1680 toujours ce vieux et beau lit de velours qui vient des anciens Adhémars.

Votre premier président est un admirable personnage ; il faudroit lui dire :

Dormez, dormez, vous ne sauriez mieux faire[9] ;

c’étoit le temps qu’il étoit supportable à Grignan. Vous allez y avoir bonne compagnie. Il ne faut pas un moindre château que le vôtre pour contenir tant de Grignans.

On nous mande qu’il y avoit trente-six évêques, et six qui n’étoient pas encore sacrés, au sacre de Monsieur le coadjuteur de Rouen[10] : ce sont quarante-deux ; il n’y en avoit guère davantage au concile de Nicée[11].

Je[12] ferai vos compliments à Brancas ; mais je suis assurée qu’il n’en sera pas content. Le mariage de sa fille[13] est son ouvrage ; il a été fort sensible au succès. Prenez une page sur moi pour lui donner, et retranchez, retranchez votre écriture ; elle vous fit lever de votre lit avec la colique : le moyen d’aimer que vous preniez cette peine ? 1680 N’oubliez point de l’eau de Sainte-Reine : que ne vous dois-je point, et que ne ferois-je point pour vous redonner votre belle santé !

M. de Vins n’a guère la mine d’être à la tête de quelque chose ; je le souhaiterois à cause de sa jolie femme. On me mande qu’elle dit qu’elle a gagné son procès ; Mme de Lesdiguières en dit autant ; j’attends qu’elle me l’écrive pour le croire. Mon Dieu ! que je les plains quand ils vont à la cour ; et que c’est acheter bien cher cette pension que de traîner ces tristes restes ! Madame la Dauphine souhaite fort de revenir. Votre Quadranty vous peut aussi bien dire qu’un autre le goût qu’elle a pour les plaisirs.

M. et Mme de Chaulnes m’ont fort priée[14] de vous parler d’eux : je ne puis assez me louer de leur amitié ; a fructibus[15]…, comme disoit M. de Montbazon.

Adieu, ma très-chère : je vous aime et je vous le dis fort naturellement ; vous êtes la véritable et la sensible tendresse de mon cœur. Il me semble que je causerai mieux aux Rochers qu’ici.

Mme de Beaucé célèbre toujours Mlle de Sévigné : vous ne sauriez être oubliée dans les lieux où je suis. Tous les Tonquedecs sont ici[16]. Je voudrois que vous vissiez combien il faut peu de mérite et de beauté pour charmer mon fils : son goût est infâme ; c’est ce qui me fait toujours croire qu’il ne nous aime point : ceci n’est pas humble, mais il faut qu’il passe[17].

  1. Lettre 840 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. Louis Phelipeaux de Pontchartrain était premier président du parlement de Rennes depuis l’année 1677. Il eut de grands démêlés avec le duc de Chaulnes. Voyez la lettre du 5 juin 1689.
  2. 2. Voyez tome I, p. 494, note 10. — On jouait sans doute à Grignan de petites scènes d’opéra. Le nom de Pythie, qui revient assez souvent dans les lettres, était peut-être resté à Mlle de Montgobert pour avoir représenté ce rôle. La Pythie figure avec Apollon au IIIe acte, scène iv, du Bellérophon (1679).
  3. 3. Cette petite phrase manque dans le texte de 1737. Notre manuscrit commence seulement à : « Vos réflexions, etc. »
  4. 4. Sur Mme de Saint-Géran, voyez tome VI, p. 213 et 239 ; sur Mlle de Noailles, qui venait d’épouser le marquis de Lavardin, même tome, p. 439 et note 20.
  5. 5. « Les jugements. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  6. 6. Cet alinéa et le suivant ne sont que dans notre manuscrit.
  7. 7. Le duc de Noailles, frère de la jeune Mme de Lavardin, avait épousé le 13 août 1671 Marie-Françoise, fille unique du duc de Bournonville et de Lucrèce de la Vieuville. On peut voir dans les Mémoires de Saint-Simon, tome VI, p. 425, le portrait de cette duchesse de Noailles.
  8. 8. L’ouverture de l’assemblée de Provence fut même cette année-là différée de quelques jours pour attendre l’arrivée du gouverneur ; mais il s’arrêta à la Charité (malade, dit le procès-verbal), et ne vint que l’année suivante.
  9. 9. Voyez tome II, p. 387.
  10. 10. Jacques-Nicolas Colbert : voyez tome VI, p. 256, note 8. « Le 4 de ce mois, dit la Gazette du 10 août, l’abbé Colbert, coadjuteur de Rouen, fut sacré, en l’église de Sorbonne, archevêque titulaire de Carthage par l’archevêque de Rouen, assisté des évêques de Bayeux et de Lisieux, en présence de l’archevêque de Paris, d’un grand nombre de prélats et d’autres personnes de qualité. » La liste des trente-six archevêques et évêques est donnée par le Mercure du mois d’août, p. 139 et 140. Le coadjuteur d’Arles est l’un d’eux. — Dans le texte de 1754, l’ordre est différent : « On nous mande qu’au sacre de Monsieur le coadjuteur de Rouen, il y avoit, etc. » — Les mots : « ce sont quarante-deux, » manquent dans cette édition.
  11. 11. C’est un souvenir, mais plaisamment amoindri, de la lecture que faisait alors Mme de Sévigné de l’Histoire de l’Arianisme. À Nicée il y avait plus de trois cents évêques.
  12. 12. Cet alinéa et le suivant ne sont que dans notre manuscrit ; mais il n’a pas les trois derniers de la lettre.
  13. 13. Voyez tome VI, p. 363, note 9, et p. 534.
  14. 14. « M’ont priée. » (Édition de 1754.)
  15. 15. C’est-à-dire : a fructibus eorum cognoscetis eos, « vous les connaîtrez à leurs fruits. » (Évangile de saint Matthieu, chapitre VII, verset 16.) — Le membre de phrase qui commence par ces mots n’est pas dans le texte de 1754.
  16. 16. Cette petite phrase manque dans l’édition de 1737.
  17. 17. « Il n’y a guère d’humilité à ce discours, mais il faut que cela passe. » (Édition de 1754.)