Lettre 770, 1680 (Sévigné)

1680

770. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 10e janvier.

Si j’avois un cœur de cristal, où vous pussiez voir la douleur triste et sensible qui m’a pénétrée[1], en voyant, ma chère enfant, comme vous souhaitez que ma vie soit composée de plus d’années que la vôtre, vous connoîtriez bien clairement avec quelle vérité et quelle ardeur[2] je souhaite aussi que la Providence ne dérange point l’ordre de la nature, qui m’a fait naître votre mère, et venir en ce monde beaucoup devant vous : c’est la règle et la raison, ma fille, que je parte la première, et Dieu, pour qui nos cœurs sont ouverts, sait bien avec quelle instance je lui demande que cet ordre s’observe en moi[3]. Il est impossible que la vérité et la justice de ce sentiment ne vous pénètrent pas comme j’en suis pénétrée[4] : de là, ma fille, vous n’aurez pas de peine à vous représenter quelle sorte d’intérêt je prends à votre santé. Je vous conjure, par toute l’amitié que vous avez pour moi, de ne m’écrire qu’une feuille tout au plus : dites à quelqu’un de m’écrire, et même ne dictez pas, cela fatigue. Enfin je ne puis plus trouver de plaisir à ce qui me charmoit autrefois dans votre absence, et vos grandes lettres me font plus de mal qu’à vous ; je vous prie de m’ôter cette peine, il m’en reste encore assez. Mme de Schomberg vous 1680 prie[5], si vous voulez à toute force prendre du café, d’y mettre du miel de Narbonne au lieu de sucre : cela console la poitrine, et c’est avec cette modification qu’on le laisse[6] prendre à M. de Schomberg, dont la santé est extrêmement mauvaise depuis six ou sept mois[7]. La mienne est parfaite ; je vous ai mandé comme je m’étois purgée à merveilles, et puis de cette eau de cerises[8]. Pour mes mains, je crois qu’elles sont guéries ; je n’y pense pas. Eh ! ma très-chère, ne pensez qu’à vous, ne perdez point de temps à faire ce qui doit vous soulager[9] ; vous connoissez trop l’amitié pour douter de ce que je souffre quand je pense à l’état où vous êtes, et cette pensée ne s’éloigne pas de moi.

Je suis de votre avis sur tous les choix dé la maison de Madame la Dauphine. Le maréchal d’Humières a mandé à Rouville qu’il étoit serviteur des dévots, depuis qu’il voyoit le maréchal de Bellefonds écuyer, Mme d’Effiat gouvernante[10], et Mme de Vibraye dame d’honneur. On dit que cette dernière est repoussée, parce qu’elle a fait trop de façons[11] et trop de propositions. On prétend que toute place où l’on est choisie, et où l’on est dans la 1680 maison du seigneur[12], honore la personne nommée. Tout est rehaussé[13]. Autrefois les dames d’honneur de la Reine étoient des marquises, et toutes les grandes charges de la maison du Roi étoient aux seigneurs : présentement tout est duc, tout est maréchal de France[14], tout est monté.

M. de Pompone est revenu pour finir ses affaires ; on va le payer. Je vois assez souvent Mme de Vins, qui n’ayant rien de nouveau à vous mander, ne vous écrit point, pour ne pas vous obliger[15] d’écrire inutilement. M. de Bussy et sa fille[16] ont dîné ici deux fois ; ils ont en vérité bien de l’esprit ; ils m’ont fort priée de vous faire leurs compliments. Le petit Coulanges est ici, tout comme vous l’avez vu ; la maréchale de Rochefort l’emmène avec elle au-devant de Madame la Dauphine : je lui conseille de faire ce voyage, n’ayant rien de mieux à faire[17] ; et peut-être qu’en écrivant[18] de jolies relations, cela pourra lui être bon. Adieu, ma très-chère : je ne sais rien ; je crois même qu’en faisant mes lettres un peu moins infinies, je vous jetterai moins de pensées et moins d’envie d’y répondre : c’est ce que je desire, ne pouvant jamais vouloir que ce qui vous est avantageux.

Mon fils est retourné en basse Bretagne faire les Rois ; c’est une belle fête ; je la passai seule au coin de mon feu[19] ; il assure qu’il sera ici le 20e : Dieu le veuille ! 1680 Mme de S***[20] est toujours invisible ; elle sera à Paris plus qu’elle n’a pensé[21] : elle est bien servie en ce pays-là. Mlle de Fontanges est d’une beauté singulière[22] ; elle paroit à la tribune comme une divinité ; Mme de Montespan de l’autre côté, autre divinité. La singulière[23] a donné pour six mille pistoles d’étrennes[24]. Mme de Coulanges a été fort admirée de ce qu’elle a exécuté[25].

  1. Lettre 770. — 1. « Dont j’ai été pénétrée. » (''Édition de'' 1754.)
  2. 2. Les trois mots et quelle ardeur ne se lisent pas dans le texte de 1754.
  3. 3. « …l’ordre de la nature, qui m’a fait venir en ce monde beaucoup devant vous, pour être votre mère : la raison et la règle veulent que je parte la première, et Dieu sait avec quelle instance je lui demande que cet ordre s’observe en moi. » (Édition de 1754.)
  4. 4. « Il est impossible que la justice de ce sentiment ne vous touche pas autant que j’en suis touchée. » (Ibidem.)
  5. 5. « Vous conseille. » (Édition de 1754.)
  6. 6. « Qu’on en laisse prendre. » (Ibidem.)
  7. 7. « Depuis six à sept mois. » (Ibidem.)
  8. 8. Ces derniers mots : « et puis, etc., » ne sont pas dans le texte de 1734.
  9. 9. « Eh ! ma chère enfant, ne songez qu’à vous, n’oubliez rien de tout ce qui doit vous soulager. » (Édition de 1754.)
  10. 10. La Rivière écrit à Bussy le 31 décembre 1679 : « Je me méfie de toutes les persévérances en matière de dévotion quand je vois finir celle de la marquise d’Effiat. On trouve assez de raisons de quitter le monde quand on l’a bien connu ; mais de se faire femme de cour après avoir été vingt ans femme d’Église, je crois que l’on déplaît fort à Dieu et je pense aussi que l’on ne plaît guère à la cour. »
  11. 11. « Parce qu’elle a trop fait de façons. » (Édition de 1754.)
  12. 12. « Toute place pour laquelle on est choisie dans la maison du seigneur. » (Édition de 1754.)
  13. 13. « Tout est rehaussé maintenant. » (Ibidem.)
  14. 14. « Aujourd’hui tout est duc et maréchal de France. » (Ibidem.)
  15. 15. « Pour ne vous point obliger. » (Ibidem.)
  16. 16. Mme de Coligny.
  17. 17. Les mots « n’ayant rien de mieux à faire » manquent dans le texte de 1734.
  18. 18. « Et peut-être que d’écrire. » (Édition de 1754.)
  19. 19. Ces deux derniers membres de phrase manquent dans l’édition de 1754. Les deux suivants ne sont, au contraire, que dans cette édition.
  20. 20. Mme de Soubise.
  21. 21. « Plus qu’elle ne pense. » (Édition de 1754.)
  22. 22. Madame a dit de Mlle de Fontanges : « Fontanges étoit une sotte petite bête ; mais elle avoit le cœur excellent, et étoit belle comme un ange. » — « La Fontanges étoit belle depuis les pieds jusqu’à la tête ; on ne pouvoit rien voir de plus merveilleux. Elle avoit aussi le meilleur caractère du monde, mais pas plus d’esprit qu’un petit chat. » (Lettres de Madame, tome I, p. 198 et 390.) Madame est en cela d’accord avec l’abbé de Choisy et Saint-Simon. (Note de l’édition de 1818.)
  23. 23. Mlle de Fontanges.
  24. 24. Voyez la lettre du 5 janvier précédent, p. 176 et 177 ; et pour ce qui est dit de Mme de Coulanges à la phrase suivante, voyez p. 179. — Quelques années après (le 3l décembre 1684), Mme de Montespan donna au Roi, pour étrennes, un livre qui serait aujourd’hui sans prix, s’il avait été conservé. « Mme de Montespan fit présent au Roi, le soir après souper, d’un livre relié d’or et plein de tableaux de miniature, qui sont toutes les villes de Hollande que le Roi prit en 1672. Ce livre lui coûte quatre mille pistoles, à ce qu’elle nous dit. Racine et Despréaux en ont fait tous les discours, et y ont joint un éloge historique de Sa Majesté. Ce sont les étrennes que Mme de Montespan donne au Roi : on ne sauroit rien voir de plus riche, de mieux travaillé et de plus agréable. » Journal de Dangeau, tome I, p. 87. (Note de l’édition de 1818.)
  25. 25. Les manuscrits de Bussy contiennent deux lettres qui, dans l’une des copies autographes que nous collationnons, sont datées des 10 et 16 janvier 1680 ; dans l’autre, des 19 et 25 juin de la même année. Le contenu de ces lettres montre qu’elles ont été écrites en juin, et c’est à cette date que nous les donnerons.