Lettre 372, 1674 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 375-382).
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1674

372. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE CORBINELLI À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 19e janvier.
de madame de sévigné.

Je serois bien fâchée, ma fille, qu’aucun courrier fût noyé ; ils vous portent tous des lettres et des congés qu’il faut que vous receviez. Vous êtes admirable de vous souvenir de ce que j’ai dit de cette Durance. Pour moi, je n’oublie rien de tout ce qui a seulement rapport à vous : jugez donc si je me souviens de Nove[1] et de notre Espagnol, et de nos chartreux, et de nos chansons de Grignan, et de mille et mille autres choses ! Vous voudriez donc que je visse votre cœur sur mon sujet ; je suis persuadée que j’en serois contente ; vous n’êtes point une diseuse, vous êtes assez sincère ; et en un mot, sans étendre ce discours, que je rendrois asiatique[2], si je voulois, je suis assurée que vous m’aimez tendrement ; mais vous êtes cruelle de recevoir avec tant de chagrin des riens que je donne à mes pichons. Je vous prie de n’en plus parler, et de songer que toute ma cassette ne valoit pas un des petits chariots que le Coadjuteur leur a donnés : voilà qui est donc fini, et qu’il n’en soit point question, s’il vous plaît, dans ma tutelle[3]. C’est tout de bon que je m’en vais la rendre ; mais je crains vos chicanes : vous trouverez à dire à tout, et M. de Grignan ne songe, à l’heure qu’il est, qu’à me plaider : je vous connois tous deux ; le bien Bon en tremble, et se prépare à recevoir un affront : il meurt d’envie que vous soyez ici. Je l’aime de tout mon cœur, car tout roule là-dessus. M. de la Garde est plus que jamais persuadé que vous ferez tous deux des merveilles ici. Il voudroit aussi bien que moi que le Coadjuteur fût du voyage ; cela seroit digne de son amitié, et achèveroit tout ce qu’il a si bien fait à Lambesc : il a des amis et de la considération ; il parle aux ministres ; il est hardi, il est heureux ; enfin je vous en écrivis l’autre jour amplement. Nous fîmes le discours que M. de Grignan doit faire au Roi ; il a un style propre pour plaire à Sa Majesté, c’est-à-dire doux et respectueux ; le vôtre sera un peu plus animé : enfin nous prîmes tous vos tons, et nous trouvâmes que cela composoit ce qui est nécessaire et ce qu’on peut souhaiter.

Vous savez bien que Monsieur le Prince est revenu, et que voilà qui est fait. J’attends mon fils à tout moment. Vous savez ce vol qu’on a fait dans la chapelle de Saint-Germain. On m’a assuré que le Roi savoit qui c’étoit ; qu’il avoit fait cesser les poursuites ; que c’étoit un homme de qualité, mais qui n’étoit pas de sa maison. La princesse d’Harcourt danse au bal, et même toutes les petites danses : vous pouvez penser combien on trouve qu’elle a jeté le froc aux orties, et qu’elle a fait la dévote pour être dame du palais. Elle disoit, il y a deux mois[4] : « Je suis une païenne auprès de ma sœur d’Aumont. » On trouve qu’elle dit bien présentement ; la sœur d’Aumont n’a pris goût à rien ; elle est toujours de méchante humeur, et ne cherche qu’à ensevelir des morts[5]. La princesse d’Harcourt n’a point encore mis de rouge. Elle dit à tout moment : « J’en mettrai si la Reine et M. le prince d’Harcourt me le commandent ; » la Reine ne lui commande point, ni le prince d’Harcourt, de sorte qu’elle se pince les joues, et l’on croit que M. de Sainte-Beuve[6] entrera dans le tempérament. Voilà bien des folies que je ne voudrais dire qu’à vous, car la fille de Brancas est sacrée pour moi : je vous prie que cela ne retourne jamais. Ces bals sont pleins de petits enfants ; Mme de Montespan y est négligée, mais placée en perfection : elle dit que Mlle de Rouvroi[7] est déjà trop vieille pour danser à ce bal ; Mademoiselle[8], Mademoiselle de Blois, les petites de Piennes, Mlle de Roquelaure (un peu trop vieille, elle a quinze ans[9]). Mademoiselle de Blois est un chef-d’œuvre : le Roi et tout le monde en est ravi ; elle vint au milieu du bal dire à Mme de Richelieu : « Madame, ne sauriez-vous me dire si le Roi est content de moi ? » Elle passe près de Mme de Montespan, et lui dit : « Madame, vous ne regardez pas aujourd’hui vos amies ; » enfin, avec des petites chosettes sorties de sa belle bouche, elle enchante par son esprit, sans qu’on croie qu’on en puisse avoir davantage. Je fais réparation à ma grande Mademoiselle : elle ne danse plus, Dieu merci[10]. On ne voit point les autres enfants ; on voit un peu Mme Scarron. J’irai quand je voudrai.

J’ai eu une très-bonne conversation avec le Brouillard[11] ; elle a remonté au Dégel, et peut-être plus haut. Rien n’est plus important que le chemin qui vous est sûr par le Brouillard, qui est en vérité tout plein de zèle et d’affection pour vous, et qui entre parfaitement bien dans tous nos sentiments. J’ai cru que je ferois bien de commencer cette confidence, qu’il faut que vous acheviez et que vous ménagiez. Il est intime du Dégel, et j’aime mieux aller par lui que par elle pour certains détails et certains loisirs qu’il sait fort bien ménager. Il aime à faire plaisir[12], et s’en feroit un grand de vous être bon, et à M. de Grignan, sur quelque chose de solide. Il est piqué de ce qui nous pique, et jamais on ne dit bien que lorsqu’on est entré dans nos sentiments. Ce sera là une de vos affaires. La Feuille est la plus frivole et la plus légère marchandise que vous ayez jamais vue ; elle a passé ses beaux jours et sa réputation, et ne sera point une honnête feuille. Celui qui gouverne le tronc de son arbre s’en va le planter pour reverdir, et se veut dépêtrer de ce soin, qu’il croit au-dessous de lui, et ne veut point semer en terre ingrate ; cet Orage, je pense que c’est son nom, est dans vos intérêts plus que vous ne sauriez croire.

L’abbé de Valbelle[13] sort d’ici, qui ne croit pas que le Roi ait dit qu’il sache celui qui a pris la lampe ; mais il m’a conté qu’hier[14] Sa Majesté, à la messe, leur donna[15] un imprimé, en riant, qu’un inconnu a répandu à Saint-Germain, où la noblesse supplie le Roi de réformer l’immodestie de son clergé, qui devant qu’il entre à la chapelle, cause et parle haut, et ne regarde pas l’autel ; qu’elle leur ordonne d’être au moins, quand il n’y a que Dieu dans la chapelle, comme quand le Roi y est entré. Cette requête est extrêmement bien faite ; les prélats en sont en furie, surtout quelques-uns qui prenoient ce temps pour parler de bas en haut aux musiciens, au grand scandale de l’Église gallicane.

Il m’a dit encore que l’archevêque de Reims rompoit à feu et à sang avec le Coadjuteur, s’il ne venoit avec vous. Si j’avois encore quelque chose à dire là-dessus, au delà de ce que j’ai dit, je le ferois sans doute ; mais pourvu que mes lettres ne soient pas perdues, et que vous receviez celles que j’ai adressées sottement à Montélimar, je n’ai plus rien à dire. Je trouve qu’il faudroit qu’il se résolût, le Coadjuteur, de demeurer en ce quartier, et que votre équipage fût avec lui. Vous en auriez[16] tous deux un bien meilleur marché. Je suis délicieusement occupée du plaisir de vous recevoir, et de faire que vous ne receviez aucune incommodité, et que vous trouviez tout ce que vous aurez besoin[17], sans avoir la peine de le chercher.

Ce que l’on a jugé en Languedoc vous doit être bon, selon toutes les règles. Voilà un temps favorable, et M. de Pompone sera toujours pour la justice : c’est tout ce que vous demandez pour votre hôtel de ville.

L’histoire de R*** est plaisante : l’Évêque pesta, jura, tempêta, furibonda, et fut contraint de venir à vous ; et vous fîtes bien de donner grâce.


R***, de tes conseils voilà le juste fruit ;


n’est-ce pas cet honnête homme-là[18] ?

Voilà Corbinelli qui vous écrit sur le triomphe des lieutenants de Roi. Cette décision règle toutes vos affaires, et jamais rien n’a été si favorable que cette conjoncture ; mais apportez bien des paperasses de ce que vous trouverez sur vos registres qui vous sera avantageux : les paroles servent de peu quand il s’agit de prouver. On a admiré ici votre honnêteté, en avouant qu’avec de méchants cœurs comme ceux de ces gens-là, on perd tout par être généreux. Je suis bien tendrement à vous, ma très-aimable, et j’embrasse tout autant de Grignans qu’il y en a autour de vous.

de corbinelli.

La décision contre les évêques de Languedoc, en faveur du commissaire du Roi, est un bon titre pour celui de Provence. Autre victoire, autre triomphe, autre gloire pour nous, et nouveau chagrin pour nos ennemis : tout va s’aplanir insensiblement ; et si par hasard il faut que nous perdions quelque chose en Provence, nous le recouvrerons ici. Venez seulement, et nous politiquerons d’un air à faire trembler tout ce qui nous hait. Je ne sais si Madame votre mère vous a fait une belle peinture du bal de Saint-Germain ; mais je sais bien que vous ranimerez tout par votre présence. J’ai admiré ce qui s’est passé dans l’affaire de R***. Si vous aviez retenu mes leçons touchant les générosités de province, vous auriez promis votre protection et vous auriez magnifiquement manqué à votre parole, sous quelque beau prétexte. Vous oubliez les belles maximes et les plus sûres. Le Roi vous reprochera un jour cette conduite. Vous immolez toute la province à un faux éclat d’honnêteté ; il falloit dire que vous ne pouviez accorder cette grâce en conscience ; mais l’ayant accordée, que ne la révoquez-vous sous main ? que ne cherchez-vous dans les mystères de la politique une trahison honnête pour faire déposséder le greffier ? Ô belles âmes, indignes de régner en Provence !


  1. Lettre 372 (revue en grande partie sur une ancienne copie). — 1. Dans le canton de Château-Renard et l’arrondissement d’Arles.
  2. 2. Au livre XII, chap. x, de Quintilien, de la traduction de l’abbé de Pure (Paris, 1663, p. 395), le style asiatique est ainsi défini, par opposition au style attique : « Les anciens ont fait cette différence des Asiatiques et des Attiques, que ceux-ci sont serrés et pleins ; ceux-là enflés et vides ; que dans les derniers il n’est rien de superflu, dans les premiers rien de judicieux ni de modéré… Ils (les premiers) ont fait du circuit pour des choses droites et ont périphrasé ce qui avoit son mot propre, et cette manière leur est demeurée. »
  3. 3. Voyez la lettre du 27 novembre précédent, p. 292.
  4. 4. Perrin a remplacé mois par jours.
  5. 5. Voyez la lettre du 5 janvier précédent, p. 347.
  6. 6. « Véritable autorité classique de son vivant en matière de conscience, et oracle consulté dans tous les cas épineux, » (Port-Royal, tome III, p. 92.) — Jacques de Sainte-Beuve, né à Paris en 1613, mort le 15 décembre 1677, fut docteur de Sorbonne à vingt-cinq ans et à trente professeur royal en théologie. Ayant refusé en 1656 de signer la censure d’Arnauld, il fut par lettre de cachet exclu de sa chaire ; mais il signa le formulaire cinq ans plus tard. « Il inclinait aux jansénistes, en se réservant toutefois une certaine ligne moyenne et une sorte de tiers-parti. » (Même ouvrage, tome II, p. 153 ; voyez encore tome IV, p. 69 et suivantes et p. 305.)
  7. 7. Mlle de Rouvroi, qui, en 1675, fut mariée au comte de Saint-Vallier, capitaine des gardes de la porte. Voyez la lettre du 12 juin 1675.
  8. 8. Sans doute la petite : voyez la note 19 de la lettre 368.
  9. 9. Elle devait être plus âgée. D’après Moréri, Marie-Charlotte, fille du duc de Roquelaure, épousa le 8 mars suivant (1674) le duc de Foix et mourut en janvier 1710, à l’âge de cinquante-cinq ans.
  10. 10. Mademoiselle de Montpensier allait avoir quarante-sept ans le 29 mai, et n’était que de seize mois plus jeune que Mme de Sévigné. — Les mots : « Je fais réparation… » se rapportent à la fin de la lettre 369, où il est dit que « M. le prince de Conti menoit la grande Mademoiselle. »
  11. 11. Le Brouillard, le Dégel, la Feuille, l’Orage, chiffres. (Note de Perrin.) — « Je crois que le Brouillard indique Mme de la Fayette ; elle était presque toujours malade ; cet état de souffrance habituelle donnait à son caractère beaucoup d’inégalité, et ses amis ne jugeaient pas toujours avec la même facilité des dispositions où elle se trouvait à leur égard. Cette personne légère et frivole qui est désignée par la Feuille ne peut être que Mme de Coulanges (voyez la lettre du 8 janvier précédent, p. 359), l’amie de M. de la Trousse, alors sur le point d’en être négligée. L’Orage a été entendu de l’abbé Têtu ; je penserais plutôt que ce mot désigne M. le Tellier, archevêque de Reims, frère de Louvois. La conversation qu’il avoit eue avec M. de la Garde sur le siège d’Orange faisait craindre à Mme de Grignan qu’il ne fût contraire aux intérêts de son mari ; et elle n’était pas assez rassurée par tout ce que sa mère lui avait écrit là-dessus, et qu’elle lui répète encore dans cette lettre ; ce chiffre était d’ailleurs en parfaite analogie avec le caractère impétueux de l’archevêque. » (Note de l’édition de 1818.) — Pour ce qui est du premier de tous ces chiffres, on peut objecter à l’explication qui précède, qu’un peu plus loin dans cette lettre, et dans celle du 26 janvier suivant (rétablies toutes deux d’après notre ancienne copie, voyez p. 392), il et lui se rapportent au Brouillard ; or, comme on a pu le remarquer plus haut, Mme de Sévigné fait d’ordinaire accorder les pronoms avec la personne même dont elle parle, non avec le mot plus ou moins caractéristique qu’elle a choisi pour la désigner : le Brouillard ne peut donc être qu’un homme. Nous nous sommes déjà demandé si ce ne serait pas de Brancas qu’il s’agirait (voyez p. 359, note 21). Entre toutes les conjectures que nous avons tentées, c’est celle qui nous paraît la plus probable. Il était ami intime de Mme Scarron et fort bien en cour (voyez Madame de Caylus, tome LXVI, p. 440, et Saint-Simon, tome IV, p. 120) ; il nous semble aussi que le chiffre s’appliquerait assez naturellement à un homme habituellement distrait, dont la rêverie brouille quelquefois l’esprit et embarrasse la parole.
  12. 12. Dans le manuscrit : « Il aime faire plaisir. »
  13. 13. Louis-Alphonse de Valbelle (Montfuron), aumônier ordinaire du Roi, depuis évêque d’Alet (de 1680 à 1684), et transféré dans la suite à Saint-Omer. (Note de Perrin.) — Il fut encore agent général du clergé et maître de l’Oratoire du Roi. Il mourut à soixante-cinq ans en octobre 1708. Il était l’un des frères puînés du marquis de Montfuron (qui avait épousé une cousine germaine du comte de Grignan : voyez plus haut, p. 183, note 3) et de François, qui fut infirmier de Saint-Victor-lez-Marseille.
  14. 14. Dans le manuscrit : « que hier. »
  15. 15. « Donna à ses aumôniers. » (Édition de 1754.)
  16. 16. Auriez est une conjecture. Dans le manuscrit on lit seauriez.
  17. 17. Tel est le texte du manuscrit. Est-ce une faute du copiste (que pour dont), ou une ellipse familière : « tout ce que vous aurez besoin (de trouver) ? »
  18. 18. C’étoit un greffier des états de Provence. (Note de Perrin.)