Lettre 809, 1680 (Sévigné)

1680

809. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Ingrande[1] dimanche au soir 12e mai.

Nous voici arrivés, ma chère fille, avec le même beau temps, la même rivière, et les mêmes rossignols[2]. Je ne m’accoutume point à la beauté de ce pays, et je crois que vous en seriez surprise vous-même, comme si vous ne l’aviez jamais vu. Il y a des âges où l’on ne regarde que soi ; vous n’en avez jamais été fort occupée ; cependant il me semble que nous étions plus appliquées dans ce bateau à disputer contre ce petit comte des Chapelles[3] qu’à regarder ces beautés champêtres. Voici justement tout le contraire : nous sommes dans un profond silence, parfaitement à notre aise, lisant, rêvant, dans un entier éloignement de toute sorte de nouvelles, et vivant enfin sur nos réflexions[4]. Le bon abbé prie Dieu sans cesse ; j’écoute ses lectures saintes ; mais quand il est dans le chapelet, je m’en dispense, trouvant que je rêve assez 1680 sans cela[5]. C’est ainsi, ma fille, que nous trouvons le moyen[6] de passer douze ou quatorze heures sans nous désespérer, tant la liberté est une belle chose[7]. Vous connoissez la Loire par un autre bout, que j’honore, quoique moins beau, puisqu’elle m’a apporté et m’apportera encore cette chère fille[8] qui m’occupe si tendrement.

Je voulois voir aujourd’hui Monsieur d’Angers[9] ; il le souhaitoit ; j’avois bien des choses à lui dire sur toutes les sortes de malheurs dont il est accablé ; mais il fait sa visite, il n’a pas reçu ma lettre. Demain nous serons[10] tout à fait dans le grand monde, à Nantes ; j’y trouverai de vos lettres, et j’y achèverai celle-ci[11]. Auroit-on été assez cruel à Paris pour ne vous avoir pas envoyé ce petit couplet sur M. de Dreux ? Il est extrêmement joli ; il sortoit de sa coque le jour que je partis de Paris.[12] 1680

À Nantes, lundi 13emai[13].

En vérité, voici un beau journal ; j’abuse bien de votre amitié ; vous voyez que je n’en suis que trop persuadée : l’ennui de mes détails devroit vous faire dire, comme de vos processions qui vous attirent trop de pluie : basta la metà della cortesia[14]. Nous venons d’arriver en cette ville si bien située ; je ne puis jamais passer au pied d’une certaine tour[15], que je ne me souvienne de ce pauvre cardinal, et de sa funeste mort, encore plus funeste que vous ne le sauriez penser[16]. Je passe entièrement cet 1680 article, sur quoi il y auroit trop à dire ; il vaut mieux se taire mille fois ; peut-être que la Providence voudra quelque jour que nous en parlions à fond.

Nous voici donc chez M. d’Harouys, reçus et servis comme chez nous. Je crains M. de Molac[17], qui est ici, et qui viendra encore me dire vingt fois de suite, comme il fit une fois que vous y étiez : « Vous deviez bien m’avertir de ça, vous deviez bien m’avertir de ça. » Vous souvient-il de cette sottise ? En l’attendant, je lis un paquet que je reçois de vous ; c’est la seule joie que je puisse avoir, mais ce ne peut être sans beaucoup d’émotion : cela est attaché à la manière dont je vous aime. Je trouve, ma très-chère, que vous écrivez trop ; vous abusez de votre petite santé ; elle ne vous durera guère, si vous ne la ménagez pas mieux, et que vous écriviez à bride abattue ; votre délicatesse demande que vous observiez plus de mesures. Il est vrai que les sujets que vous avez traités ne souffrent pas la main d’une autre ; mais il falloit vous reposer. Je crois qu’enfin vous vous corrigerez ; et cependant je m’en vais vous répondre.

Je voudrois bien, premièrement, que vous ne me missiez point dans le nombre de ceux que vous trouvez qui souhaitoient votre départ, puisque rien ne peut m’être si dur ni si sensible que votre éloignement ; mais dites mieux, et faites-vous tout l’honneur que vous méritez : c’est que vous aimez M. de Grignan, et en vérité il le mérite ; c’est que vous êtes ravie de lui plaire ; j’ai même trouvé fort souvent que vous n’aviez pas un véritable repos, quand il étoit loin de vous. Il a une politesse et une complaisance plus capables de vous toucher et de vous 1680 mener aux Indes que toutes les autres conduites que l’on pourroit imaginer : en vous faisant toujours la maîtresse, il est toujours le maître ; cette manière lui est naturelle, mais s’il y avoit un art pour mener un cœur comme le vôtre, il l’auroit uniquement trouvé. Vous avez vu au travers de ses honnêtetés ce qu’il souhaitoit, vous avez été conduite par l’envie de lui plaire : c’est donc à lui à décider, quand des voyages vous seront aussi ruineux, ou à vous à dire vos raisons un peu plus fortement, puisque c’est votre intérêt commun de ne plus jouer le rôle de gouverneurs, dont vous ne vous acquittez que trop bien. C’est proprement causer que tout ceci ; car c’est une chose passée : il s’agit de songer à réparer ces étranges brèches. M. de Grignan m’écrit une lettre fort honnête ; il me fait voir qu’il ne veut pas que j’aie mauvaise opinion de lui, et conte si bien toutes ses raisons, qu’il n’y a rien à lui répliquer.

On travaillera à votre petit appartement, selon vos intentions ; tout cela est réglé, les cloisons, la cheminée, le parquet de la chambre, les croisées. Je crois que c’est aujourd’hui qu’on commence ; le bon du But est surintendant de cet ouvrage. Il faut espérer, ma chère enfant, quelque chose de plus doux que d’être à cent mille lieues les uns des autres, comme nous voilà présentement : cela fait peur. Vous êtes bien heureux d’avoir donné de si bons ordres à Entrecasteaux[18], et de voir augmenter cette terre ; je crains bien de voir ici tout le contraire ; je vous en manderai des nouvelles.

J’ai relu ce matin votre lettre, et je n’ai point compris pourquoi vous m’enveloppez entièrement dans tout ce monde que vous dites qui souhaitoit votre départ : voilà une facette que je ne connois point en vous ; j’aurai le 1680 temps de méditer là-dessus, quoique je ne sois plus dans un bateau. Je crois avoir mieux jugé de la véritable raison de votre départ. Imaginez-vous, pour vous consoler des dépenses d’Aix, que M. de Grignan n’en auroit guère moins fait, s’il y avoit été sans vous ; que son retour auroit coûté aussi ; que si vous étiez partie présentement, c’eût été encore de la dépense : figurez-vous des habits fort honnêtes qu’il auroit fallu avoir pour le mariage de la Dauphine ; et enfin c’est peut-être la décision de la destinée de Mlle de Grignan que ce voyage : c’est par cette suite et cet arrangement que la Providence l’a marqué. Voilà ce qui me vient au bout de ma plume pour me consoler moi-même d’une chose passée, sur quoi nous n’avons plus de droit, et sur quoi nous causons pour causer ; c’est aussi pour vous demander bien sérieusement si c’est tout de bon que vous avez pu vous représenter que je fusse contente de vous voir partir dans l’état où vous étiez ; je verrai par là ce que vous croyez de mon amitié, et de quelle façon vous accommodez des choses si opposées. Adieu, ma très-chère : je ne me reproche à votre égard aucun sentiment qui ne soit conforme et très-naturellement attaché à la tendresse que j’ai pour vous

À Nantes, mardi au soir 14e mai

Je reçois présentement votre paquet, et quoique la poste soit prête à partir, je ne puis m’empêcher de, vous remercier de vos amitiés et de celles de Pauline. Vous étiez bien lasse, ma chère enfant : reposez-vous ; craignez de vous remettre dans un état misérable ; suivez les conseils de la Rouvière ; je m’en vais bien faire valoir à Mme de Thianges qu’il a guéri son frère[19] ; je voudrois bien qu’il vous guérît aussi. Nous avons très-bien jugé du prieur de Cabrières : c’est le médecin forcé[20]. Cependant Mme de Coulanges me mande qu’en faisant ses fagots, il a guéri Mme de Fontanges, qui est revenue à la cour, où elle reçut d’abord publiquement une fort belle visite. Le Roi veut que ce prieur s’établisse à Paris : il n’ira chez lui que pour revenir. La comparaison de Carthage et de votre chambre est tout à fait juste et belle[21] ; elle saute aux yeux : j’aime ces sortes de folies. Croiriez-vous que je suis enfermée aujourd’hui pour écrire, et que j’ai refusé rudement toutes les Madames ? J’avois à faire réponse à M. de Grignan, à achever cette lettre, sans compter mille billets à toutes mes amies qui m’ont écrit. Adieu : je vous en dirai davantage samedi. Mandez-moi si votre voyage ne vous a point fait de mal ; nous avons fait le nôtre sans la moindre incommodité.


  1. Lettre 809. — 1. Dans le texte de 1737, qui ne donne que la première partie de cette lettre, celle qui est datée d’Ingrande, il y a ce dimanche, au-lieu de dimanche au soir. — Ingrande est un bourg situé sur la Loire, à sept lieues au sud-ouest d’Angers.
  2. 2. « La même apparence de rivière, et, je crois, les mêmes rossignols. » (Édition de 1754.)
  3. 3. Voyez tome II, p. 319, note 7 (à la première ligne de cette note, lisez fils, au lieu de petit-fils) : il était mort en 1673.
  4. 4. « Lisant, rêvant, admirant, éloignés de toutes sortes de nouvelles, et vivant sur nos réflexions. » (Édition de 1754.)
  5. 5. « Que je rêve bien sans cela. » (Édition de 1754.) — Mme de Sévigné disoit que le chapelet n’éloit pas une dévotion, mais une distraction. (Note de Perrin.)
  6. 6. « Enfin nous trouvons le moyen. » (Édition de 1754.)
  7. 7. « Tant c’est une belle chose que la liberté. » (Ibidem.) — Tout ce qui suit, jusqu’à « Demain nous serons tout à fait, etc., » manque dans le texte de 1737.
  8. 8. Mme de Grignan s’étoit embarquée plusieurs fois à Roanne, en allant de Lyon à Paris. (Note de Perrin.)
  9. 9. Henri Arnauld. Sur les démêlés, très-compliqués, de l’évêque avec sa faculté de théologie, voyez le Port-Royal de M. Sainte-Beuve, tome V, chapitre 1er.
  10. 10. « Nous serons demain. » (Édition de 1754.)
  11. 11. Ce membre de phrase n’est pas dans le texte de 1737, qui termine ainsi la phrase : « où j’espère trouver de vos lettres. »
  12. « Que je sortis de Paris. » (Édition de 1754.) — Voici le couplet, dans lequel Coulanges fait allusion à un conte de la Fontaine (le iiie du livre 1) :
    Sur l’air de Joconde.

    Le bon Robin avoit grand peur
    Qu’on mît sa femme en poudre ;

    .

    Il s’est trouvé qu’un confesseur
    Suffisoit pour l’absoudre.
    Robin est content et cocu,
    La chose est claire et nette :
    S’il peut un jour être battu,
    Sa fortune est parfaite.

    (Note de l’édition de 1818.) — Voyez le Recueil de chansons choisies, tome II, p. 72.

  13. 13. Cette apostille et celle du 14 mai ne se trouvent que dans l’édition de 1754.
  14. 14. C’est moitié trop d’honnêteté. Voyez le commencement de la lettre du 3 mai précédent, p. 373.
  15. 15. La tour du château de Nantes, où M. le cardinal de Retz fut conduit de Vincennes, le 12 août (ou plutôt le 30 mars) 1654, et d’où il se sauva vers la fin du même mois (lisez le 8 août). (Note de Perrin.) — Voyez tome I, p. 388, note 1, et l’édition des Mémoires de Retz de M. Champollion-Figeac, tome IV, p. 201 et 211.
  16. 16. Quelques personnes ont pensé, d’après les expressions qu’emploie ici Mme de Sévigné, que la mort du cardinal de Retz n’avait pas été naturelle ; mais cette opinion ne paraît pas fondée. Le Cardinal succomba à une fièvre continue de huit jours, et vraisemblablement à la fièvre pernicieuse, qui est mortelle si le quinquina n’est pas donné à temps. Il demanda le remède de l'Anglais ; les médecins s’y refusèrent, et ils le firent saigner plusieurs fois ; Talbot ne fut appelé que lorsqu’il était à l’agonie. D’ailleurs Mme de Grignan était présente aux derniers moments du Cardinal, et Mme de Sévigné ne peut lui apprendre aucun détail qui lui soit inconnu (voyez la lettre au comte de Guitaut, du 25 août 1679, tome V, p. 559-561). Il est plus probable que cette mort inopinée aura été funeste à la fortune de Mme de Grignan, et qu’elle aura empêché le Cardinal de faire des dispositions testamentaires qu’il semblait avoir depuis longtemps projetées. (Noe de l’édition de 1818.)
  17. 17. Voyez tome II, p. 297, note 6.
  18. 18. Voyez tome IV, p. 447, note 6.
  19. 19. Vivonne.
  20. 20. Voyez le Médecin malgré lui, et tome IV, p. 192, note 7.
  21. 21. Voyez la note 7 de la lettre suivante, p.400.