Lettre 804, 1680 (Sévigné)

1680

804. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 3e mai.

Me voici encore à Paris, mais c’est dans l’agitation d’un départ ; vous connoissez ce mouvement : je suis sur les bras de tout le monde ; je n’ai plus de voiture, et j’en ai trop ; chacun se fait une belle action et une belle charité de me mener : basta la metà[1]. Je sens les nouvelles douleurs d’une séparation, et un éloignement par-dessus un éloignement. Nous donnons à tout les meilleurs ordres que nous pouvons, et j’admire comme on se porte naturellement à ce qui touche le goût. Monsieur de Rennes s’en va dans quatre ou cinq jours ; il suit mes pas. Mlle de Méri demeure maîtresse de l’hôtel de Carnavalet : j’y laisse du But avec le soin de tout mon commerce avec vous ; il s’est chargé de vos petits ajustements ; je ne puis assez le payer : c’est pour cela qu’il ne veut rien. Il rendra tous ses services à Mlle de Méri, ainsi que deux femmes que je laisse encore : il ne tiendra qu’à elle d’être bien ; je suis assurée qu’une autre seroit fort contente, mais je doute qu’elle le soit jamais. Elle me dit hier qu’il y avoit des gens qui écrivoient d’elle tout de travers, et que vous lui mandiez qu’il n’étoit pas possible de croire qu’elle eût loué une maison sans la voir. Je ne dis rien, quoique je 1680 pusse lui répondre que c’étoit moi, et qu’en tous les cas son repentir étoit extraordinaire ; car si elle n’a point vu la maison, et qu’elle ne se fie pas à Mme de Lassay[2], pourquoi la loue-t-elle sans clause et avec empressement ? Si elle l’a vue, et qu’elle l’ait même souhaitée, pourquoi s’en repent-elle ? On auroit toujours assez de quoi répondre, mais c’est cela qui me fit taire. Nous sommes fort bien ensemble : tout mon déplaisir, c’est qu’elle ne soit pas en repos ; mais je crois que cela tient à son mal, et je la plains. J’ai à vous conjurer, ma très-chère, de n’avoir aucune sorte d’inquiétude de mon voyage : le temps est beau à merveilles, la route délicieuse ; ce qui me fâche, c’est de ne recevoir de vos lettres qu’à Nantes ; je ne les hasarderai point en passant pays. Comme je dépends du vent, et que sur l’eau rien n’est réglé, me voilà résolue à ne les trouver qu’à Nantes ; cela me fera souhaiter d’y arriver, et me fera marcher plus vite. Soyez tranquille sur ma santé : elle est parfaite, et je la ménage fort bien ; j’aurai soin aussi de celle du bon abbé.

Je porte des livres ; je m’en vais, comme une furie, pour me faire payer ; je ne veux entendre ni rime ni raison : c’est une chose étrange que la quantité d’argent qu’on me doit ; je dirai toujours comme l’Avare : « De l’argent, de l’argent, dix mille écus sont bons[3] ; » je pourrois bien les avoir, si l’on me payoit ce qui m’est dû en Bretagne et en Bourgogne.

Vraiment, ma fille, voici une jolie lettre, il y a bien de l’esprit, mon commerce va être d’un grand agrément : encore si j’avoïs à vous apprendre des nouvelles de Danemark, comme je faisois il y a quatre ou cinq ans, ce seroit quelque chose, mais je suis dénuée de tout.

1680

À propos[4], la princesse de la Trémouille épouse un comte d'Ochtensilbourg[5], qui est le plus riche6 et le plus honnête homme du monde : vous connoissez ce nom-là ; sa naissance est un peu équivoque ; sa mère étoit de la main gauche ; toute l’Allemagne soupire de l’outrage qu’on fait à l’écusson de la bonne Tarente[6] ; mais le Roi lui parla l’autre jour si agréablement[7] sur cette affaire, et son neveu, le roi de Danemark, et même l’amour lui font de si pressantes sollicitations, qu’elle s’est rendue[8]. Elle vint me conter tout cela l’autre jour. Voilà une belle occasion de lui écrire, et de réparer vos fautes passées. N’êtes-vous pas bien aise de savoir ce détail ? songez que c’est le plus charmant que vous puissiez avoir de moi d’ici à la Toussaint.

Je vous écrirai encore de Paris, et je ne vous dis point adieu aujourd’hui. Corbinelli vous rend mille grâces de votre souvenir, et de ce que vous le souhaitez auprès de moi. M. de Vendôme a remporté le prix de la bague[9].


  1. Lettre 804. — 1. « La moitié suffit, » c’est-à-dire : « c’est moitié trop. » Voyez la lettre des 12, 13 et 14 mai suivants, p. 394.
  2. 2. Voyez plus haut, p. 333, note 20.2. Voyez plus haut, p. 333, note 20.
  3. 3. Voyez l’Avare de Molière, acte I, scène v.
  4. 4. Ces deux mots manquent dans le texte de 1737, qui, comme nous l’avons dit, donne cet alinéa dans la lettre du 19 avril.
  5. 5. Charlotte-Émilie-Henriette de la Trémouille (voyez tome IV, p. 155, note 4) épousa, le 29 mai 1680, Antoine, comte d’Altenbourg, fils naturel du dernier comte d’Oldenbourg, et d’Élisabeth, fille d’André seigneur de Sonneck. L’Empereur lui donna en 1654 le titre de comte, avec séance à la diète de Ratisbonne. Son père lui avait laissé le domaine de Kniphausen et le château de Varel. Il fut commandant général pour le roi de Danemark dans le comté d’Oldenbourg, et plénipotentiaire à Nimègue. Il mourut le 27 octobre 1680. Avant son mariage avec Mlle de la Trémouille, il avait eu cinq filles d’une première femme, Auguste, fille de Jean comte de Sayn à Witgenstein, morte en 1669. Il laissa de sa seconde femme un fils posthume, Antoine, comte d’Altenbourg, né le 27 juin 1681. — Sur ce nom d'Ochtensilbourg, voyez plus loin, p. 4346. « Très-riche. » (Édition de 1754.)
  6. 7. « De la princesse de Tarente. » (Édition de 1737.)
  7. 8. « Si délicieusement. » (Ibidem.)
  8. 9. L’impression de 1737 n’a de la fin de l’alinéa que la petite phrase : « N’êtes-vous pas bien aise de savoir ce détail ? »
  9. 10. « Le 2e de ce mois, dit la Gazette du 4 mai, le Roi et la Reine, accompagnés de Madame la Dauphine, de Monsieur et de Madame, vinrent courre la bague. Monseigneur le Dauphin courut le premier, ensuite le prince de Conti et le prince de la Roche-sur-Yon ; et après eux coururent le comte d’Armagnac, le comte de Brione, le duc de Villeroy, le duc de la Trémoille, le prince d’Harcourt, le duc de Gramont, le comte de Marsan, le marquis de Dangeau, le duc de Lesdiguières, le grand prieur de France et le duc de Vendôme. Le duc de Vendôme remporta le prix, qui étoit une table de diamants de mille pistoles que le Roi lui donna. Monseigneur, le Dauphin avoit du gris de lin et avoit commandé à tous ceux qui eurent l’honneur de courre avec lui d’en prendre aussi, parce que c’est la couleur favorite de Madame la Dauphine. Après la course, on alla se promener au Val, où il y eut une grande collation. »