Lettre 376, 1674 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 395-396).
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1674

*376. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, lundi 29e janvier.

Il me semble, ma fille, que vous deviez compter sur votre congé plus fortement que vous n’avez fait. Le billet que je vous ai envoyé de M. de Pompone vous en assuroit assez : un homme comme lui ne se seroit pas engagé à le demander, sans être sûr de l’obtenir ; vous l’aurez eu le lendemain que vous m’avez écrit, et il eût fallu que vous eussiez été toute prête à partir ; vous me parlez de plusieurs jours, cela me déplaît. Vous aurez reçu bien des lettres par l’ordinaire du congé, et vous aurez bien puisé à la source du bon sens (c’est-à-dire, Monsieur l’Archevêque) pour votre conduite pour toutes vos affaires[1].

Je crois que M. de Grignan est allé à Marseille et à Toulon : il y a un an, comme à cette heure, que nous y étions ensemble. Vous songez donc à moi en revoyant Salon et les endroits où vous m’avez vue. C’est un de mes maux que le souvenir que donnent les lieux ; j’en suis frappée au delà de la raison : je vous cache, et au monde, et à moi-même, la moitié de la tendresse et de la naturelle inclination que j’ai pour vous.

On va fort à l’opéra nouveau ; on trouve pourtant que l’autre étoit plus agréable[2] ; Baptiste croyoit l’avoir surpassé ; le plus juste s’abuse : ceux qui aiment la symphonie y trouvent des charmes nouveaux ; je crois que je vous attendrai pour y aller. Les bals de Saint-Germain sont d’une tristesse mortelle : les petits enfants veulent dormir dès dix heures, et le Roi n’a cette complaisance que pour marquer le carnaval, sans aucun plaisir. Il disoit à son dîner : « Quand je ne donne point de plaisir, on se plaint ; et quand j’en donne, les dames n’y viennent pas. » Il ne dansa la dernière fois qu’avec Mme de Crussol, qu’il pria de ne lui point rendre sa courante. M. de Crussol[3], qui tient le premier rang pour les bons mots, disoit en regardant sa femme plus rouge que les rubis dont elle étoit parée : « Messieurs, elle n’est pas belle, mais elle a bon visage. »

Votre retour est présentement la grande nouvelle de la cour ; vous ne sauriez croire les compliments que l’on m’en fait. Il y a aujourd’hui cinq ans, ma fille, que vous fûtes… quoi ?… mariée.

J’ai vu enfin chez elle la pauvre Caderousse ; elle est verte et perd son sang et sa vie : trois semaines tous les mois, cela ne peut pas aller loin[4] ; mais voilà M. le chevalier de Grignan qui vous dira le reste.

Je vous embrasse, ma chère enfant, avec une tendresse infinie.


  1. Lettre 376 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. C’est le texte de 1734. Dans l’édition de 1754, on lit : « pour être conduite sur toutes vos affaires. » — Les deux éditions de Perrin donnent de plus, à la suite de cette phrase : « Vous aurez vu ce que la Garde vous conseille sur le nombre de vos gens (dans 1754 : « pour amener peu de gens » ) ; si vous amenez tout ce qui voudra venir, votre voyage de Paris sera comme celui de Madagascar. Il faut se rendre légère (dans 1754 : « léger » ), et garder le décorum pour la province. » Voyez la lettre précédente, p. 392, et la note 15.
  2. 2. Probablement Cadmus et Hermione de Quinault et Lulli, représenté sur le théâtre du Bel-Air en 1672, et le 17 avril 1673 sur le théâtre du Palais-Royal. Voyez Walckenaer, tome V, p. 257 et 125.
  3. 3. Depuis duc d’Uzès. (Note de Perrin.)
  4. 4. Elle mourut en décembre 1675. Voyez tome I, p. 493, note 5, et tome II, p. 94.