Lettre 342, 1673 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 258-263).
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1673

342. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, jeudi 2e novembre.

Enfin, ma chère fille, me voilà arrivée après quatre semaines de voyage, ce qui m’a pourtant moins fatiguée que la nuit que j’ai passée dans le meilleur lit du monde : je n’ai pas fermé les yeux ; j’ai compté toutes les heures de ma montre ; et enfin, à la petite pointe du jour, je me suis levée :

Car que faire en un lit, à moins que l’on ne dorme[1] ?

J’avois le pot-au-feu, c’étoit une oille et un consommé, qui cuisoient séparément. Nous arrivâmes hier, jour de la Toussaint : bon jour, bonne œuvre. Nous descendîmes chez M. de Coulanges. Je ne vous dirai point mes foiblesses ni mes sottises en rentrant dans Paris ; enfin je vis l’heure et le moment que je n’étois pas visible ; mais je détournai mes pensées, et je dis que le vent m’avoit rougi le nez. Je trouve M. de Coulanges qui m’embrasse ; M. de Rarai[2] un moment après, Mme de Coulanges, Mlle de Méri ; un moment après, Mme de Sanzei, Mme de Bagnols ; un autre moment, l’archevêque de Reims[3], tout transporté d’amour pour le Coadjuteur ; ensuite Mme de la Fayette, M. de la Rochefoucauld, Mme Scarron, d’Hacqueville, la Garde[4], l’abbé de Grignan, l’abbé Têtu. Vous voyez d’où vous êtes tout ce qui se dit, et la joie qu’on témoigne : et Madame de Grignan, et votre voyage ? et tout ce qui n’a point de liaison ni de suite. Enfin on soupe, on se sépare, et je passe cette belle nuit. À neuf heures, la Garde, l’abbé de Grignan, Brancas, d’Hacqueville, sont entrés dans ma chambre pour ce qui s’appelle raisonner pantoufle. Premièrement, je vous dirai que vous ne sauriez trop aimer Brancas, la Garde et d’Hacqueville ; pour l’abbé de Grignan, cela s’en va sans dire. J’oubliois de vous dire qu’hier au soir, devant toutes choses, je lus quatre de vos lettres du 15, 18, 22 et 25e octobre. Je sentis tout ce que vous expliquez si bien ; mais puis-je assez vous remercier ni de votre bonne et tendre amitié, dont je suis très-convaincue, ni du soin que vous prenez de me parler de toutes vos affaires ? Ah ! ma fille, c’est une grande justice ; car rien au monde ne me tient tant au cœur que tous vos intérêts, quels qu’ils puissent être : vos lettres sont ma vie, en attendant mieux.

J’admire que le petit mal de M. de Grignan ait prospéré au point que vous le mandez, c’est-à-dire qu’il faut prendre garde en Provence au pli de sa chaussette. Je souhaite qu’il se porte bien, et que la fièvre le quitte, car il faut mettre flamberge au vent : je hais fort cette petite guerre[5].

Je reviens à vos trois hommes que vous devez aimer très-solidement : ils n’ont tous que vos affaires dans la tête, ils ont trouvé à qui parler, et notre conférence a duré jusqu’à midi. La Garde m’assure fort de l’amitié de M. de Pompone : ils sont tous contents de lui.

Si vous me demandez ce qu’on dit à Paris, et de quoi il est question, je vous dirai que l’on n’y parle que de M. et de Mme de Grignan, de leurs affaires, de leurs intérêts, de leur retour : enfin jusqu’ici je ne me suis pas aperçue qu’il s’agisse d’autre chose. Les bonnes têtes vous diront ce qu’il leur semble de votre retour ; je ne veux pas que vous m’en croyiez, croyez-en M. de la Garde. Nous avons examiné combien de choses vous doivent obliger de venir rajuster ce qu’a dérangé votre bon ami[6], et envers le maître, et envers tous les principaux ; enfin il n’y a point de porte où il n’ait heurté, et rien qu’il n’ait ébranlé par ses discours, dont le fond est du poison chamarré d’un faux agrément. Il sera bon même de dire tout haut que vous venez, et vous l’y trouverez peut-être encore, car il a dit qu’il reviendra, et c’est alors que M. de Pompone et tous vos amis vous attendent pour régler vos allures à l’avenir. Tant que vous serez éloignés, vous leur échapperez toujours ; et en vérité celui qui parle ici a trop d’avantage sur celui qui ne dit mot.

Quand vous irez à Orange, c’est-à-dire M. de Grignan, écrivez à M. de Louvois l’état des choses, afin qu’il n’en soit pas surpris. Ce siége d’Orange me déplaît par mille raisons. J’ai vu tantôt Mme de Pompone[7], M. de Bezons[8], Mme d’Uxelles, Mme de Villars, l’abbé de Pontcarré, Mme de Rarai : tout cela vous fait mille compliments, et vous souhaite ; enfin croyez-en la Garde, voilà tout ce que j’ai à vous dire. On ne vous conseille point ici d’envoyer des ambassadeurs ; on trouve qu’il faut M. de Grignan et vous. On se moque de la raison de la guerre. M. de Pompone a dit à d’Hacqueville que les affaires ne se démêleroient pas en Provence, et que quelquefois on a la paix lorsqu’on parle le plus de la guerre.

Voici des plaisanteries. Mme de Ra** et Mme de Bu**[9] se querelloient pour douze pistoles ; la Bu** lassée lui dit : « Ce n’est pas la peine de tant disputer, je vous les quitte. — Ah ! Madame, dit l’autre, cela est bon pour vous, qui avez des amants qui vous donnent de l’argent. — Madame, dit la Bu**, je ne suis pas obligée de vous dire ce qui en est ; mais je sais bien que quand j’entrai il y a dix ans dans le monde, vous en donniez déjà aux vôtres. »

Despréaux a été avec Gourville voir Monsieur le Prince. Monsieur le Prince lui envoya voir son armée. « Eh bien ! qu’en dites-vous ? dit Monsieur le Prince. — Monseigneur, dit Despréaux, je crois qu’elle sera fort bonne quand elle sera majeure. » C’est que le plus âgé n’a pas dix-huit ans.

La princesse de Modène[10] étoit sur mes talons à Fontainebleau ; elle est arrivée ce soir, elle loge à l’Arsenal. Le Roi la viendra voir demain ; elle ira voir la Reine à Versailles, et puis adieu.

Vendredi au soir, 3e novembre.

M. de Pompone m’est venu faire une visite de civilité : j’attends demain son heure pour l’aller entretenir chez lui. Il n’a pas ouï parler d’une lettre de suspension ; voici un pays où l’on voit les choses d’une autre manière qu’en Provence ; toutes les bonnes têtes la voudroient, cette suspension, crainte que vous ne soyez trompés, et dans la vue d’une paix qu’ils veulent absolument ; cependant on vous croit en lieu de voir plus clair sur l’événement du syndic ; ainsi on ne veut pas faire une chose qui vous pourroit déplaire : la distance qui est entre nous ôte toute sorte de raisonnement juste. Lisez bien les lettres de d’Hacqueville ; tout ce qu’il mande est d’importance ; vous ne sauriez trop l’aimer. Votre frère se porte très-bien : il ne sait encore où il passera l’hiver. Je suis instruite sur tous vos intérêts, et je dis bien mieux ici qu’à Grignan. Nous avons ri du soin que vous prenez de me dire d’envoyer querir la Garde et l’abbé de Grignan : hélas ! les pauvres gens étoient au guet, et ne respiroient que moi. Je suis à vous, ma très-aimable enfant, et ne trouve rien de bien employé que le temps que je vous donne : tout cède au moindre de vos intérêts. J’embrasse ce pauvre Comte : dois-je l’aimer toujours ? En êtes-vous contente ?


  1. Lettre 342. — 1. Allusion à ce vers de la fable du Lièvre et des Grenouilles :

    Car que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?

    (La Fontaine, livre II, fable xiv.)
  2. Messires Henri et Gaston-Jean-Baptiste de Lancy Raray, tous deux « marquis dudit lieu, » cousins maternels de Mlle de Sévigné, sont dénommés au contrat du 27 janvier 1669 (voyez la Notice, p. 330), ainsi que Charles de Lancy, seigneur de Ribecourt et Pimpré, conseiller d’État, également cousin maternel. — Sur un chevalier Henri de Rarai, amant de Ninon, tué en 1655, voyez Walckenaer, tome I, p. 250, 251, et des Réaux, tome VI, p. 2 et 14. Il était, d’après M. P. Paris, fils de Nicolas de Lancy, baron de Rarai, chambellan de Gaston. — Mademoiselle, tome II, p. 274, 275, parle de Mme de Raré, gouvernante de ses sœurs en 1653. — Jean-Baptiste-Gaston, marquis de Rarai, épousa Marie-Louise, fille du président Aubry, sœur de la comtesse de Vauvineux (voyez, tome II, la note 2 de la p. 73 ; et la note de M. P. Paris, tome VI, p. 90, de des Réaux). Est-ce lui dont Mme de Sévigné parle ici ? Était-il l’un des deux marquis du contrat, et fils, avec le chevalier, du chambellan et de la gouvernante ? Est-ce sa femme enfin dont Mme de Sévigné parle un peu plus bas, et dont elle annonce la mort en 1680 ? « Mme de Rarai est morte ; c’étoit une bonne femme que j’aimois ; j’en fais mes compliments à Mlles de Grignan, pourvu qu’elles m’en fassent aussi : voilà un petit deuil qui nous est commun. » (Lettre du 31 juillet.)
  3. 3. Le Tellier.
  4. 4. Voyez la Notice, p. 328, note 2 ; p. 127, 156.
  5. 5. Tout se préparait pour le siège d’Orange. Voyez la Notice, p. 131.
  6. 6. L’évêque de Marseille.
  7. 7. « M. de Pompone. » (Édition de 1754.)
  8. 8. Claude Bazin, seigneur de Bezons, né en 1617, avait été dès 1639 avocat général au grand conseil, et devint conseiller d’État ; il fut de longues années et était probablement encore intendant en Languedoc ; en 1679 il fut, avec la Reynie, rapporteur dans l’affaire des poisons (voyez la Correspondance de Bussy, tome IV, p. 339). Il avait en 1643 remplacé Seguier (nommé protecteur) et fut lui-même remplacé par Boileau, à l’Académie française, dont il mourut doyen le 20 mars 1684. Un de ses fils, alors conseiller au parlement, passa par les mêmes charges que son père ; un autre devint maréchal de France en 1709, et le cadet évêque d’Aire, puis archevêque de Bordeaux.
  9. 9. Dans l’édition de 1734 il n’y a que les initiales R*** et B*** ; dans celle de 1754 Ra… et Bu… Il est vraisemblable que ces deux nous sont ceux de Mme de Rambures et de Mme de Buzanval. Voyez la note 5 de la lettre 167 et la note 2 de la lettre 249.
  10. 10. Voyez la note 4 de la lettre du 13 octobre précédent.