Lettre 395, 1675 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 442-445).
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1675

395. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN ET DE MADEMOISELLE DE BUSSY À MADAME DE SÉVIGNÉ.

Le lendemain du jour que j’eus reçu cette lettre, j’y fis cette réponse.
À Chaseu, ce 7e avril 1675[1].
du comte de bussy.

Je ne vous avois pas mandé la désagréable réponse du Roi, que notre paladin[2] m’avoit rendue il y a assez longtemps, parce qu’il m’avoit prié de n’en parler à qui que ce soit. Vous savez comme il est circonspect sur les choses qui regardent le maître ; mais puisqu’il vous a dit ce secret, il m’a fait plaisir, et j’aime mieux en parler avec vous qu’avec toute autre personne.

Il me paroît que vous étendez trop vos soupçons sur le mot d’invincible ; je crois qu’ils ne peuvent tomber que sur une seule personne, et que vous en conviendrez, quand vous ferez réflexion qu’un grand roi ne peut pas avouer que rien lui paroisse invincible que l’amour : vous m’entendez bien, Madame. De vous dire maintenant ce qui m’a mis l’amour sur les bras, je l’ignore, car je ne l’ai jamais mérité : au contraire ; et je n’en serois pas si surpris si j’avois autant fait contre ce côté-là que contre les deux autres endroits que vous soupçonnez. Ce sont, à mon avis, des gens qui ne m’aiment pas, et que vous connoissez fort, qui m’ont rendu l’amour contraire[3]. Il faut avoir patience ; si l’impatience me pouvoit servir de quelque chose, je n’en manquerois pas.

Je serai bien fâché quand Mme de Grignan vous quittera, parce que vous le serez fort toutes deux. Cependant il ne faut pas qu’elle se laisse trop aller à son chagrin : outre que sa santé et sa beauté en pourroient pâtir, elle passeroit désagréablement sa vie. En quelque lieu qu’elle et moi soyons, je l’aimerai et je l’estimerai toujours extrêmement[4].

de mademoiselle de bussy.

L’époux qu’on me destine[5], ma chère tante, me paroît bon et raisonnable ; il n’est pas beau, mais il est de belle taille : je ferai ce que je pourrai pour vous le faire voir bientôt, afin que vous en jugiez vous-même. Mon père vous va dire le reste.

du comte de bussy.

L’Époux donc est presque aussi grand que moi ; il a plus de trente ans[6], l’air bon, le visage long, le nez aquilin et le plus grand du monde, le teint un peu plombé, assez de la couleur de celui de Saucourt[7], chose considérable en un futur. Il a dix mille livres de rente sur la frontière du Comté et de la Bresse, dans les terres de Cressia, de Coligny, d’Andelot, de Valfin et de Loysia, desquelles il jouit présentement par la succession de Joachim de Coligny[8], frère de sa mère. Le comté de Dalet, son père, remarié, comme vous savez, avec Mlle d’Estaing, jouit de la terre de Dalet et de celle de Malintras[9], et, après sa mort, elles viennent au futur par une donation que son père et sa mère firent, dans leur contrat de mariage, de ces deux terres à leur fils aîné : elles valent encore dix mille livres de rente, et plus. Une de ses tantes vient de lui faire donation d’une terre de trois mille livres de rente après sa mort. Son intention[10] est de prendre emploi aussitôt qu’il sera marié, et je ne l’en dissuaderai pas[11]. Sa maison de Cressia, qui sera sa demeure, est à deux journées de Chaseu et à trois de Bussy. Je donne à ma fille le bien de sa mère dès à présent[12], et je ne la fais pas renoncer à ses droits paternels.

de mademoiselle de bussy.

Je vous rends mille grâces, ma chère tante, et à Madame de Grignan, de la part que vous me témoignez prendre à mon établissement ; vous ne sauriez toutes deux vous intéresser aux affaires de personne qui vous aime et qui vous honore plus que je fais.



  1. Lettre 395. — 1. Dans le manuscrit de l’Institut la lettre est datée du 12e avril. Elle n’y commence qu’au troisième paragraphe : « Je serai bien fâché, etc. »
  2. 2. Le duc de Saint-Aignan. Voyez la lettre précédente.
  3. 3. Par l’amour, il faut évidemment entendre ici Mme de Montespan ; ces gens qui n’aimaient pas Bussy et que Mme de Sévigné connaissait fort, ne peuvent guère être que la Rochefoucauld et son fils Marsillac, qui demeura toute sa vie, dit Saint-Simon, étroitement lié avec Mme de Montespan, Mme de Thianges et toute sa famille. Voyez Saint-Simon, tomes VII, p. 191 ; XI, p. 33 ; la lettre du 15 décembre 1673, p. 316, et la note 15, p. 318 ; la lettre de Bussy à Mme de Thianges, et le commentaire dont il l’accompagne, dans sa Correspondance, tome II, p. 304, 322.
  4. 4. On lit ici dans le manuscrit de l’Institut la transition suivante : « Écoutez votre nièce de Bussy, Madame : la voilà qui va vous entretenir. »
  5. 5. Gilbert (ou Gilbert-Allire) de Langhac, marquis de Coligny, épousa Mlle de Bussy, à Chaseu, le 5 novembre suivant (voyez la lettre de Bussy du 26 décembre). Il mourut à Condé, huit mois après son mariage, au commencement de juillet 1676 (voyez la Correspondance de Bussy, tome III, p. 165 et 166). Il était fils de Gilbert de Langhac, comte de Dalet, et de Barbe de Coligny. Dans le manuscrit de M. le marquis de la Guiche, Bussy écrit Langhac ; dans celui de l’Institut Langeac, comme on prononce. — Le frère de sa mère, Joachim, marquis de Coligny, était mort sans postérité, le 7 décembre 1664 ; ce frère était le dernier enfant de Clériadus de Coligny, baron de Cressia, et avec lui avait fini cette branche de Cressia qui eut pour auteur le frère cadet du grand-père de l’illustre amiral de Coligny. — Voyez la lettre de Bussy du 2 août 1679 : il y a complété les détails qu’il donne ici. — Sur l’ancienneté de la maison de Langhac, voyez les lettres du 9 octobre et du 20 décembre 1675. — Mlle d’Estaing, seconde femme du comte de Dalet, dont il est question un peu plus bas, était Gilberte, fille de Jean-Louis, comte d’Estaing, mort jeune, sans enfant mâle, en 1628, et de Louise, comtesse d’Apchon.
  6. 6. Dans le manuscrit de l’Institut : « Il a trente-cinq ans ; » trois lignes plus bas, les mots : « en un futur, » sont omis.
  7. 7. Voyez la note 8 de la lettre 357, et Walckenaer, tome V, p. 418.
  8. 8. « Par la succession de feu Coligny Cressia. » (Manuscrit de l’Institut.) — Voyez la note 5.
  9. 9. « Jouit de la terre, etc., sa vie durant. » (Ibidem.)
  10. 10. « Elles valent plus de dix mille livres de rente. Son intention, etc. » (Manuscrit de l’Institut.) — La phrase relative à la donation de la tante a été omise.
  11. 11. « Et vous croyez bien que je ne l’en dissuaderai pas. »  » (Ibidem.) — La phrase suivante manque.
  12. 12. « Je donne à ma fille les cinquante mille écus que j’ai eus de sa mère, c’est-à-dire je lui en paye sept mille livres d’intérêts. » (Ibidem.) — L’apostille de Mlle de Bussy a été omise.