Lettre 353, 1673 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 297-301).
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353. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET D’EMMANUEL DE COULANGES À MADAME DE GRIGNAN.

1673

À Paris, lundi 4e décembre.
de madame de sévigné.

Me voilà toute soulagée de n’avoir plus Orange sur le cœur ; c’étoit une augmentation[1] par-dessus ce que j’ai accoutumé de penser, qui m’importunoit. Il n’est plus question présentement que de la guerre du syndicat : je voudrois qu’elle fût déjà finie. Je crois qu’après avoir gagné votre petite bataille d’Orange, vous n’aurez pas tardé à commencer l’autre[2]. Vous ne sauriez croire la curiosité qu’on avoit pour savoir le succès[3] de ce beau siége ; et on en parloit dans le rang des nouvelles. J’embrasse le vainqueur d’Orange, et je ne lui ferai point d’autre compliment que de l’assurer ici que j’ai une véritable joie que cette petite aventure soit finie comme il le pouvoit souhaiter[4] ; je desire un pareil succès à tous ses desseins, et l’embrasse de tout mon cœur. C’est une chose agréable que l’attachement et l’amour de toute la noblesse pour lui : il y a très-peu de gens qui pussent faire voir une si belle suite pour une si légère semonce[5]. M. de la Garde vient de partir pour voir un peu ce qu’on dit de cette prise d’Orange. Il est chargé de toutes nos instructions, et sur le tout de son bon esprit, et de son affection pour vous. M. d’Hacqueville me mande qu’il conseille à M. de Grignan d’écrire au Roi. Il seroit à souhaiter que par effet de magie cette lettre fût déjà entre les mains de M. de Pompone ou de M. de la Garde, car je ne crois pas qu’elle puisse venir à propos. L’affaire du syndic s’est fortifiée dans ma tête par l’absence de celle d’Orange.

Nous soupâmes encore hier avec Mme Scarron et l’abbé Têtu chez Mme de Coulanges. Nous causâmes fort ; vous n’êtes jamais oubliée. Nous trouvâmes plaisant de l’aller remener à minuit au fin fond du faubourg Saint-Germain, fort au delà de Mme de la Fayette, quasi auprès de Vaugirard, dans la campagne : une belle et grande maison[6], où l’on n’entre point. Il y a un grand jardin, de beaux et grands appartements. Elle a un carrosse, des gens et des chevaux ; elle est habillée modestement et magnifiquement, comme une femme qui passe sa vie avec des personnes de qualité. Elle est aimable, belle, bonne et négligée : on cause fort bien avec elle. Nous revînmes gaiement à la faveur des lanternes[7], et dans la sûreté des voleurs.

Mme d’Heudicourt[8] est allée rendre ses devoirs : il y avoit longtemps qu’elle n’avoit paru en ce pays-là. Si elle n’étoit point grosse, on est persuadé qu’elle rentreroit bientôt dans ses premières familiarités. On juge par là que Mme Scarron n’a plus de vif ressentiment contre elle. Son retour a pourtant été ménagé par d’autres, et ce n’est qu’une tolérance. La petite d’Heudicourt[9] est jolie comme un ange ; elle a été de son chef huit ou dix jours à la cour, toujours pendue au cou du Roi. Cette petite avoit adouci les esprits par sa jolie présence : c’est la plus belle vocation pour plaire que vous ayez jamais vue. Elle a cinq ans ; elle sait mieux la cour que les vieux courtisans.

On disoit l’autre jour à Monsieur le Dauphin qu’il y avoit un homme à Paris qui avoit fait pour chef-d’œuvre un petit chariot qui étoit traîné par des puces. Il dit à M. le prince de Conti : « Mon cousin, qui est-ce qui a fait les harnois ? — Quelque araignée du voisinage, » dit le Prince. Cela est joli[10].

Ces pauvres filles[11] sont toujours dispersées : on parle de faire des dames du palais, du lit, de la table, pour servir au lieu des filles. Tout cela se réduira à quatre du palais, qui seront, à ce qu’on croit, la princesse d’Harcourt, Mme de Soubise, Mme de Bouillon, Mme de Rochefort[12] ; et rien n’est encore assuré. Adieu, ma très-aimable. Je voulus hier aller à confesse. Un très-habile homme me refusa très-bien l’absolution, à cause de ma haine pour l’Évêque. Si les vôtres ne vous en font pas autant, ce sont des ignorants qui ne savent pas leur métier.

Mme de Coulanges vous embrasse : elle vouloit vous écrire aujourd’hui. Elle ne perd pas une occasion de vous rendre service ; elle y est appliquée, et tout ce qu’elle dit est d’un style qui plaît infiniment. Elle se réjouit de la prise d’Orange. Elle va quelquefois à la cour, et jamais sans avoir dit quelque chose d’agréable pour nous[13].

d’emmanuel de coulanges.

Que Madame d’Heudicour
Est une belle femme !
Chacun disoit à la cour :
« Quoi ! la voilà de retour ! »
Tredam’, tredam’, tredame.


Vos guerriers étant partis,
C’eût été chose étrange
Que votre époux n’eût pas pris,
Au milieu de son pays,
Orange, Orange, Orange.

Je m’en réjouis avec vous, Madame la Comtesse ; j’ai dit mon Te Deum très-dévotement. Voilà tout ce que je vous puis dire, et à Monsieur le Comte, que j’aime et honore toujours comme il le mérite.


  1. Lettre 353. — 1. Dans l’édition de 1734 : « une agitation. »
  2. 2. La Gazette du 26 novembre rapporte que le comte de Grignan arriva le 21 à Orange, « accompagné de plus de six cents gentilshommes de la province et de quantité d’autres du voisinage, qui marquèrent avec empressement leur zèle pour le service du Roi et leur affection envers le lieutenant général. Le même jour. il fit sommer le gouverneur d’un donjon qui restoit de l’ancienne place que le comte de Nassau avoit fait bâtir, et il n’eut pas à peine souffert trois ou quatre coups de canon qu’il demanda capitulation, qui lui fut accordée. » — Le 5 décembre, le comte de Grignan fit à Lambesc l’ouverture de l’assemblée’des communautés de Provence. Voyez la Gazette du 16.
  3. 3. « Pour être informé du succès. » (Édition de 1754.)
  4. 4. « Que cette petite aventure ait pris un tour aussi heureux. » (Ibidem.)
  5. 5. Semonce, dans le sens d’invitation, « On le disoit autrefois, dit Furetière, de toutes sortes de convocations des personnes et des assemblées qui se faisoient à cri public, comme le ban et arrière-ban, pour les états, et pour la comparution en justice. »
  6. 6. C’est dans cette maison qu’étoient élevés les enfants du Roi et de Mme de Montespan, dont Mme Scarron étoit gouvernante. (Note de Perrin.)
  7. 7. « Les rues de Paris ont commencé en 1666 à être éclairées par des lanternes avec des chandelles, pendant neuf mois de l’année ; on en exceptoit les huit jours de lune. » (Dictionnaire de Paris, par Hurtaut et Magny.) Les réverbères à huile ne furent employés que plus d’un siècle après.
  8. 8. Bonne de Pons, marquise d’Heudicourt, dont on a vu la disgrâce dans la lettre du 9 février 1671.
  9. 9. Depuis marquise de Montgon. (Note de Perrin.)
  10. 10. « Cela n’est-il pas joli ? » (Édition de 1754.)
  11. 11. Les filles de la Reine.
  12. 12. Françoise de Brancas, femme d’Alphonse-Henri-Charles de Lorraine, princesse d’Harcourt. — Anne de Chabot-Rohan, femme de François de Rohan, prince de Soubise. — Marie-Anne Mancini, femme de Godefroi-Maurice, duc de Bouillon. — Madeleine de Laval, femme de Henri-Louis d’Aloigni, marquis de Rochefort, depuis maréchal de France.
  13. 13. Ce dernier paragraphe, ainsi que le premier couplet de l’apostille de Coulanges, manque dans l’édition de 1734.