Lettre 818, 1680 (Sévigné)

1680

818. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, ce mercredi 12e juin.

Comment, ma fille ? j’ai donc fait un sermon sans y penser ? J’en suis aussi étonnée que M. le comte de Soissons, quand on lui découvrit qu’il faisoit de la prose[1]. Il est vrai que je me sens assez portée à faire honneur à la grâce de Jésus-Christ. Je ne dis point comme la Reine mère dans l’excès de son zèle contre ces misérables jansénistes : « Ah ! fi, fi de la grâce ! » Je dis tout le contraire, et je trouve que j’ai de bons garants. Puisque vous m’avez dit vos visions sur la fortune[2] de vos beaux-frères, je vous dirai sincèrement que j’avois peur que l’air d’une maison[3] où l’on parle quelquefois de cette divine grâce, ne fît tort à l’abbé de Grignan ; Dieu merci, je n’ai point fait de mal, non plus que vous ; et si je me tais maintenant, comme je le dois et le veux faire, ce 1680 ne sera plus par la crainte de nuire à personne. Vos jeunes prélats ne sont point du tout soupçonnés de cette hérésie.

Je[4] viens d’écrire au chevalier ; il m’a parfaitement oubliée ; comme il n’est point Grignan sur la paresse, son oubli tire à conséquence. C’est aujourd’hui, ma fille, que l’on commence votre grand bâtiment ; du But fera des merveilles pour presser les ouvriers ; il n’a pas été possible de commencer plus tôt ; il y aura assez de temps. Je vous envoie un billet de Mme de Lavardin, où vous verrez tout ce qu’elle pense. Je serois tentée de vous envoyer une grande lettre de Mme de Mouci, où elle prend plaisir de me conter[5] tout ce qu’elle fait pour cette noce ; elle me choisit plutôt qu’une autre, pour me faire part de sa conduite : elle a raison ; ce second tome est digne d’admiration pour ceux qui ont lu le premier. Elle prend plaisir à combler M. de Lavardin de ses générosités, par l’usage qu’elle fait du souverain pouvoir qu’elle a sur sa mère. Elle fait donner[6] mille louis pour des perles ; elle a fait donner tous les chenets, les plaques, chandeliers, tables et guéridons d’argent qu’on peut souhaiter ; les belles tapisseries, les beaux vieux meubles, tout le beau linge et robes de chambre du marié, qu’elle a choisis. Son cœur se venge par les bienfaits ; car sans elle c’eût été[7] une noce de village ; elle a fait donner des terres considérables ; et pour comble de biens, elle fera qu’ils ne 1680 logeront point avec elle[8]. Cette mère est mystérieuse[9], et d’une exactitude sur les heures, qui ne convient point à de jeunes gens. Elle m’étale[10] avec plaisir toute sa belle âme, et j’admire par quels tours et par quel arrangement il faut que Mme de Mouci serve[11] au bonheur de M. de Lavardin. L’envie d’être singulière, et d’étonner par des procédés non communs, est, ce me semble, la source de bien des vertus. Elle me mande que si j’étois à Paris, elle seroit contente, parce que je l’entendrois ; que personne ne comprend ce qu’elle fait ; qu’au reste, je pâmerois de rire, de voir les convulsions de Mme de Lavardin, quand, par la puissance de l’exorcisme, elle fait sortir[12] de chez elle le démon de l’avarice : elle[13] en demeure tout abattue, comme ces filles de Loudun[14] ; je comprends que c’est une agréable scène[15]. La marquise d’Uxelles m’écrit aussi fort agréablement. Ces veuves font des merveilles. Mme de Coulanges m’assure qu’elle part le 20e pour Lyon ; elle me mande mille bagatelles. Cette ville va devenir la source de ce qu’il y aura de plus particulier à la cour ; mais pensez-vous qu’elle daigne leur donner[16] de cette bonne marchandise ?

Il vint l’autre jour ici un augustin indigne, très-indigne, très-indigne[17], et à qui je ne répondis sur ses magnifiques ignorances (car il avoit un ton de predicateur) qu’avec un cotal riso amaro1680[18] ; et comme il continuoit, je me sentis extrêmement tentée de lui jeter un livre à la tête. Je crois que c’est ainsi que Mme de Coulanges répondra aux dames de Lyon[19]. Vous aurez le petit Coulanges : il a renoncé à M. de Chaulnes et à la Bretagne, pour Lyon et pour Grignan. Je serois bien de cet avis, ma chère enfant[20] ; un de mes grands desirs seroit de m’y trouver avec vous tous : ah ! que j’aimerois à souper à Rochecourbières, et que la musique de M. de Grignan, et ces beaux endroits de l’opéra qui me font toujours rougir les yeux, et cent fois répétés par vos échos, me feroient un véritable plaisir ! c’est, en vérité, une fort jolie partie. Vous êtes une très-bonne et grande compagnie ; c’est une ville que le château de Grignan. Il est vrai qu’à voir nos établissements et nos humeurs, il semble que l’on ait fait un quiproquo. Cependant, à notre honneur, vous vous accommodez de votre place souveraine, exposée, brillante : la pauvre femme ! et moi, de ma fortune médiocre, de mon obscurité et de mes bois. C’est que je sais bien, en vérité, d’où tout cela vient : il faut lever les yeux, après les avoir tenus longtemps à terre.

L’autre jour on me vint dire : « Madame, il fait chaud dans le mail, il n’y a pas un brin de vent ; la lune y fait des effets les plus plaisants du monde. » Je ne pus résister à la tentation ; je mets mon infanterie sur pied ; je 1680 mets tous les bonnets, coiffes et casaques qui n’étoient point nécessaires ; je vais dans ce mail, dont l’air est comme celui de ma chambre ; je trouve mille coquesigrues[21], des moines blancs et noirs, plusieurs religieuses grises et blanches, du linge jeté par-ci, par-là, des hommes noirs, d’autres ensevelis tout droits contre des arbres[22], de petits hommes cachés, qui ne montroient que la tête, des prêtres qui n’osoient approcher. Après avoir ri de toutes ces figures, et nous être persuadés que voilà ce qui s’appelle des esprits, et que notre imagination en est le théâtre, nous nous en revenons[23] sans nous arrêter, et sans avoir senti la moindre humidité. Ma chère enfant, je vous demande pardon, je crus être obligée[24], à l’exemple des anciens, comme nous disoit ce fou que nous trouvâmes dans le jardin de Livry, de donner cette marque de respect à la lune : je vous assure que je m’en porte fort bien.

Il m’est tombé des nues le plus beau chapelet du monde ; c’est assurément parce que je le dis si bien : la balle au bon joueur. Ce chapelet de calambour[25] est 1680 accompagné d’une croix de diamants fort jolie, et d’une tête de mort de corail : il me semble que j’ai vu ce chien de vlsage-là quelque part. Expliquez-moi par quelle raison il est sorti d’où il étoit, et comment il a passé tant de pays pour venir jusques à moi ; en attendant, je ne le dirai pas sans beaucoup rêver ; il attirera encore plus de distractions que les autres : j’attends votre réponse là-dessus.

Savez-vous l’histoire de Mme dé Saint-Pouanges[26] ? On me l’a longtemps cachée, de peur que je ne voulusse pas revenir à Paris en carrosse. Cette petite femme s’en va à Fontainebleau ; car il faut profiter de tout : elle prétend s’y bien divertir ; elle y a une jolie place ; elle est jeune, les plaisirs lui conviennent ; elle a même la joie de partir à six heures du soir avec bien des relais pour arriver à minuit : c’est le bel air. Voici ce qui l’attend :

1680 elle verse en chemin, une glace lui coupe son corps de jupe, et entre dans son corps si avant, qu’elle s’en meurt. On me mandait de Paris qu’elle étoit désespérée, et des chirurgiens, et de mourir si jeune. Voilà une belle aventure ; vous la savez, ma bonne ; c’est[27] une folie de vous l’avoir mandée ; mais c’est que cette histoire me fait[28] une grande trace dans le cerveau.

On disoit que Mme de Nevers en faisoit une dans la première tête du monde[29], et qu’une autre petite tête en étoit renversée[30] ; mais je ne trouve point que cela ait eu de suite. Le Roi a communié à la Pentecôte[31]. Le crédit de Mme de Fontanges est brillant et solide ; mais que pourroit-on penser sur cette bonne amitié ?

J’ai reçu une lettre de M. de Pompone du milieu de son oisiveté, dont je me trouve plus honorée que quand il étoit à Saint-Germain ; c’est là où il est redevenu parfait comme à Fresnes : ah ! qu’il fait un bon usage de sa disgrâce, et qu’il est en bonne compagnie ! Il est vrai que 1680 je me serois assez bien accommodée de mon Agnès[32] ; du moins je lui aurais décrié son confesseur : il est pourtant moins dangereux que celui de Mme de Tallard[33]. Je n’aurois pas eu plus de peine à expliquer à cette belle le portrait que vous m’avez fait de vous, que j’en ai eu à y répondre. Ma chère enfant, vous avez du mérite, et de l’esprit, et de la raison pour en faire cinq ou six personnes ; c’est à vous d’employer cette étoffe ; il est toujours beau de l’avoir. Je suis trop heureuse que vous soyez convaincue de mon amitié parfaite ; vous lui faites bien de l’honneur d’observer ses allures naturelles ; mon cœur n’en sait pas davantage, et il en sait beaucoup ; je voudrois aussi[34] que vous m’entendissiez parler du vôtre, et de quelle manière je compte sur le fond et sur la solidité de votre tendresse[35] : que puis-je desirer de plus de la personne du monde que j’aime le mieux ? Vos lettres sont lues et relues avec des sentiments dignes de la mienne. Vous m’occupez toute la semaine : le lundi au matin je les reçois, je les lis, j’y fais réponse jusqu’au mercredi ; le jeudi j’attends le vendredi matin ; en voilà encore : cela me nourrit de la même sorte jusqu’au dimanche ; et ainsi les jours vont en attendant tout ce que ma tendresse me fait espérer, sans savoir précisément comme tout se démêlera.

Mlle du Plessis est dans son couvent ; j’aime mieux mes figures nocturnes qu’elle. J’embrasse extrêmement[36] mon petit marquis ; vous lui faites plus de bien que dix précepteurs.


  1. Lettre 818 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. Il paraît que Molière emprunta d’Eugène-Maurice de Savoie, comte de Soissons, ce trait de la vie scène du IIe acte du Bourgeois gentilhomme. Le comte vivait encore quand la pièce fut représentée en 1670 ; il ne mourut qu’en 1673. (Note de l’édition de 1818)
  2. 2. « Sur le sujet de la fortune. » (Édition de 1754.) — Cette phrase et toute la fin de l’alinéa manquent dans le texte de 1737.
  3. 3. Sans doute la maison d’Arnauld de Pompone. — Dans notre manuscrit, par une erreur du copiste : « l’air d’une maison que l’on parle, etc. »
  4. 4. Cette phrase et la suivante ne se trouvent que dans l’édition de 1754.
  5. 5. « Qui prend plaisir à me conter. » (Édition de 1737.) — Dans notre manuscrit, il y a quelques lignes sautées, et on lit seulement : « Je serois tentée de vous envoyer une grande lettre de Mme de Mouci, où elle prend plaisir à combler M. de Lavardin, etc. »
  6. 6. « Elle a fait donner. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  7. 7. « C’étoit. » (Ibidem.)
  8. 8. « Avec Mme de Lavardin. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  9. 9. « Impérieuse. » (Ibidem.)
  10. 10. « Mme de Mouci m’étale, etc. » (Ibidem.)
  11. 11. « Et par quels arrangements il faut qu’elle serve, » (Ibidem.)
  12. 12. « On fait sortir. » (Édition de 1737.)
  13. 13. « Mme de Lavardin. » (Édition de 1754.)
  14. 14. Allusion à la possession des religieuses de Loudun.
  15. 15. « Une assez plaisante scène. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  16. 16. « Qu’elle veuille leur donner. » (Édition de 1754.)
  17. 17. « Les mots très-indigne ne sont pas répétés dans les éditions de Perrin.
  18. 18. Un rire si amer. — Est-ce un souvenir de ces vers du Tasse (la Jérusalem délivrée, chant XIX, stance iv) :

    Sorrise il buon Tancredi un cotal riso
    Di sdegno, e in detti alteri ebbe risposto ?

  19. 19. Ce qui suit, jusqu’à : « Savez-vous l’histoire, etc. » (p. 454), manque dans notre manuscrit.
  20. 20. Tout ce qui suit ces mots : ma chère enfant (dans le texte de 1754 : ma très-chère), jusqu’à : « Vous êtes une très-bonne, etc., » est donné pour la première fois dans l’édition de 1754.
  21. 21. Dans la première édition de Perrin (1737), l’orthographe est coxigrues. — Voici l’article consacré à ce mot dans le Dictionnaire de Furetière : « Coquesigrue, poisson maritime qu’on dit se donner des clystères avec l’eau de la mer, que les anciens appeloient clyster. Quelques-uns se servent de ce mot pour signifier quelque chose chimérique.

    Mon esprit à cheval sur des coquesigrues,

    dit Saint-Amant, » — L’un des exemples donnés par le Dictionnaire de l’Académie de 1694 : « H nous veut repaître de coquesigrues de mer, » se rattache au premier sens de Furetière.

  22. 22. Ce membre de phrase : « d’autres ensevelis, etc., » se lit seulement dans le texte de 1754.
  23. 23. « Nous nous en revînmes. » (Édition de 1754.)
  24. 24. « Je me crus obligée. » (Ibidem.)
  25. 25. Le calambour ou le bois d’aigle (voyez tome II, p. 493, où le mot est écrit caiambau) est une espèce de bois d’aloès qui croît au Mexique. On fait des chapelets avec les nœuds de cet arbre, autour desquels la résine se rassemble. (Note de l’édition de 1818.) — Ce chapelet était un cadeau de Mme dé Grignan à sa mère. Voyez les lettres du 21 juin et du 3 juillet suivants, p. 473, 474 et 504. — Le texte de 1737 n’a pas les mots de calambour.
  26. 26. Marie, fille de Laurent de Berthemet, maître des comptes, femme de Gilbert Colbert, marquis de Saint-Pouanges, frère puîné du marquis de Villacerf et fils d’une sœur de le Tellier. L’accident que raconte ici Mme de Sévigné était arrivé le 6 juin. Bussy écrit à la marquise de Montjeu, le 8 juin : « Mme de Saintt-Pouanges versa hier dans son carrosse, les glaces levées, qui s’étant cassées, il lui en entra une dans le corps, dont elle est en grand danger de mort. Ce malheur est arrivé par l’ivrognerie de son cocher, qui, ne voyant goutte à cause que le flambeau étoit éteint, voulut passer devant un autre carrosse qui étoit à côté de lui, et pour cela alloit à toute bride. » Le 15 juin il écrit au marquis de Trichâteau : « Mme de Saint-Pouanges n’est pas encore morte, mais elle n’est guère mieux. Son mari s’est signalé par les soins qu’il a pris pour la sauver : il a tiré pour cinq cents pistoles un homme de prison qu’on lui dit être très-habile pour la cure des plaies. Il a fait dire huit cents messes. Il a donné deux cents pistoles aux pauvres pour prier Dieu pour sa femme, et il couche dans sa chambre pour la veiller et pour la faire servir. »
  27. 27. « Si vous la savez, c’est, etc. » (Édition de 1754.)
  28. 28. « Mais c’est que cela me fait. » (Édition de 1737.) — « Mais c’est qu’elle me fait. » (Édition de 1754.)
  29. 29. Mme de Montespan, voyant le Roi prés de lui échapper, tâcha de lui inspirer du goût pour Mme de Nevers, sa nièce. « Mais, dit Mme de Caylus, il ne donna pas dans le piège, soit qu’on s’y prit d’une manière trop grossière, capable de le révolter, ou que sa beauté n’eût pas fait sur lui l’effet qu’elle produisoit sur tous ceux qui la regardoient. » (Souvenirs, tome LXVI, p. 403.)
  30. 30. Dans l’édition de 1754 : « et qu’une autre tête plus petite… » — C’est encore Mme de Caylus qui sert ici d’interprète à Mme de Sévigné. On voit dans ses Souvenirs que Monsieur le Duc, devenu prince de Condé, était fort amoureux de Mme de Nevers, et elle raconte que, pour empêcher son mari de l’emmener à Rome, le prince donna à Monsieur le Dauphin une fête magnifique, dont M. de Nevers fit les paroles ; il était sans doute loin de penser que c’était pour lui que la fête se donnait. (Note de l’édition de 1818.) Voyez les Souvenirs, tome LXVI, p. 403 et 404.
  31. 31. Voyez la Gazette du 15 juin, p. 291.
  32. 32. Voyez les lettres des 20 et 25 mai précédents, p. 409-411, 413 et 414.
  33. 33. Mlle de la Tivolière. Voyez tome IV, p. 38S, note 4. — Le reste de la lettre manque dans le manuscrit.
  34. 34. « Vous faites bien de l’honneur à mon cœur d’observer, comme vous faites, ses allures naturelles ; je voudrois aussi, etc. » (Édition de 1754.)
  35. 35. « Et que vous sussiez de quelle manière je compte sur le fond et la solidité de votre tendresse, » (Ibidem.) — Le membre de phrase qui suit n’est que dans le texte de 1737, qui n’a pas la fin de l’alinéa à partir de : « Vos lettres, etc. »
  36. 36. Le mot extrêmement n’est pas dans le texte de 1754.