Lettre 386, 1674 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 417-419).
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386. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN À MADAME DE SÉVIGNÉ ET À MADAME DE GRIGNAN.

1674

Le même jour que je reçus ces lettres, j’y fis ces réponses, et premièrement à Mme de Sévigné.
À Chaseu, ce 10e septembre 1674.
à madame de sévigné.

Comme je ne trouve aucune conversation qui me plaise tant que la vôtre, Madame, je ne trouve aussi point de lettres si agréables que celles que vous m’écrivez. Il faut dire la vérité : ç’auroit été grand dommage si vous fussiez morte ; tous vos amis y auroient fait une perte infinie ; pour la mienne, elle auroit été telle, que quelque intérêt que je prenne en votre vertu, j’aimerois mieux qu’il lui en coûtât quelque chose, et que vous vécussiez toujours ; car enfin ce n’est pas seulement comme vertueuse que je vous aime, c’est encore comme la plus aimable femme du monde.

Nos victoires sont fort chères, mais elles en sont plus honorables[1]. Le Roi est bien heureux, dites-vous, de se pouvoir passer de tant de braves gens qu’il laisse inutiles. J’en demeure d’accord ; mais ce n’est pas une bonne fortune nouvelle pour lui, car il s’est autrefois passé de Monsieur le Prince et de M. de Turenne[2], et les a même bien battus, eux qui présentement avec ses armes battent tout le reste du monde. Après cela nous pouvons bien nous faire justice, et ne pas trouver étrange qu’on puisse faire la guerre sans nous. Dans d’autres États que celui-ci nous brillerions, et il faudroit que l’on comptât avec nous quand on auroit de grandes affaires sur les bras ; mais en France il y a tant de gens de mérite, et beaucoup plus qui ont apparence d’en avoir, que ceux qui en ont un véritable ne sont distingués bien souvent que par la fortune ; quand elle leur manque, on les laisse chez eux, pendant qu’on gagne des batailles avec toutes sortes de gens mêlés[3].

Ma charge est remplie par un galant homme ; il a de la naissance et du mérite, et celui auquel il succède[4] n’avoit que du courage et de la faveur. Je lui viens d’écrire comme à mon ami et à mon allié[5].

Aussitôt après la nouvelle du combat de Senef, j’écrivis au Roi, et je lui offris mes services[6]. Toutes mes honnêtetés et ma bonne conduite[7] sont des œuvres mortes, maintenant que la grâce me manque ; mais tout cela me sera compté, et me tournera à profit, si je reviens jamais à la cour. Il faut espérer, et cependant se réjouir.

Monsieur votre fils a été bien heureux d’en être quitte pour une légère blessure à la tête. Ce que le peuple appelle mener les gens à la boucherie, c’est les poster où étoient les quatre escadrons de la maison du Roi, et qui a passé par là a essuyé les plus grands périls de la guerre. Quand on affronte de la cavalerie ou de l’infanterie, l’action anime ; mais ici c’est de sang-froid qu’on est passé par les armes.

à madame de grignan.

Vous m’avez écrit d’une encre si blanche, que je n’ai lu que dix ou douze mots par-ci par-là de votre lettre, et ce n’a été que votre bon sens et le mien qui m’ont fait deviner le reste. C’est une vraie encre à écrire des promesses qu’on ne voudroit pas tenir : de l’heure qu’il est, tout est effacé ; mais enfin il me souvient bien que vous m’y avez dit des choses obligeantes. J’espère que ces bontés auront fait plus d’impression sur votre cœur que sur votre papier. Si cela étoit égal, vous seriez la plus légère amie du monde. Pour l’amitié que je vous ai promise, Madame, elle est écrite dans mon cœur avec des caractères qui ne s’effaceront jamais. Voilà de grandes paroles cela !



  1. Lettre 386. — 1. Cette phrase est omise dans le manuscrit de l’Institut, où la précédente se termine ainsi : « La plus aimable femme de France. »
  2. 2. Durant les troubles de la Fronde.
  3. 3. « Mais en France il y a tant de gens de mérite, que le Roi peut se passer aisément de ceux qui en ont et qui lui ont déplu. » (Manuscrit de l’Institut.) — Dans notre copie de lettres on a effacé la fin de la phrase, depuis : « et beaucoup plus… » et une autre main y a substitué, entre les-lignes, ce peu de mots : « qu’il n’est pas surprenant qu’on en oublie quelques-uns. » Avant d’effacer, on avait ajouté, en interligne aussi, fort bien et sans eux : « pendant qu’on gagne fort bien des batailles sans eux. »
  4. 4. « Ma charge est remplie d’un homme de mérite et de naissance. Celui à qui il a succédé n’avoit, etc. » (Manuscrit de l’Institut.)
  5. 5. La lettre de Bussy au marquis de Renel est datée du 28 août (voyez la Correspondance, tome II, p. 389). Elle se termine par un retour que Bussy fait sur lui-même : « Je souhaite… que cette charge vous procure les honneurs et les établissements qu’elle doit faire avoir aux gens qui ne sont pas malheureux. »
  6. 6. Dans notre copie de lettres on a ajouté ici, entre les lignes : « Je vous envoie ma lettre, » et dans le manuscrit de l’Institut : « Je vous envoie la copie de cette lettre. » — Elle est datée du 20 août et se trouve, dans l’édition de 1697, au tome I, p. 150, et dans la Correspondance, au tome II, p. 444, 445.
  7. 7. Dans le manuscrit de l’Institut : « Tout mon zèle et toute ma bonne conduite… » et un peu plus loin : « … me tournera un jour à profit, quand le Roi se radoucira pour moi. » La petite phrase suivante est omise.