Lettre 750, 1679 (Sévigné)

1679

750 — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Livry, jeudi au soir 2e novembre.

Je vous écris ce soir, ma très-chère, parce que j’ai envie d’aller demain[1] à Pompone. Mme de Vins m’en prioit l’autre jour si bonnement, que je m’en vais la voir, et M. de Pompone, que l’on gouverne mieux en dînant un jour à Pompone avec lui, qu’à Paris en un mois. Vous voulez donc que je me repose sur vous de votre santé, et je le veux de tout mon cœur, s’il est vrai que vous soyez changée sur ce sujet : ce seroit en effet quelque chose de si naturel que cela fût ainsi, et votre négligence à cet égard me paroissoit si peu ordinaire, que je me sens portée à croire que cette droiture d’esprit et de raison aura retrouvé sa place chez vous. Faites donc, ma chère enfant, tout ce que vous dites : prenez du lait et des bouillons, mettez votre santé devant toutes choses ; soyez persuadée que c’est non-seulement par les soins et par le régime que l’on rétablit une poitrine comme la vôtre, mais encore par la continuité des régimes ; car de prendre du lait quinze jours, et puis dire : « J’ai pris du lait, il ne me fait rien ; » ma fille, c’est se moquer de nous, 1679 et de vous-même la première. Soyez encore persuadée d’une autre chose, c’est que sans la santé on ne peut rien faire ; tout demeure, on ne peut aller ni venir qu’avec des peines incroyables : en un mot, ce n’est pas vivre que de n’avoir point de santé. L’état où vous êtes, quoi que vous disiez, n’est pas un état de consistance ; il faut être mieux, si vous voulez être bien. Je suis fort fâchée du vilain temps que vous avez, et de tous vos débordements horribles ; je crains votre Durance comme une bête furieuse.

On ne parle point encore de cordons bleus[2] : s’il y en a, je recevrai fort bien, mais tristement, M. de Grignan ; car enfin, s’il est obligé de revenir, je ne vois rien de plus mal placé que votre voyage : c’eût été une chose bien plus raisonnable et plus naturelle que vous l’eussiez attendu ici[3] ; mais on’ne devine pas ; et comme vous observiez et vous consultiez les volontés de M. de Grignan, comme on faisoit[4] autrefois les entrailles des victimes, vous y aviez vu si clairement qu’il souhaitoit que vous allassiez avec lui, que ne mettant jamais votre santé en aucune sorte de considération, il étoit impossible que vous ne partissiez, comme vous avez fait. Il faut regarder Dieu, et lui demander la grâce de votre retour, et que ce ne soit plus comme un postillon, mais comme une femme qui n’a plus d’affaires en Provence, qui craint la bise de Grignan, et qui a dessein de s’établir et de rétablir sa santé en ce pays.


1679 Je crois que je ferai un traité sur l’amitié ; je trouve qu’il y a tant de choses qui en dépendent, tant de conduites et tant de choses à éviter[5] pour empêcher que ceux que nous aimons n’en sentent le contre-coup ; je trouve qu’il y a tant de rencontres où nous les faisons souffrir, et où nous pourrions adoucir leurs peines, si nous avions autant de vues et de pensées qu’on en doit avoir pour ce qui tient au cœur : enfin je ferois voir dans ce livre qu’il y a cent manières de témoigner son amitié sans la dire, ou de dire par ses actions qu’on n’a point d’amitié, lorsque la bouche traîtreusement vous en assure[6]. Je ne parle pour personne ; mais ce qui est écrit est écrit.

Mon fils me mande des folies, et il me dit qu’il y a un lui qui m’adore, un autre[7] qui m’étrangle, et qu’ils se battoient tous deux l’autre jour à outrance, dans le mail des Rochers. Je lui réponds que je voudrois que l’un eût tué l’autre, afin que je n’eusse point trois enfants ; que c’étoit ce dernier qui me faisoit[8] tout le mal de la maternité, et que s’il pouvoit l’étrangler lui-même, je serois trop contente des deux autres[9]. J’admire la lettre de Pauline : est-ce de son écriture ? Non ; mais pour son style, il est aisé à reconnoître : la jolie enfant ! Je voudrois bien que vous pussiez me l’envoyer dans une de vos lettres ; je ne serai consolée de ne la pas voir que par les nouveaux attachements qu’elle me donneroit : je m’en vais lui faire réponse.

Je quitte ce lieu à regret, ma fille : la campagne est 1679 encore belle ; cette avenue et tout ce qui étoit désolé des chenilles, et qui a pris la liberté de repousser avec votre permission, est plus vert qu’au printemps dans les plus belles années ; les petites et les grandes palissades sont parées de ces belles nuances de l’automne dont les peintres font si bien leur profit ; les grands ormes sont un peu dépouillés, et l’on n’a point de regret à ces feuilles picotées : la campagne en gros est encore toute riante ; j’y passois mes journées seule avec des livres ; je ne m’y ennuyois[10] que comme je m’ennuierai partout, ne vous ayant plus. Je ne sais ce que je vais faire à Paris ; rien ne m’y attire, je n’y ai point de contenance ; mais le bon abbé[11] dit qu’il y a quelques affaires, et que tout est fini ici : allons donc. Il est vrai que cette année a passé assez vite ; mais je suis fort de votre avis pour le mois de septembre ; il m’a semblé qu’il a duré six mois tous des plus longs. Je vous manderai à Paris[12] des nouvelles de Mlle de Méri. Je n’eusse jamais pensé que cette Mme de Charmes[13] eût pu devenir sèche comme du bois : hélas ! quels changements ne fait point la mauvaise santé ! Je vous prie de faire de la vôtre le premier de vos devoirs ; après celui-là, ma fille, et M. de Grignan, auquel vous avez fait céder les autres avec raison, si vous voulez bien me donner ma place, je vous en ferai souvenir. Je suis bien heureuse[14] si je ne ressemble non plus à un devoir que M. de Grignan, et si vous pensez que c’est mon tour présentement à être un peu consultée[15]. Adieu, ma chère enfant : je vous aime au delà de tout ce qu’on peut aimer.



  1. Lettre 750. — 1 « Demain matin. » (Édition de 1754.) — Le texte de 1734 ne donne que la première phrase de cet alinéa, et reprend à : « On ne parle point encore, etc. »
  2. 2. Voyez tome V, p. 548, note 5.
  3. 3. « S’il y en a, et que M. de Grignan soit obligé de revenir, je le recevrai fort bien, mais fort tristement ; car enfin, au lieu de placer votre voyage comme vous avez fait, c’eût été une chose bien plus raisonnable et plus naturelle que vous eussiez attendu M. de Grignan ici. » (Édition de 1754.)
  4. 4. « Et comme vous observiez et consultiez les volontés de M. de Grignan, ainsi qu’on faisoit, etc. » (Ibidem.)
  5. 5. « Je trouve qu’il y a mille choses qui en dépendent, mille conduites à éviter, etc ; » et deux lignes plus loin : « une infinité de rencontres. » (Édition de 1754.)
  6. 6. « Traîtreusement assure le contraire. » {Ibidem.)
  7. 7. « Un autre lui. » {Ibidem.)
  8. 8. « Qui faisoit. » (Ibidem.)
  9. 9. Le reste du paragraphe manque dans le texte de 1734.
  10. 10. « Je ne m’ennuyois. » (Édition de 1754.)
  11. 11. « Je n’y ai point de contenance, j’y vais avec chagrin ; le bon abbé, etc. » (Ibidem.)
  12. 12. « En arrivant à Paris. » (Ibidem.)
  13. 13. Voyez tome II, p. 332, note 1.
  14. 14. Je me trouve fort heureuse. (Édition de 1754.)
  15. 15. Ce dernier membre de phrase : « et si vous pensez, etc., » n’est que dans le texte de 1754 ; mais la phrase qui termine la lettre n’est que dans celui de 1734.