Lettre 407, 1675 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 479-483).
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1675

407. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 14e juin.

C’est au lieu d’aller dans votre chambre, ma bonne, que je vous entretiens. Quand je suis assez malheureuse de ne vous avoir plus, ma consolation toute naturelle, c’est de vous écrire, de recevoir de vos lettres, de parler de vous, et de faire quelques pas pour vos affaires. Je passai hier l’après-dînée avec notre cardinal : vous ne sauriez jamais deviner de quoi nous parlons quand nous sommes ensemble. Je recommence toujours à vous dire que vous ne pouvez trop l’aimer, et que je vous trouve heureuse d’avoir renouvelé si solidement toute l’inclination et la tendresse naturelle qu’il avoit déjà pour vous[1].

Mandez-moi comme vous vous portez de l’air de Grignan, s’il vous a déjà bien dévorée, enfin comme vous êtes, et comme je me dois représenter votre jolie personne. Votre portrait est très-agréable, mais beaucoup moins que vous, sans compter qu’il ne parle point. Pour moi, n’en soyez point en peine, ma règle présentement est d’être déréglée ; je n’en suis point malade. Je dîne tristement ; je suis ici jusqu’à cinq ou six heures ; le soir je vais, quand je n’ai point d’affaires, chez quelqu’une de mes amies ; je me promène-selon les quartiers ; nous voici dans les saluts[2] ; je fais tout céder au plaisir d’être avec Monsieur le Cardinal : je ne perds aucune des heures qu’il me peut donner, il m’en donne beaucoup ; j’en sentirai mieux son départ et son absence : il n’importe ; je ne songe jamais à m’épargner : après vous avoir quittée, je n’ai plus rien à craindre. J’irois un peu à Livry sans lui et vos affaires, mais je mets les choses au rang qu’elles doivent être, et ces deux choses sont bien au-dessus de mes fantaisies.

La Reine fut voir Mme de Montespan à Clagny, le jour que je vous avois dit qu’elle l’avoit prise en passant. Elle monta dans sa chambre, elle y fut une demi-heure ; elle alla dans celle de M. du Vexin qui étoit un peu malade, et puis emmena Mme de Montespan à Trianon, comme je vous l’avois mandé[3]. Il y a des dames qui ont été à Clagny ; elles trouvèrent la belle si occupée des ouvrages et des enchantements que l’on fait pour elle, que pour moi je me représente Didon qui fait bâtir Carthage : la suite de l’histoire ne se ressemblera pas[4]. M. de la Rochefoucauld m’a fort priée de vous assurer de son service ; Mme de la Fayette vous embrasse. Nous craignons bien que vous n’ayez tout du long Madame la Grande-Duchesse[5]. On lui prépare ici une prison à Montmartre, dont elle seroit effrayée, si elle n’espéroit point de la faire changer ; c’est à quoi elle sera attrapée : ils sont ravis en Toscane d’en être défaits. Mme de Sully est partie : Paris devient fort désert ; je voudrois déjà en être dehors. Je dînai hier avec le Coadjuteur chez Monsieur le Cardinal ; je le chargeai de vous faire l’histoire ecclésiastique[6]. Monsieur Joli[7] prêcha à l’ouverture[8] ; mais comme il ne se servit que d’une vieille évangile[9] et qu’il ne dit que de vieilles vérités, son sermon parut vieux. Il y auroit de belles choses à dire sur cet article.

La Reine a dîné aujourd’hui aux Carmélites du Bouloi, avec Mme de Montespan et Mme de Fontevrault : vous verrez de quelle manière se tournera[10] cette amitié. On dit que M. de Turenne reconduit les ennemis quasi jusque dans leur logis ; il est assez avant dans leur pays. Vous recevrez un si gros paquet de d’Hacqueville, que c’est se moquer de vouloir vous apprendre quelque chose aujourd’hui. J’ai le cœur bien pressé de Monsieur le Cardinal. Ce redoublement d’amitié et de commerce augmente ma tristesse. Il sort d’ici, et s’en va demain[11]. Je n’ai point encore reçu vos lettres. Croyez, ma bonne, qu’il n’est pas possible d’aimer plus que je vous aime : je ne suis animée que de ce qui a quelque rapport à vous. Mme de Rochebonne m’a écrit très-tendrement ; elle me conte avec quels sentiments vous reçûtes et vous lûtes mes lettres à Lyon. Vous êtes donc foible quelquefois aussi bien que moi, ma très-aimable enfant.


  1. LETTRE 407 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. Cette phrase a été omise dans les éditions de 1726 et de 1734 ; elle ne se trouve que dans l’édition de 1754.
  2. 2. En 1675 la Fête-Dieu tombait au 13 juin.
  3. 3. Voyez la fin de la lettre précédente.
  4. 4. Ces mots : « La suite de l’histoire, etc., » ne se trouvent que dans le manuscrit et dans l’édition de 1754. Tout ce morceau, depuis : « La Reine fut voir, etc., » jusqu’à : « Je dînai hier, etc., » manque dans les éditions de 1726 et de 1734.
  5. 5. Marguerite-Louise d’Orléans, fille de Gaston, duc d’Orléans, et de Marguerite de Lorraine, sa seconde femme. Elle avait été mariée le 19 avril 1661 à Côme III de Médicis, grand-duc de Toscane en 1670 ; elle mourut à Paris, deux ans avant Côme III, le 17 septembre 1721, à l’âge de soixante-dix-sept ans. Voyez la lettre du 3 juillet suivant. « Madame la Grande-Duchesse avoit été fort belle, et très-bien faite et grande : on le voyoit bien encore ; bonne et peu d’esprit, mais arrêtée en son sens sans pouvoir être persuadée… Elle vécut fort mal avec le Grand-Duc, dont la patience et les soins pour la ramener furent continuels… Après avoir eu ces enfants (un aîné mort longtemps avant son père ; Jean-Gaston, le dernier des Médicis ; et l’électrice Palatine), la Grande-Duchesse redoubla d’humeur exprès, et de conduite étrange en Italie, avec tant d’éclat que le Roi y mit la main par ses envoyés (entre autres par l’évêque de Marseille en 1673)… Elle en fit tant que le Grand-Duc consentit enfin à son retour en France, mais sous des conditions qui lui donnèrent plus de contrainte qu’elle n’en auroit eu à Florence… » (Saint-Simon, tome XVIII, p. 186, 187.) Voyez aussi les Mémoires de Mademoiselle, tomes III, p. 507 et suivantes ; IV, p. 348 et suivantes, 520 et suivantes.
  6. 6. C’est-à-dire l’histoire de l’assemblée du clergé de France.
  7. 7. Evêque d’Agen.
  8. 8. L’ouverture solennelle de l’assemblée se fit le 7 juin, à Saint-Germain, par la messe du Saint-Esprit. Après une séance préparatoire, tenue à l’archevêché de Paris le 25 mai, le clergé était allé siéger le 29 à Saint-Germain, dans la salle du château neuf.
  9. 9. Tel est le texte de notre copie et de l’édition de Rouen (1726). Le Dictionnaire de l’Académie de 1694 dit que le mot est masculin et féminin ; dans le Dictionnaire de Furetière il a aussi les deux genres, mais dans deux acceptions diverses.
  10. 10. Dans notre ancienne copie on lit : « de quelle hauteur se tournera, etc. »
  11. 11. Voici comment le texte a été modifié dans l’édition de 1754 (qui finit à : « s’en va demain ; » celle de 1734 s’arrête à « et jusque dans leur logis) : « J’ai le cœur bien pressé de notre cardinal, je le vois souvent et longtemps, et cela même augmente ma tristesse ; il s’en va demain. »