Lettre 838, 1680 (Sévigné)

1680

838. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 4e août.

Vous m’engagez à vous faire de grandes lettres[1], dans l’assurance que vous me donnez que quand elles sont de cette taille, vous les trouvez hors de portée, et que d’y répondre[2] devient l’ouvrage d’une personne moins délicate que vous. Cependant, ma fille, comme l’étoffe me manque quelquefois, je vous conjure, grandes ou petites, de vous mettre sur votre petit lit, en repos, et de causer ainsi avec moi, afin que mon imagination ne soit point blessée de vous coûter l’incommodité d’écrire. Il me semble, ma très-chère, que vous devez m’en aimer mieux, quand vous êtes couchée bien paresseusement : 1680 c’est là ma fantaisie. J’aime tant votre repos, que je voudrois inspirer à ceux qui ordonnent de vos repas d’ôter la nécessité de se lever matin et d’avoir chaud : il ne faut pas que les plaisirs deviennent des fatigues, et que les chasseurs règlent la vie des dames sur l’heure de leur appétit[3]. Je trouve cette vision fort plaisante, de faire quelqu’un le maître du temps, du lieu et des mets de vos croustilles[4]. Si[5] mon château étoit aussi beau et aussi dignement rempli que le vôtre, je vous imiterois dans cette conduite. L’étoile de la mangerie s’est mise en ce pays malgré moi ; je m’en suis plainte à vous, car nous mangeons si sérieusement, et si fort comme du temps de nos pères, que l’on ne sent que l’ennui de la dépense.

La princesse de Tarente me mena jeudi avec elle chez une fort jolie femme de Vitré, qui m’en avoit priée aussi (car il me semble que vous me prenez pour une escroc[6]) ; c’étoit à une petite maison de campagne, et ce fut le plus beau et le plus grand repas que j’aie vu depuis longtemps. Toutes les bonnes viandes et les beaux fruits de Rennes y étoient en abondance ; les tourterelles, les cailles grasses, les perdreaux, les pêches et les poires, comme à Rambouillet. Nous fûmes surprises, et nous comprîmes qu’il n’est question que d’avoir de l’argent, chose dont nous étions déjà toutes persuadées, la princesse et moi. Nous allons demain à Rennes ; on fait de si grands préparatifs pour nous recevoir, que je ne voudrois pas jurer 1680 que nous ne fussions nommées dans le Mercure galant. Ce petit voyage ne dérange rien du tout à notre commerce ; vous savez si ce commerce m’est nécessaire[7]. Pour vous, ma belle, vous louez trop mes lettres : ce qui me vient sur notre amitié ne peut être que fort naturel, et même je retranche beaucoup sur ce sujet. Vous m’auriez bien étonnée de me renvoyer ce que je vous ai dit de Mme de la Sablière[8] ; ce n’est pas qu’il ne m’eût été nouveau, car j’écris vite, et cela sort brusquement de mon imagination. Mais ne nous mettons point cela dans la tête ; j’ai pensé mille fois à vous redire, dans mes lettres, des endroits et des tours si bons et si agréables des vôtres, que nous ne ferions plus que nous redonner à nous-mêmes. M. de Grignan y trouveroit son compte ; il ne trouveroit point[9] de ces endroits affreux que vous êtes obligée de lui cacher pour me conserver l’honneur de son estime. Il diroit bien, ce me semble, comme la Reine mère : « Fi, fi, fi, de cette grâce[10] ! » Je n’oserois lui confier ce que j’ai fait écrire sur le grand autel de ma chapelle : il croiroit tout à l’heure que je conteste l’invocation des saints ; mais enfin, pour éviter toute jalousie, voici ce qu’on y lit en lettres d’or :

Soli Deo honor et gloria[11].

Cela ne me brouille pas avec la princesse de Tarente[12]. 1680


Je voudrois bien me plaindre au P. Malebranche des souris qui mangent tout ici : cela est-il dans l’ordre ? Quoi ? de bon sucre, du fruit, des compotes ! Et l’année passée, étoit-il dans l’ordre que de vilaines chenilles dévorassent toutes les feuilles de notre forêt[13] et de nos jardins, et tous les fruits de la terre ? Et le P. Païen qui s’en revient paisiblement, à qui l’on casse la tête, cela est-il dans la règle ? Oui, mon père, tout cela est bon ; Dieu en sait tirer sa gloire : nous ne voyons pas comment, mais cela est vrai ; et si vous ne mettez la volonté de Dieu pour toute règle et pour tout ordre, vous tomberez dans de grands inconvénients. Je supplie M. de Grignan d’excuser cette apostrophe au bon père, que je suis persuadée qui se moque de nous[14] quand il dit de ces choses-là, d’autant plus qu’il y a plusieurs endroits dans ses livres où il dit précisément le contraire.

Je vous mandai l’autre jour[15] mon avis sur cette lettre du clergé : je suis ravie quand je pense comme vous[16]. Le mot de fantôme, qu’ils combattent grossièrement, s’est trouvé au bout de ma plume comme au bout de la vôtre, et ils lui donneront cent coups après la mort. Cela me paroît comme quand le comte de Gramont disoit que c’étoit Rochefort qui avoit marché sur le chien du Roi, quoique Rochefort fût à cent lieues de là. En vérité, ceux que nos prélats appellent les jansénistes n’ont pas 1680 plus de part à tout ce qui leur vient de Rome ; mais leur malheur, c’est que le Pape est un peu hérétique aussi. Ce seroit là un moulin à vent digne de leur faire tirer l’épée. Votre comparaison est divine de cette femme qui veut être battue[17] : « Oui, disent-ils, je veux qu’il nous batte[18] ; de quoi vous mêlez-vous, Saint-Père ? nous voulons être battus. » Et là-dessus ils se mettent à le battre lui-même, c’est-à-dire à le menacer adroitement et délicatement, « que s’il pense leur rendre le droit de régale, il les obligera à prendre des résolutions proportionnées à la prudence et au zèle des plus grands prélats de l’Église, et que leurs prédécesseurs ont su, dans de pareilles conjonctures, maintenir la liberté de leurs Églises, etc. » Tout cela est exquis ; et si j’avois trouvé cette juste comparaison[19] de la comédie de Molière, dont vous me faites pâmer de rire, vous me loueriez pardessus les nues. Je vous ai mandé comme j’avois été ravie d’entendre célébrer le nom de Monsieur le Coadjuteur sur un autre sujet que sur celui de cette lettre[20] : sa harangue fut admirable ; j’ai senti ce plaisir comme vous-même[21]. Mais n’admirez-vous pas la bonté du clergé, de n’avoir point voulu que ces deux pauvres prélats in partibus, Monsieur de Paris et Monsieur de Reims, payassent aucunes décimes ordinaires ni extraordinaires[22] ? 1680 Ce fut Monsieur d’Aleth qui fit sa cour, en se récriant pour Monsieur de Paris. Ce nom présentement n’est plus trop chaud[23], il a soufflé dessus. Monsieur d’Aleth, courtisan, adulateur, qui joue, qui soupe chez les dames, qui va à l’Opéra, qui est hors de son diocèse : tout cela nous frappoit d’abord ; mais voilà qui est fait, on s’accoutume à tout[24].

Si vous lisez l’Arianisme[25], vous serez étonnée de cette histoire ; elle vous empêchera de rêver[26] : vraiment, vous y verrez bien des choses contre l’ordre ; vous y verrez triompher l’arianisme, et mettre en pièces les serviteurs de Dieu ; vous y verrez l’impulsion de Dieu, qui 1680 veut que tout le monde l’aime[27], très-rudement repoussée ; vous y verrez le vice couronné, les défenseurs de Jésus-Christ outragés : voilà un beau désordre ; et moi, petite femme, je regarde tout cela comme la volonté de Dieu, qui en tire sa gloire, et j’adore cette conduite, tout extraordinaire[28] qu’elle me paroisse ; mais je me garde bien de croire que si Dieu eût voulu que cela eût été autrement, cela n’eût pas été[29]. Mon Dieu ! ma fille, c’est bien moi qui vous prie de ne pas confier tout ceci à vos échos : ce sont des furies d’écrire qui renverseroient toute votre famille[30] ; je voudrois même que vous les cachassiez à M. de Grignan. Je fais toujours la résolution de me taire, et je ne cesse de parler : c’est le cours des esprits que je ne puis arrêter. Corbinelli, avec sa philosophie, n’a jamais osé approcher de ceux qui sont en mouvement pour vous aimer ; ce sont des traces qu’il respecte, et qu’il trouve ineffaçables[31].

Le bon abbé vous assure toujours de son amitié, et vous répond, pour l’année qui vient, de toute sûreté dans sa forêt de Livry[32], où j’espère que nous nous reverrons.

Vous êtes donc habile, ma chère enfant, vous vous connoissez en musique, et vous savez pourquoi vous êtes bien aise. En vérité, j’aurois une extrême envie[33] d’être à Grignan, c’est bien l’humeur de ma mère, il me semble que j’y tiendrois assez bien ma place ; mais Dieu, qui sait que je dois commencer à faire des réflexions et des méditations d’une autre couleur, me jette dans des bois plus conformes à mon état.

Adieu, ma très-chère et très-aimable : vous voulez que je croie que vous m’aimez ; j’en suis persuadée, et je vous aime conformément à cette pensée, jointe à la tendresse la plus naturelle qui fut jamais.


  1. Lettre 838. — 1. « À faire de grandes lettres. » (Édition de 1754.)
  2. 2. « Et que la réponse. » (Ibidem.)
  3. 3. « Ni que les chasseurs règlent la vie des dames sur leur appétit. » (Édition de 1754.)
  4. 4. Croustille, qui signifie proprement, comme dit Furetière, « petite croûte qu’on s’amuse à ronger en buvottant, » veut dire, par extension, petit repas. Croustiller, c’est rester à table en buvottant.
  5. 5. Cette phrase manque dans le texte de 1737.
  6. 6. « M. Ménage appelle escrocs des écornifleurs, des parasites, des gens qui vont chercher à dîner chez les autres. » (Dictionnaire de Trévoux.)
  7. 7. « Notre commerce ne sera point du tout dérangé de ce petit voyage ; vous savez si cela m’est nécessaire. » (Édition de 1754.)
  8. 8. Voyez la lettre du 14 juillet précédent, tome VI, p. 527 et 528.
  9. 9. « Il ne verroit point. » (Édition de 1754.)
  10. 10. Voyez la lettre du 12 juin précédent, tome VI, p. 449. — Dans le texte de 1754 : de la grâce.
  11. 11. À Dieu seul honneur et gloire. — Voyez la 1re Épître de saint Paul à Timothée, chapitre Ier, verset 17.
  12. 12. Mme de Tarente étoit de la religion protestante, qui n’admet point le culte des saints. (Note de Perrin.) — Voyez la lettre du 21 juin précédent, tome VI, p. 478, et sur les sentiments religieux de Mme de Sévigné, la Notice, p. 169 et suivantes, et particulièrement p. 175.
  13. 13. La forêt de Livry.
  14. 14. « …au bon père ; je suis persuadée qu’il se moque de nous. » (Édition de 1737.)
  15. 15. « La dernière fois. (Édition de 1754.) Voyez tome VI, p. 558.
  16. 16. Tout ce qui suit, jusqu’à « Votre comparaison, etc., » est donné pour la première fois par Perrin dans son édition de 1754.
  17. 17. Voyez la scène seconde de l’acte premier du Médecin malgré lui de Molière. (Note de Perrin.)
  18. 18. « Qu’il me batte. » (Édition de 1754.)
  19. 19. « Cette comparaison. » (Ibidem.)
  20. 20. « Combien j’avois été ravie… sur un autre ton qu’au sujet de cette lettre. (Ibidem.) — Voyez tome VI, p. 558 et 559, et la note 12.
  21. 21. « À peu près comme vous l’avez senti vous-même. » (Édition de 1754.)
  22. 22. Les décimes ordinaires étaient un subside annuel que le Roi levait sur le clergé et que le clergé accordait par un consentement renouvelé tous les dix ans. Dans le principe, c’était une subvention qui ne se devait qu’en cas de nécessité. Les décimes extraordinaires étaient une autre taxe prise sur les bénéfices tous les cinq ans.
  23. 23. « Le nom de ce premier n’est plus trop chaud. » (Édition de 1754.)
  24. 24. L’abbé de Valbelle avait succédé à Nicolas Pavillon, l’un des prélats de France qui s’étaient prononcés avec le plus de force contre le formulaire et contre l’extension de la régale ; la régularité austère de Pavillon formait un grand contraste avec le caractère léger de son successeur, que Mme de Sévigné appelle un petit freluquet. (Note de l’édition de 1818.) Voyez tome VI, p. 535, et ci-après, la fin de la lettre suivante, p. 14, et le quatrième paragraphe de la lettre du 11 septembre 1680. — C’est sur la proposition de l’archevêque de Paris, président de l’assemblée du clergé, que l’archevêque de Reims (le Tellier), dans la séance du 3 juillet, fut déchargé des décimes, en sa qualité de fils du chancelier ; en 1625 et en 1675, des exemptions semblables avaient été accordées pour la même raison. Quant à l’archevêque de Paris (Harlay de Champvallon), c’est à cause des services qu’il avait rendus à l’Église comme président de l’assemblée de 1680 et de plusieurs des précédentes, que l’assemblée, après un discours de l’évêque d’Aleth, résolut de lui donner annuellement, pour équivaloir à la décharge des décimes, une gratification de six mille livres, comme aux cardinaux. L’archevêque de Paris n’accepta qu’après qu’une députation, à la tête de laquelle était le coadjuteur d’Arles, fut allée demander l’agrément du Roi. Voyez les Procès-verbaux de l’assemblée du clergé de 1680, p. 150 et 176.
  25. 25. Voyez tome VI, p. 526, et la note 40.
  26. 26. Ce membre de phrase n’est pas dans le texte de 1754.
  27. 27. Voyez tome VI, p. 506, et la note 33.
  28. 28. « Quelque extraordinaire. » (Édition de 1754.)
  29. 29. Voyez sur tout ce passage, tome VI, p. 560.
  30. 30. Mme de Sévigné craignait que les opinions qu’elle avait adoptées ne devinssent nuisibles à la fortune des prélat de la maison de Grignan. (Note de l’édition de 1818.) Voyez la lettre du 15 juin précédent, tome VI, p. 459, et la note 19. — Ce membre de phrase n’est pas dans l’impression de 1754, qui donne, au membre suivant « que vous le cachassiez. »
  31. 31. « Incurables. » (Édition de 1737.) Voyez les lettres du 4 et du 20 octobre 1679, tome VI, p. 33, et p. 56 et 57.
  32. 32. « Et vous répond de toute sûreté, l’année qui vient, dans la forêt de sa jolie abbaye. » (Édition de 1754.) — Voyez tome VI, p. 514 et 553.
  33. 33. « Une extrême joie. » (Édition de 1754.)