Lettre 742, 1680 (Sévigné)

1679

742 — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Pompone, vendredi 13e octobre.

Me voici, ma fille, avec les meilleures gens du monde, comme vous savez[1] ; aussitôt qu’ils furent arrivés à Pompone, Mme de Vins m’envoya un laquais à Livry, pour me prier, si je le pouvois, de les venir voir. J’y vins hier au soir ; le maître et la maîtresse du logis me reçurent fort bien ; mais Mme de Vins parut tellement votre amie, et notre abord fut si tendre pour vous[2], que je ne pus douter de tout ce que je pensois déjà de la véritable amitié qu’elle a pour vous. Nous causâmes fort de votre départ, de votre séjour, de votre santé, et même de votre retour ; car on ne peut s’empêcher, comme vous disiez une fois, de se rendre l’avenir présent. Nous prenons tout ce que nous pouvons de tous les côtés : il seroit inutile de vous redire toutes nos conversations ; vous les imaginez aisément, et cela rendroit cette lettre infinie. Mme de Vins vous écrit ; elle vous mandera ce qu’elle sait de nouvelles. Dites-lui un peu que vous mettez sur votre compte tout ce qu’elle fait à mon égard. L’amitié qu’elle a pour vous m’est aussi convenable[3] que son âge me l’est peu ; mais son esprit est si bon et si solide, qu’on la peut tenir pour vieille par cet endroit, aussi bien que vous, qui avez passé à joints pieds sur 1679 toutes les misères des jeunes personnes. Je lui appris une querelle entre MM. de V***, d’A*** et T***[4]. M. de la Rochefoucauld les accommode, et s’en trouve si embarrassé, qu’il aimeroit mieux avoir à faire un poëme épique, à ce que me mande Mme de la Fayette[5] : je vous en dirai davantage mercredi.

Je reçus hier vos lettres en venant ici, de sorte que je fis tenir fort sûrement celle de Mme de Vins. Je serai demain à Paris : je verrai le chevalier, et dirai adieu à la Garde, qu’on dit qui s’en va mardi. Je veux leur ôter la peine de venir à Livry dont les chemins sont déjà vilains. Je ne vous dis plus rien de notre maison : vous aurez vu comme les pensées du vendredi étoient toutes contraires à celles du mercredi ; cela est fort de l’humanité. Je suis fort aise de la dernière résolution[6] ; je crois n’y avoir pas nui. Vous serez bien étonnée et bien fâchée de recevoir sitôt vos ordres pour l’assemblée : à peine aurez-vous le temps de vous reposer un moment ; mais cette précipitation est mêlée d’un grand bien car sûrement M. de Vendôme n’ira point[7] ; M. de Pompone me l’a dit avec plaisir : tous les ordres s’adressent à M. de Grignan. Il paroît ici qu’elle[8] est déjà commencée ; voilà 1679 qui est fait ; ainsi, ma belle, du bien et du mal mêlés partout : vous ne passerez point le mois de novembre chez vous, mais vous êtes encore gouverneurs. M. de Pompone sent cela comme nous ; je n’ai jamais vu un homme si aimable ; il m’a fort priée de vous faire ses compliments sincères et tendres ; car votre santé[9] et votre absence lui tiennent au cœur.

J’embrasse premièrement M. de Grignan ; je l’admire bien, et vous aussi, ma fille, d’aimer tant mes lettres ; je suis toujours tout étonnée du bien que vous m’en dites ; elles passent si vite chez moi, que je ne sens jamais ni ce qu’elles valent, ni aussi ce qu’elles ne valent pas : telles qu’elles sont, vous n’en aurez que trop, et moi des vôtres, qui font pourtant toute ma consolation ; mais elles sont bien tristes, quand je les compare à ce qu’il y a de meilleur ; je ne vis que pour en venir là.

Mais je reviens[10]. J’embrasse donc M. de Grignan premièrement, et suis fort aise qu’il ait la bonne foi d’avouer que je lui donne bien de la tablature pour savoir bien aimer[11] : qu’il essaye un peu de chanter sur ce ton, principalement sur le soin[12] de votre santé ; car on a beau dire que cela est importun, je ne suis pas trop de cet avis, et tout ce qui tient à la vie de ce que nous aimons, de tout temps ne s’est guère accordé avec la tranquillité. S’il avoit autant aimé Mme de Saint-Simon[13] que je vous aime, j’en demande pardon à son amour, il n’auroit pas été bien en repos de la voir dans l’état où vous êtes[14] ; qu’il examine donc cette vérité : voilà sa leçon d’aujourd’hui, car je me trouve obligée d’être sa maîtresse à aimer. Je l’embrasse donc premièrement ; jamais ne pourrai-je continuer, et embrasser quelqu’un secondement ? Ce sera vraiment Mesdemoiselles ses filles, qui me tiennent au cœur, et mon petit garçon, qui ne m’y tient pas mal aussi, et Paulinette[15] avec tous ses attraits ; et vous, ma très-chère, que vous dirai-je ? Rien du tout, que ce que vous avez la justice de me dire : c’est que vous remplissez[16] toute la capacité de ce cœur que vous trouvez si savant dans l’amitié.


  1. Lettre 742. — 1. « Me voici avec les plus aimables gens du monde. » (Édition de 1734.)
  2. 2. Ce membre de phrase « : et notre abord fut si tendre pour vous, » manque dans l’édition de 1754, qui remplace « de la véritable amitié n par « des sentiments. »
  3. 3. « Que vous mettez sur votre compte toutes les honnêtetés qu’elle a pour moi. Son amitié m’est aussi convenable, etc. » (Édition de 1754.)
  4. 4. Les deux éditions de Perrin n’ont que les initiales. Voyez la lettre suivante.
  5. 5. Ce membre de phrase n’est que dans le texte de 1754.
  6. 6. À propos d’un arrangement nouveau de l’hôtel de Carnavalet. Voyez le commencement de la lettre suivante. — Cette phrase et la précédente ne se lisent que dans la première édition de Perrin (1734).
  7. 7. On avait pu craindre que le duc de Vendôme n’allât cette mnée prendre possession de sa charge et l’exercer en personne. Le 19 janvier 1679, il « avoit prêté entre. les mains du Roi le serment de fidélité pour le gouvernement de Provence, dont il n’avoit point encore fait les fonctions, quoiqu’il en eût la survivance dès le vivant du cardinal de Vendôme, son père. » (Gazette du 21 janvier 1679.)
  8. 8. « Que l’assemblée. » (Édition de 1754.) Nous voyons dans l’Abrégé des délibérations de l’Assemblée générale des communautés de Provence, que les états avaient été cette année convoqués pour le 4 novembre, mais qu’ils furent différés jusqu’au 14
  9. 9. « Il m’a fort priée de vous dire que votre absence et votre santé, etc. » (Édition de 1754.)
  10. 10. « Je me suis égarée, mais je reviens. » (Ibidem.)
  11. 11. « Que je lui donne de la tablature pour savoir bien vous aimer. » (Ibidem.)
  12. 12. « Pour le soin. » (Ibidem.)
  13. 13. Voyez tome II, p. 16 et note 12, et p. 20. — Dans l’édition de 1734, il n’y a que les initiales : « Mme de S. S**. »
  14. 14. « Dans votre état. » (Édition de 1754.)
  15. 15. « Paulinote. » (Ibidem.)
  16. 16. « Rien du tout, si ce n’est que vous remplissez, etc. » (Ibidem.)