Lettre 795, 1680 (Sévigné)

1680

795. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 3e avril.

Voici[1] encore de la tristesse, ma chère fille : M. Foucquet est mort[2] ; j’en suis touchée : je n’ai jamais vu perdre tant d’amis ; j’ai de plus la crainte que me donne votre mauvaise santé et le retour de toutes vos incommodités ; car quoique vous veuilliez me le cacher, je 1680 sens vos brasiers, vos pesanteurs, votre point. Cet intervalle si doux est passé, et ce n’étoit pas une guérison. Vous dites vous-même que

Une flamme mal éteinte
Est facile à rallumer[3]

Ces remèdes que vous mettez dans votre cassette, comme très-sûrs dans le besoin, devroient bien être employés présentement[4] ; et si vous aviez pour moi une véritable amitié, vous m’en donneriez de charmantes marques en vous occupant à vous guérir.

J’ai vu le petit Beaumont[5] : vous pouvez penser si je l’ai questionné ; quand je songeois qu’il n’y avoit que huit jours qu’il vous avoit vue, il me paroissoit un homme tout autrement estimable que les autres : il dit que vous n’étiez pas si bien quand il est parti que vous étiez cet hiver. Il m’a parlé de vos soupers, qu’il trouvoit très-bons, de vos divertissements, de l’honnêteté de M. de Grignan et de la vôtre, du bon effet que Mlles de Grignan faisoient pour soutenir les plaisirs, pendant que vous vous reposiez. Il dit des merveilles de Pauline et du petit marquis. Jamais je n’eusse fini la conversation la première ; mais il vouloit aller à Saint-Germain, car il m’a vue avant le Roi son maître. Son grand-père a eu la charge[6] qu’a eue le maréchal de Bellefonds : il étoit très-intime ami de mon père, et au lieu d’aller chercher des parents, comme on a coutume de 1680 faire, mon père le prit, sans autre mystère, pour nommer sa fille, de sorte que c’étoit mon parrain. J’ai extrêmement connu toute cette famille : je trouve le petit-fils fort joli, mais fort joli ; vous avez bien fait de ne lui point parler de votre frère : c’est un petit libertin qui diroit comme le loup[7]. Je n’ai parlé de cette affaire qu’à ceux à qui mon fils en a parlé lui-même, pour tâcher de trouver des marchands.

Je vous crois présentement à Grignan. Je vois avec peine l’agitation de vos adieux, au sortir de votre solitude, qui vous a paru si courte ; je vois un voyage à Arles, autre mouvement ; et le voyage jusqu’à Grignan, où vous aurez peut être trouvé une bise pour vous recevoir : ma fille, ce n’est pas sans inquiétude que l’on imagine toutes ces choses pour une personne aussi délicate que vous[8]. Vous m’avez envoyé une relation d’Anfossy[9] qui vaut mieux que toutes les miennes : je ne m’étonne pas si vous ne pouvez vous résoudre à vendre une terre où il se trouve de si jolies Bohémiennes ; jamais il ne s’est vu une si agréable et si nouvelle réception[10]. Je vous trouve si pleine de réflexions, si stoïcienne, si méprisante les choses de ce monde, et la vie même, que vous ne pouvez rien approuver dans cette 1680 humeur. Si je joignois mes réflexions aux vôtres, ce seroit peut-être une double tristesse[11] ; mais ce qui me paroîtroit sage et raisonnable, et digne de l’amitié de M. de Grignan, ce seroit de mettre tous ses soins à pouvoir revenir ici au mois d’octobre. Vous n’avez point d’autre lieu pour passer l’hiver. Je ne veux pas vous en dire davantage présentement ; les choses prématurées perdent leur force, et donnent du dégoût.

Il n’est plus question d’aucun grand voyage ; on ne parle que de Fontainebleau[12]. Vous aurez cette année très-assurément M. de Vendôme. Pour moi, je cours en Bretagne avec un chagrin insurmontable ; j’y vais, et pour y aller, et pour y être un peu, et pour y avoir été, et qu’il n’en soit plus question[13]. Après la perte de la santé, que je mets toujours avec raison au premier rang, rien n’est si fâcheux que le mécompte et le dérangement des affaires : je m’abandonne donc à cette cruelle raison. Jugez de l’excès de mon inquiétude, vous qui savez avec quelle impatience[14] je souffre le retardement de deux heures des courriers ; vous comprenez bien ce que je vais devenir, avec encore un peu plus de loisir et de solitude, pour donner plus d’étendue à mes craintes ; il faut avaler ce calice, et penser à revenir pour vous embrasser ; car rien ne se fait que dans cette vue ; et me trouvant au-dessus de bien des choses, je me trouve infiniment au-dessous de celle-là. C’est ma destinée ; et 1680 les peines qui sont attachées à la tendresse que j’ai pour vous, étant offertes à Dieu, font la pénitence d’un attachement qui ne devroit être que pour lui.

Mon fils vient d’arriver de Douai, où il commandoit la gendarmerie à son tour[15] pendant le mois de mars. M. de Pompone a passé le jour ici ; il vous aime, et vous honore, et vous estime parfaitement. Ma résidence pour vous auprès de Mme de Vins me fait être assez souvent avec elle, et en vérité on ne peut être mieux. La pauvre Mme de la Fayette ne sait plus que faire d’elle-même ; la perte de M. de la Rochefoucauld fait un si terrible vide dans sa vie, qu’elle en comprend mieux le prix d’un si agréable commerce : tout le monde se consolera, hormis elle, parce qu’elle n’a plus d’occupation, et que tous les autres reprennent leur place. Mlle de Scudéry est très-affligée de la mort de M. Foucquet ; enfin voilà cette vie qu’on a eu tant de peine à conserver[16]  : il y auroit beaucoup à dire là-dessus ; son mal[17] a été des convulsions et des maux de cœur sans pouvoir vomir. Je m’attends au chevalier pour toutes les nouvelles, et surtout pour celles de Madame la Dauphine, dont la cour est telle que vous l’imaginez[18] : le Roi y est fort souvent, cela écarte un peu la presse.

Adieu, ma très-chère et très-aimable : je suis plus à vous que je ne puis vous le dire mille fois[19].

  1. Lettre 79S. — 1. Dans le texte de 1764, la lettre commence ainsi : « Ma chère enfant, le pauvre M. Foucquet est mort, j’en suis touchée je n’ai jamais vu perdre tant d’amis ; cela donne de la tristesse de voir tant de morts autour de soi ; mais ce qui n’est pas autour de moi, et ce qui me perce le cœur, c’est la crainte que me donne le retour de toutes vos incommodités ; car quoique vous vouliez, etc. »
  2. 2. Le 23 mars, La Gazette (p. 168) annonce sa mort en ces termes sous la rubrique de Paris, le 6 avril : « On nous mande de Pignerol que le sieur Foucquet y est mort d’apoplexie. Il avoit été procureur général du parlement de Paris et surintendant des finances. »
  3. 3. C’est la pensée exprimée par Corneille dans ce vers de Sertorius (acte I, scène iii}) :
    Et le feu mal éteint est bientôt rallumé.
  4. 4. Ce qui suit le mot présentement est remplacé dans l’édition de 1754 par cette phrase : « M. de Grignan n’aura-t-il point de pouvoir dans cette occasion ? et n’est-il point en peine de l’état où vous êtes ? »
  5. 5. Voyez la Notice, p. 17, note 4, et p. 317.
  6. 6. De premier maître d’hôtel du Roi. (Note de Perrin.)
  7. 7. Ce membre de phrase ne se trouve que dans le texte de 1787. — Voyez ci-dessus, p. 290 et la note 10.
  8. 8. « Je vois avec peine l’agitation de vos adieux ; je vois, au sortir de votre solitude, qui vous a paru si courte, un voyage à Arles, autre mouvement ; et je vois le voyage jusqu’à Grignan, où vous aurez peut-être trouvé une bise pour vous recevoir dans l’état où vous êtes : ah ! ce n’est point sans inquiétude pour une personne aussi délicate que vous, qu’on se représente toutes ces choses. » (Édition de 1754.)8. « Je vois avec peine l’agitation de vos adieux ; je vois, au sortir de votre solitude, qui vous a paru si courte, un voyage à Arles, autre mouvement ; et je vois le voyage jusqu’à Grignan, où vous aurez peut-être trouvé une bise pour vous recevoir dans l’état où vous êtes : ah ! ce n’est point sans inquiétude pour une personne aussi délicate que vous, qu’on se représente toutes ces choses. » (Édition de 1754.)
  9. 9. Secrétaire du comte de Grignan. Voyez tome V, p. 393, note 2, et p. 440.
  10. 10. « Il n’y eut jamais une plus agréable et plus nouvelle réception. » (Édition de 1754.)
  11. 11. « Vous êtes, en vérité, si stoïcienne et si pleine de réflexions, que je craindrois de joindre les miennes aux vôtres, de peur que ce ne fût une double tristesse. » (Édition de 1754.)
  12. 12. La cour quitta Saint-Germain pour Fontainebleau le 13 mai.
  13. 13. Ce dernier membre de phrase manque dans l’impression de 1754.
  14. 14. « Jugez de l’excès de mon chagrin, vous qui savez avec quelle inquiétude, etc. » (Édition de 1754.)
  15. 15. Les mots à son tour manquent dans le texte de 1754.
  16. 16. « Qui a tant donné de peine à conserver. » (Édition de 1754.)
  17. 17. « Sa maladie. » (Ibidem.)
  18. 18. Le texte de 17S4 ajoute ici : « vos pensées sont très-justes. »
  19. 19. « Je suis plus à vous mille fols que je ne puis vous le dire. » ̃(Édition de 1754.)