Lettre 358, 1673 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 319-322).
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1673

358. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, lundi 18e décembre.

J’attends vos lettres avec une juste impatience. Je ne puis avoir le corps ni l’âme en repos[1] que le marquis de Buous[2] ne soit syndic. Je l’espère ; mais comme je crains toujours, je voudrois que cette affaire fût déjà finie. J’ai vu deux heures M. de Pompone à Paris ; il souffre fort patiemment la longueur de mes conversations ; elles sont mêlées d’une manière qu’il ne me paroît pas qu’il en soit fatigué. Il ne se cache pas de dire qu’il souhaite que M. de Buous soit syndic, que cela lui paroît juste et raisonnable, et que M. de Grignan auroit grand sujet de se plaindre, si après ce qui s’est passé à la cour[3], il avoit encore ce chagrin-là dans la province. Il aime vos lettres, et vous estime et admire[4] ; il voit clairement le pouvoir que vous avez dans la province, et sur la noblesse, et au parlement, et dans les communautés ; et cela sera remarqué en bon lieu.

M. de Louvigny est revenu avec plusieurs autres. On dit qu’il se plaint du Torrent[5] d’avoir ôté à la Rosée la bonne conduite qu’elle avoit, et de lui avoir donné un air fort contraire à cette tendresse légitime qui lui seyoit si bien. Hors la maréchale de Gramont, on ne songe déjà plus au comte de Guiche ; voilà qui est fait, le Torrent reprend son cours ordinaire : voici un bon pays pour oublier les gens. La Troche est arrivée, qui vous dit mille belles choses ; écrivez quelque douceur qu’on lui puisse montrer. Je me suis fort louée à Mlle de Scudéry de l’honnête procédé de M. de Péruis[6]. Guitaut a dîné avec moi, et l’abbé, la Troche, Coulanges ; on a bu à votre santé, et l’on a admiré votre politique de vouloir ajouter encore des années aux trois que vous avez été en Provence. C’est une belle chose que de se laisser effacer, oublier dans un lieu où l’on a tous les jours affaire, et d’où l’on tire toute sa considération ; on y veut jouir aussi de celle qu’on a dans son gouvernement, et l’une sert à l’autre ; mais on ne travaille que pour être bien ici.


Je reçois votre lettre du 10e ; il me semble, ma fille, que j’y ai fait réponse par avance, en vous assurant qu’il ne vous viendra rien d’ici qui vous coupe la gorge ; mais que ne finissez-vous promptement ? que ne vous ôtez-vous, et à nous, cette épine du pied ? Nous comprenons très-bien le plaisir de votre triomphe. Nous demeurions d’accord l’autre jour, la Pluie[7] et moi, que rien n’est sensible dans la vie comme ces sortes de choses qui touchent la gloire ; et nous conclûmes, comme Monsieur d’Agen[8], que cela venoit d’une profonde humilité. Je vous assure qu’on ne peut pas entrer plus entièrement dans vos intérêts, ni les mieux comprendre, ni voir plus clair que fait cette aimable Pluie. Ah ! que je lui ai dit de plaisantes choses, et qu’il les a bien écoutées ! Je vous assure qu’il attend avec impatience la fin de votre syndicat ; mais que votre lettre est plaisante[9] ! puisque vous me renvoyez mes périodes, je vous renverrai celle-ci qui vaut un empire : Si Sa Majesté avoit la bonté de nous laisser manger le blanc des yeux, elle verroit qu’elle en seroit mieux servie. Vous ne vous fâcherez donc point contre moi ni contre la cour, puisque vous avez toutes vos coudées franches pour votre syndic ; mais finissez donc, et que nous recevions une lettre qui nous ôte de toute sorte de peine.

Vous seriez bien étonnée si l’on avoit fort parlé de vous pour être dame du palais ; je vous l’apprends, et c’est assez : vous êtes fort estimée dans les lieux qu’on estime le plus. Cherchez donc d’autres prétextes pour nous menacer de ne plus venir jamais en ce pays. Je comprends votre beau temps, je le vois d’ici, et m’en souviens avec tendresse : nous mourons de froid présentement, et puis nous serons noyés.

On ne peut, ma fille, ni vous aimer davantage, ni être plus contente de vous que je le suis, ni prendre plus de plaisir à le dire. Il est vrai que le voyage de Provence m’a plus attachée à vous que je n’étois encore ; je ne vous avois jamais tant vue, et n’avois jamais tant joui de votre esprit et de votre cœur. Je ne vois et je ne sens que ce que je vous dis, et je rachète bien cher toutes ces douceurs. D’Hacqueville a raison de ne vouloir rien de pareil ; pour moi, je m’en trouve fort bien, pourvu que Dieu me fasse la grâce de l’aimer encore plus que vous : voilà de quoi il est question. Cette petite circonstance d’un cœur que l’on ôte au Créateur pour le donner à la créature[10], me donne quelquefois de grandes agitations. La Pluie et moi, nous en parlions l’autre jour très-sérieusement. Mon Dieu, qu’elle est à mon goût, cette Pluie ! je crois que je suis au sien ; nous retrouvons avec plaisir nos anciennes liaisons.

Tous nos Allemands[11] reviennent à la file : je n’ai point encore mon fils. J’embrasse tendrement M. de Grignan ; il auroit bien du plaisir à m’entendre quelquefois parler de lui ; il a un beau point de vue, et je suis ravie de dire ses belles et bonnes qualités. Adieu, ma chère Comtesse.


  1. Lettre 358. — 1. « Je ne puis être tranquille. » (Édition de 1754.)
  2. 2. Cousin germain du comte de Grignan. Voyez tome II, p. 367, note 11.
  3. 3. Voyez la note 4 de la lettre précédente.
  4. 4. « Ce ministre aime vos lettres ; il vous estime et vous admire. » (Édition de 1754.)
  5. 5. On croit que le Torrent est la sœur de M. de Louvigny, la princesse de Monaco, dont le caractère était bouillant et impétueux, et que la Rosée est Mme de Louvigny. On voit en effet dans un passage qui termine la lettre du 17 juillet 1676, que M. de Louvigny eut bientôt sujet de se plaindre de sa femme ; tout indique d’ailleurs ici que ce n’est que dans la famille de Gramont qu’il faut chercher l’interprétation de ces chiffres. (Note de l’édition de 1818.) — Un morceau inédit de la lettre du 8 janvier 1674 semble confirmer cette conjecture, qu’il s’agit de deux personnes de la famille de Gramont.
  6. 6. On voit dans le recueil de l’Assemblée de Provence (année 1675), que M. le baron de Peyruis, premier consul de la ville d’Aix, procureur du pays, fut chargé de porter au Roi les remontrances de cette assemblée. La clef du Grand Cyrus publiée par M. Cousin, dans le tome I de la Société française, donne (p. 368) à Mme des Pennes le titre de baronne de Pervis (il est probable que l’original porte Peruis). Voyez sur cette amie de Mlle de Scudéry, et mère peut-être de celui dont Mme de Sévigné parle dans cette lettre, tome II, p. 212 et les notes.
  7. 7. M. de Pompone. (Note de Perrin, 1754.) — Dans l’édition de 1734 le nom propre (M. de Pompone) a été, ici et plus bas, substitué au chiffre.
  8. 8. Claude Joly. évêque d’Agen.
  9. 9. « Il rira bien de votre lettre. » (Édition de 1754.)
  10. 10. « On ne peut douter que Mme de Sévigné… n’eût alors la mémoire toute fraîche de l’admirable petit traité de saint Eucher sur le Mépris du monde, dont son ami Arnauld d’Andilly venait de publier une traduction, puisqu’elle reproduit une pensée d’Eucher en se servant des mêmes expressions. » (Walckenaer, tome V, p. 117.) — L’achevé d’imprimer de la première édition de ce traité est du 3 décembre 1671.
  11. 11. Les officiers qui faisaient la guerre en Allemagne.