Lettre 374, 1674 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 385-388).
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1674

374. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, lundi 22e janvier.

Je ne sais si l’espérance de vous embrasser, qui me dilate le cœur, me donne une disposition tout extraordinaire à la joie ; mais il est vrai, ma fille, que j’ai extrêmement ri de ce que vous me dites de Pellisson et de M. de Grignan[1] : Corbinelli en est ravi, et ceux qui verront cet endroit seront heureux. On ne peut pas se mieux jouer que vous faites là-dessus, ni le reprendre plus plaisamment en deux ou trois endroits de votre lettre : fiez-vous à nous, il est impossible d’écrire plus délicieusement. C’est une grande consolation pour moi que la vivacité de notre commerce, dont je ne crois pas qu’il y ait d’exemple. Vous dites trop de bien de mes lettres : je ne trouve à dire que cela dans les vôtres ; cependant je vous avoue (voyez quelle bizarrerie) que je meurs d’envie de n’en plus recevoir ; et en disant cela, je prétends élever bien haut les charmes de votre présence.

Ce que vous dites au sujet de la Grêle[2], qui parle selon ses desirs et selon ses vues, sans faire aucune attention ni sur la vérité ni sur la vraisemblance, est très-bien observé. Je pense, pour moi, qu’il n’y a rien tel que d’être insolent : ne seroit-ce point là comme il faut être ? J’ai toujours haï ce style ; mais s’il réussit, il faut changer d’avis. Je prends l’affaire de votre ami l’assassinateur[3], pour la mettre dans mon livre de l’Ingratitude[4]. Je la trouve belle ; mais ce qui me frappe, c’est la délicatesse de cet homme qui ne veut pas qu’on soit amoureux de sa mère, et qui poignarde son ami et son bienfaiteur : les consciences de Provence sont admirables. Celle de la Grêle est en miniature sur le moule de celle-ci ; ses scrupules, ses relâchements, ses propositions, ses oppositions : en augmentant et noircissant les doses, on en feroit fort bien votre ami le scélérat.

Ma fille, laissons ce discours : vous venez donc, et j’aurai le plaisir de vous recevoir, de vous embrasser, et de vous donner mille petites marques de mon amitié et de mes soins. Cette espérance répand une douce joie dans mon cœur ; je suis assurée que vous le croyez, et que vous ne craignez point que je vous chasse.

J’ai été aujourd’hui à Saint-Germain ; toutes les dames m’ont parlé de votre retour. La[5] comtesse de Guiche m’a priée de vous dire qu’elle ne vous écrira point, puisque vous venez querir votre réponse : elle est au dîner, quoique Andromaque[6] ; la Reine l’a voulu. J’ai donc vu cette scène. Le Roi et la Reine mangent tristement, je n’oserois dire leur avoine. Mme de Richelieu est assise, et puis les dames, selon leur dignité ; quand elles sont debout, les autres sont assises ; celles qui n’ont point dîné sont prêtes à s’élancer sur les plats ; celles qui ont dîné ont mal au cœur, et sont suffoquées de la vapeur des viandes : ainsi cette troupe est suffisante[7]. Mme de Crussol étoit coiffée dans l’excès de la belle coiffure ; elle sera parée mercredi toute de rubis ; elle a pris tous ceux de Monsieur le Duc et de Mme de Meckelbourg. Je soupai hier avec cette princesse chez Gourville, avec les Fayette et Rochefoucauld. Nous épuisâmes tout le chapitre d’Allemagne, sans en excepter une seule principauté.

Sa Majesté a donné à M. le comte du Vexin[8] la charge des Suisses, qu’avoit M. le comte de Soissons[9]. C’est M. de Louvois qui l’exerce.

J’attends le pauvre pichon à tout moment, et que béni soit l’hora e il giorno, e l’anno e il momento, où j’embrasserai ma pichonne[10]. Voilà notre d’Hacqueville ; il est fort réjoui de votre lettre pour Maubuisson, je n’en écrirai plus rien. J’ai déjà adressé deux paquets à Saint-Gesmes ; voici le troisième. Vous avez votre congé ; c’est à vous à faire le reste. Emmenez le Coadjuteur, si vous voulez bien faire. L’archevêque de Reims étoit en furie aujourd’hui de ce que je ne l’assurois[11] pas de son retour.

Adieu, ma chère aimable et la plus aimée ; je vous quitte pour causer avec d’Hacqueville et Corbinelli : ils ne font point de façon de m’interrompre dans ma pensée que vous venez. J’embrasse M. de Grignan ; je lui recommande la barque : ne soyez pas hasardeuse, ne vous exposez pas mal à propos : ah ! quelle folie ! La Garde vous conseille bien d’emmener le moins de gens que vous pourrez.


  1. Lettre 374 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. Il y a apparence que Mme de Grignan avait répondu par une plaisanterie sur le mot de Guilleragues, rapporté à la fin de la lettre du 5 janvier précédent, et qu’elle comparait son mari à Pellisson ; tous les deux étaient laids, mais d’une laideur aimable. (Note de l’édition de 1818.)
  2. 2. L’évêque de Marseille.
  3. 3. Voyez plus haut, p. 341 et 352.
  4. 4. Voyez les passages indiqués au tome II, p. 49, note 15.
  5. 5. Le morceau suivant, dans l’édition de Rouen (1726), fait partie de la lettre du 3 janvier 1672 ; dans celle de la Haye (1726), il est daté du mercredi 9 mars (sans indication d’année) ; dans la première de Perrin, il termine notre lettre 377.
  6. 6. C’est-à-dire, quoique en habit de veuve. (Note de Perrin, 1754.)
  7. 7. Tel est le texte du manuscrit ; l’édition de Rouen (1726) et la seconde de Perrin (1754) portent : « Ainsi cette troupe est souffrante ; » celle de la Haye (1726) : « est trop souffrante. »
  8. 8. Louis-César de Bourbon, fils de Mme de Montespan, né en 1672 (voyez la note 18 de la lettre 366) ; mais ce fut son frère aîné, le duc du Maine, qui eut la charge de colonel général des Suisses ; on lui donna à lui l’abbaye de Saint-Germain des Prés (voyez la fin de la lettre suivante). Dans le manuscrit et dans l’édition de la Haye on a corrigé le texte en conséquence et remplacé le comte du Vexin par le duc du Maine.
  9. 9. Eugène-Maurice de Savoie, comte de Soissons, mort le 7 juin 1673. (Note de Perrin.)
  10. 10. On lit bichonne dans l’édition de la Haye, la seule qui donne ce paragraphe. — Voyez la note 2 de la lettre 330.
  11. 11. Nous avons substitué par conjecture j’assurois à j’assignois, qui est dans l’édition de la Haye.