Lettre 781, 1680 (Sévigné)


1680

781. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, ce mercredi 14e février.

Je vous trouve bien heureuse d’avoir Mme du Janet ; elle est venue tout exprès pour vous ; voilà une amitié qui me plaît. Je suis assurée qu’elle est occupée de votre santé, je vous prie que je l’embrasse. Vous prenez peu de part aux vanités du monde, et je vous vois toujours couchée et retirée, pendant que l’on danse et que l’on chante : vous vous reposez pour votre argent, comme je disois l’autre jour.

Montgobert m’a conté fort plaisamment les manœuvres de la belle Iris, et les jalousies de Monsieur le Comte ; je crois qu’il verra souvent la lune à gauche avec cette belle ; il s’est vengé cette fois par une très-jolie chanson. Montgobert m’a fait rire du respect qu’elle a eu pour M. de Grignan ; elle avoit mis qu’il vint à ce bal la gueule enfarinée ; tout d’un coup elle s’est reprise, elle a effacé la gueule, et a mis la bouche ; tellement que c’est la bouche enfarinée.

Cette petite gendarmerie est toute égarée[1]. Mon fils s’en va en Flandre, il n’ira point au-devant de Madame la Dauphine. On assemble l’armée[2] : on dit que c’est pour avoir Charlemont[3]. On ne sait rien de positif, sinon 1680 que les officiers s’en vont, et qu’il y aura dans un mois cinquante mille hommes sur pied. Le régiment du chevalier n’en est pas.

La[4] chambre de l’Arsenal a recommencé. Il y eut un homme, qui n’est point nommé, qui dit à M. de la Reynie : « Mais, Monsieur, à ce que je vois, nous ne travaillons ici que sur des sorcelleries et des diableries, dont le parlement de Paris ne reçoit point les accusations[5]. Notre commission est pour les poisons, d’où vient que nous écoutons autre chose ? » La Reynie fut surpris, et lui dit[6] : « Monsieur, nous avons des ordres secrets. — Monsieur, dit l’autre, faites-nous-en une loi, et nous 1680 obéirons comme vous ; mais n’ayant pas vos lumières, je crois parler selon la justice et la raison, de dire ce que je dis. » Je pense que vous ne blâmerez[7] pas la droiture de cet homme, qui pourtant ne veut pas être connu[8]. Il y a tant d’honnêtes gens dans cette chambre, que vous aurez peine à le deviner[9]. On a mené deux fois M. de Luxembourg à Vincennes, pour être confronté[10]. On ne sait point le véritable état de son affaire, ni sur quoi on le pousse[11]. Il est bien malheureux, voilà ce qui est vrai. Mme de Soubise n’est point encore sortie de son trou.

Le petit prince de Léon[12] fut hier13[13] baptisé par un évêque de Bretagne à Saint-Gervais ; le parrain étoit Monsieur de Rennes, de la part des états de Bretagne 1680 la marraine, Madame la Duchesse : M. de Vardes est parent de Monsieur le Prince[14]. Du reste, c’étoit la Bretagne tout entière : Monsieur le gouverneur de Bretagne, Messieurs les lieutenants généraux de Bretagne, Monsieur le trésorier de Bretagne, Messieurs les évêques de Bretagne, Messieurs les députés et plusieurs seigneurs de Bretagne, l’enfant et le père présidents de Bretagne : jamais vous n’avez vu une telle fête[15] ; on y auroit dansé les passe-pieds de Bretagne, si on y eût dansé, et mangé du beurre de Bretagne, s’il eût été jour maigre[16]. La Soubise n’étoit point à tout cela[17].

Je vous assure que mon fils sent toute la force secrète qui attire naturellement les Bretons en leur pays[18] ; il en est revenu charmé. Tonquedec a commencé, pour la première fois de sa vie, à être admiré, et à paroître digne d’être imité : ce seroit vouloir arrêter le Rhône, que de s’opposer à ce torrent, et cela est au point de vouloir 1680 vendre sa charge[19], et d’avoir commencé[20] par le dire à Gourville et à plusieurs autres, avant que de m’en avoir parlé. Il dit plusieurs[21] bonnes raisons : il voit dans l’avenir ; il craint les dégoûts qui peuvent venir par M. de la Trousse ; il est fâché de ceux[22] qu’on donne à la gendarmerie ; il ne veut pas se ruiner : conclusion, il nous met au point, à force de faire voir le fond de son cœur, qu’on lui dit qu’oui assurément, qu’il a raison[23] de vouloir vendre sa charge. M. de la Trousse l’approuva plus qu’un autre, et dit qu’il n’y auroit jamais avancé d’un pas[24]. Je n’ai pas sur mon cœur de n’avoir pas dit tout ce que je devois sur cette étrange résolution, avec cette facilité de parole que j’ai quelquefois : j’en ai de bons témoins[25]. Sa charge est la plus jolie de la cour. Je lui demandois au moins d’attendre un prétexte, l’ombre d’un dégoût, enfin quelque chose qui pût cacher le fond du terrain ; mais il est impossible, et tout ce que nous pouvons faire, M. de la Garde et nous tous, c’est de le prier de ne s’en point mêler, afin[26] qu’en faisant voir son envie, il ne mette pas à vil prix une charge où il devroit gagner considérablement. Il disoit hier qu’il 1680 droit en avoir les deux tiers : cette parole nous fit dresser les cheveux à la tête. Nous sommes ravis de son absence, afin qu’il ne gâte point ses affaires, en décriant lui-même sa marchandise. Je lui disois que c’étoit une chose bien malheureuse de ne donner le prix aux charges que selon son goût : le guidon excessif, parce qu’il étoit fou[27] ; la sous-lieutenance rien, parce qu’il en est dégoûté. Est-ce ainsi que l’on achète et que l’on vend, quand on est un peu raisonnable et habile, et qu’on ne veut pas s’égorger ? Nous[28] ne faisons point éclater tout ceci ; ma bonne, faites-en de même : ce bruit seroit préjudiciable à nos intérêts, et quand vous m’en écrirez, parlez comme de vous, et non pas comme m’étant plainte à vous. Je n’ai que trop marqué mes sentiments ; ç’a été une grande affaire, et me voilà résolue à souffrir ce que je ne puis empêcher, car il me l’a dit nettement, et je veux faire un marché qui puisse au moins nous être bon à nos affaires, étant si mauvais pour tout le reste, et ne pas perdre follement sur une si bonne marchandise.

Adieu, ma chère enfant ne vous fâchez point de tout ceci ; aimons la Providence : il est aisé, quand elle ne touche que ces sortes de choses ; je n’en aurai pas moins ma liberté, et je n’en serai pas moins à vous ; au contraire, au contraire.

Tout ce qui aura l’honneur de suivre Madame la Dauphine est à Sélestat ; Mme de Maintenon et Monsieur de Condom[29] se sont séparés de la troupe[30] ; ils sont allés à la rencontre de cette princesse, tant que terre les pourra porter ; ce sera peut-être trois ou quatre journées. Voilà une distinction bien agréable et bien marquée : si Madame la Dauphine croit que tous les hommes et toutes les femmes aient autant d’esprit que cet échantillon, elle sera bien trompée. C’est, en vérité, un grand avantage que d’être du premier ordre. On en faisoit un premier rang l’autre jour chez Mme de la Fayette : vous y fûtes mise d’abord sans balancer. Corbinelli disoit obligeamment pour les autres qu’il ne comprenoit pas qu’on pût raisonner avec une autre femme qu’avec vous[31]. C’est une bonne provision, ma très-chère, que d’avoir un bel et bon esprit ; et c’en est une aussi fort mauvaise, comme vous dites, d’avoir son bon sens à la Bastille[32] : on seroit bien plus heureux d’être dans une loge des Petites-Maisons. Adieu : je vous quitte, sans cesser pourtant de penser à vous ; et avec une si grande tendresse, avec des sentiments si vifs, et avec le cœur si souvent serré de vos maux et de votre absence, que je ne sais[33] si une loge ne seroit pas plus commode aussi que ce que je sens[34].


  1. Lettre781 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. « Cette gendarmerie est tout égarée. » (Édition de 1754.)
  2. 2. « L’armée s’assemble. » (Ibidem.)
  3. 3. Suivant le traité de Nimègue, l’Espagne devait céder à la France Dinant ou Charlemont. Le roi d’Espagne, n’ayant pas obtenu la cesiion de Dinant de l’évêque de Liége et de son chapitre, remit au Roi la ville de Charlemont ; mais il y eut de longues difficultés pour déterminer les dépendances de cette ville et des places qui avaient été cédées de part et d’autre. On traitait aussi dans ce temps l’affaire des réunions, système d’envahissement qui commença d’inquiéter l’Europe. Les Trois-Evêchés et l’Alsace avaient été cédés à la France dans l’état où ils se trouvaient. Louvois donna au Roi le conseil de faire rentrer dans le domaine tous les fiefs qui en avaient été détachés avant la cession, et deux chambres furent créées à Metz et à Brisach pour opérer ces réunions : application rétroactive de nos principes sur la nature du domaine. Voyez l’Histoire de Louis XIV de Reboulet, tome II, p. 283, in-4o. (Note de l’édition de 1818.)
  4. 4. La lettre commence ici dans notre manuscrit et dans les éditions de la Haye et de Rouen (1726}. Celle de Rouen la date du 23e février, et réunit à cet alinéa ce que toutes les autres éditions donnent de la Voisin dans la lettre du 23 février, p. 276 et suivantes. Dans cette même impression de Rouen, voici quel est le début de l’alinéa : « Il y eut un homme à la chambre de l’Arsenal, qui n’est point nommé, etc. » Dans l’édition de la Haye, la lettre est datée du 14e janvier.
  5. 5. Depuis longtemps le parlement de Paris ne brûlait plus pour le seul fait de magie et de sorcellerie. Un arrêt du conseil, le Roi y siégeant, avait en 1672 annulé des arrêts du parlement de Normandie rendus contre de prétendus sorciers, et en 1682 une déclaration générale du Roi réforma les lois sur le sortilége. Voyez la Correspondance administrative sous Louis XIV, tome II, p. xv de l’Introduction de M. Depping, et l'Histoire du parlement de Normandie par M. Floquet, tome V, p. 718 et suivantes.
  6. 6. « La Reynie, fort surpris, lui dit. » (Édition de Rouen, 1726.) — Les mots : Monsieur, nous avons des ordres secrets, et Monsieur, dit, ont été sautés dans notre manuscrit.
  7. 7. Dans les deux éditions de Perrin (1737 et 1754), il y a blâmez, au lieu de blâmerez.
  8. 8. La lettre finit ici dans l’édition de Rouen ; mais voyez la note 4.
  9. 9. La fin de l’alinéa, à partir d’ici, n’est pas dans les deux éditions de Perrin. On lit seulement, mais tout à la fin de la lettre, dans le texte de 1754 : « M. de Luxembourg a été mené deux fois à Vincennes pour être confronté ; on ne sait point le véritable état de son affaire. »
  10. 10. La Voisin, le Sage, la Vigoureux, et tous les autres prévenus d’empoisonnement étaient détenus au château de Vincennes.
  11. 11. Bussy écrit à la Rivière, le 27 janvier 1680 : « On dit que le crime de M. de Luxembourg est d’avoir fait empoisonner à l’armée un intendant des contributions de Flandre, duquel il avoit tiré l’argent du Roi. »
  12. 12. Voyez la lettre du 27 septembre précédent, p. 24, et la note 20.
  13. 13. Le mot hier manque dans la Haye, qui donne à la ligne suivante : à Saint-Germain. — Le Mercure de février (p. 336-338) dit que le baptême eut lieu dans l’église de Saint-Gervais, non le 13, mais le 12 ; que ce fut l’évêque de Léon qui baptisa le petit prince, et que Madame la Duchesse le tint sur les fonts, avec les députés de Bretagne, savoir l’évêque de Rennes, le marquis de Karman, le sénéchal de Ploërmel, l’abbé de la Rochefoucauld, et en outre le duc et la duchesse de Chaulnes, le marquis de Lavardin, comme lieutenant général de la province, Méju, comme procureur général et syndic des états, d’Harouys, comme trésorier.
  14. 14. Ce membre de phrase n’est que dans notre ancienne copie. D’après un manuscrit inédit de la maison de Condé, intitulé : « Quartiers, tables généalogiques et mémoires des degrés de parenté de la maison de Bourbon Condé avec diverses familles de France et d’Europe, » manuscrit annoté en divers endroits de la main du grand Condé, et dont l’illustre historien dès Condés, Monseigneur le duc d’Aumale, a bien voulu nous communiquer un extrait, la parenté de Vardes avec le grand Condé était du 5 au 4, c’est-à-dire qu’il était son parent au huitième degré. La grand’mère de Condé et le grand-père de Vardes étaient petits-enfants de François de la Trémouille, mort en 1541.
  15. 15. Ce membre de phrase manque dans le texte de 1754 ; dans celui de 1737, on lit : « tant vu de Bretagne ensemble. »
  16. 16. On était alors dans l’usage de ne manger du beurre en nature que les jours maigres. Voyez le Grand d’Aussy, Vie privée des Français, Paris, 1782, in-8o, tome II, p. 37 : il y cite ce passage.
  17. 17. Cette petite phrase manque dans les deux éditions de Perrin (1737 ett 1754). — Mme de Soubise était sœur du mari de Mlle de Vardes.
  18. 18. La lettre finit ici dans l’impression de la Haye (1726).
  19. 19. La charge de sous-lieutenant des gendarmes-Dauphin, que le marquis de Sëvigné avait achetée au mois de mai 1677. Voyez tome V, p. 164, la lettre du 19 mai 1677. (Note de l’édition de 1818.) 19. La charge de sous-lieutenant des gendarmes-Dauphin, que le marquis de Sëvigné avait achetée au mois de mai 1677. Voyez tome V, p. 164, la lettre du 19 mai 1677. (Note de l’édition de 1818.)
  20. 20. « Il a commencé. » (Édition de 1754.)
  21. 21. Dans notre manuscrit, tout ce qui est entre les deux plusieurs a été sauté ; on y lit simplement : « et a plusieurs bonnes raisons. »
  22. 22. « Des dégoûts. » (Édition de 1737.)
  23. 23. « Conclusion, à force de faire voir le fond de son cœur, il nous met au point de lui dire qu’oui assurément il a raison, etc. » Édition de 1754.)
  24. 24. Cette phrase ne se lit que dans notre manuscrit.
  25. 25. Ce membre de phrase et la petite phrase qui suit manquent dans les deux éditions de Perrin (1737 et 1754).
  26. 26. La fin de la phrase et toute la phrase suivante ne sont pas non plus dans les éditions de Perrin.
  27. 27. « Parce qu’il en étoit fou. » (Édition de 1754.)
  28. 28. Toute la fin de l’alinéa est seulement dans notre manuscrit.
  29. 29. Bossuet. Il était aumônier de la Dauphine.
  30. 30. Ils ne s’en étaient pas séparés. Voyez la lettre du 28 février suivant, p. 282.
  31. 31. « Avec une autre femme que vous. » (Édition de 1764.)
  32. 32. « Mais c’en est une fort mauvaise, comme vous dites, d’avoir son bon sens tout entier à la Bastille. » {Ibidem.)
  33. 33. « Et avec une si grande tendresse, que je ne sais… » (Édition de 1737.)
  34. 34. « Ne seroit point plus commode aussi pour moi. » (Édition de 1754.)34. « Ne seroit point plus commode aussi pour moi. » (Édition de 1754.)