Lettre 320, 1673 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 200-203).
◄  319
321  ►

1673

320. — DE MADAME DE LA FAYETTE À MADAME DE SÉVIGNÉ.

À Paris, le 19e mai.

Je vais demain à Chantilly[1] : c’est ce même voyage que j’avois commencé l’année passée, jusque sur le Pont-Neuf, où la fièvre me prit. Je ne sais pas s’il arrivera quelque chose d’aussi bizarre, qui m’empêche encore de l’exécuter. Nous y allons la même compagnie, et rien de plus.

Mme du Plessis[2] étoit si charmée de votre lettre qu’elle me l’a envoyée ; elle est enfin partie pour sa Bretagne. J’ai donné vos lettres à Langlade[3], qui m’en a paru très-content : il honore toujours beaucoup Mme de Grignan.

Montaigu s’en va ; on dit que ses espérances sont renversées ; je crois qu’il y a quelque chose de travers dans l’esprit de la nymphe[4].

Votre fils est amoureux comme un perdu de Mlle de Poussai[5] ; il n’aspire qu’à être aussi transi que la Fare[6]. M. de la Rochefoucauld dit que l’ambition de Sévigné est de mourir d’un amour qu’il n’a pas ; car nous ne le tenons pas du bois dont on fait les fortes passions. Je suis dégoûtée de celle de la Fare : elle est trop grande et trop esclave ; sa maîtresse ne répond pas au plus petit de ses sentiments : elle soupa chez Longueil[7] à une musique[8] le soir même qu’il partit. Souper en compagnie, quand son amant part, et qu’il part pour l’armée, me paroît un crime capital ; je ne sais pas si je m’y connois. Adieu, ma belle.


  1. Lettre 320. — 1. « Il faut voir dans du Cerceau et dans Perelle ce qu’était Chantilly au commencement et à la fin du dix-septième siècle. Ce vaste et beau domaine était depuis longtemps aux Montmorency, et il vint aux Condé par Madame la Princesse, grâce surtout aux victoires du duc d’Enghien (confisqué après la condamnation d’Henri de Montmorency, frère de la princesse, il ne fut rendu qu’en 1643 aux Condé). Il rassemble donc les souvenirs des deux plus grandes familles militaires de l’ancienne France… Les Montmorency ont transmis aux Condé le charmant château, un peu antérieur à la Renaissance… C’est le grand Condé, dans les dernières années de sa vie, qui trouvant alentour les plus beaux bois, une vraie forêt, avec un grand canal semblable à une rivière, des eaux abondantes et de vastes jardins, en a tiré les merveilles que… Bossuet n’a pu s’empêcher de louer… Le mauvais goût du dix-huitième siècle et les révolutions ont dégradé Chantilly. » (Voyez Madame de Longueville, par M. Cousin, tome I, p. 152 et suivantes.) — C’est Monsieur le Duc qui ordonnait les embellissements et les fêtes de Chantilly. « Personne, dit Saint-Simon (tome VII, p. 139), n’a jamais porté si loin l’invention, l’exécution, l’industrie, les agréments ni la magnificence des fêtes, dont il savoit surprendre et enchanter, et dans toutes les espèces imaginables. »
  2. 2. Mme du Plessis d’Argentré, de Bretagne. Voyez la note 2 de la lettre du 30 décembre précédent.
  3. 3. Voyez la note 7 de la lettre 134.
  4. 4. Mme de Northumberland. (Note de l’édition de 1751.)
  5. 5. Nous avons suivi le texte de la première édition (1751) ; mais ne faut-il pas plutôt lire Mme de Poussai ? Ce serait (par plaisanterie, car dans l’usage d’alors le nom de l’abbaye ne se donnait qu’à l’abbé ou à l’abbesse) le titre de chanoinesse de Mme de Ludres (voyez, tome II, p. 135, note 5). Il est très-possible aussi qu’il s’agisse d’une tout autre personne, d’une autre chanoinesse de Poussai, par exemple de la princesse de Tingri qui fut quelque temps coadjutrice (voyez la lettre du 10 juillet 1675). —Dans les Mémoires de Mademoiselle, il est parlé d’une Mme de Poussé qui fut dame d’atour de Marguerite de Lorraine, puis de Madame la Duchesse : avait-elle une fille ?
  6. 6. Charles-Auguste marquis de la Fare, l’auteur des Mémoires et l’aimable poëte, né en 1644, se trouva à vingt ans au combat de Saint-Gothard, fut guidon des gendarmes-Dauphin dès la formation de cette compagnie, qu’il commanda avec grand honneur à Senef comme sous-lieutenant, vendit sa charge en 1677 à Charles de Sévigné, et fut de 1684 à sa mort (1712) capitaine des gardes de Monsieur et du duc d’Orléans son fils. Il épousa en novembre 1684 Louise-Jeanne de Lux de Ventelet, morte en 1691, et en eut deux fils qui devinrent, l’un maréchal de France (1746), l’autre très-indigne évêque-duc de Laon. — Est-ce de l’amour de la Fare pour la marquise de Rochefort que veut parler Mme de la Fayette ? On l’a supposé d’après ce passage des Mémoires de la Fare, tome LXV, p. 223 : « L’on ne sait si de son vivant (du vivant du marquis de Rochefort, maréchal en 1675, mort en 1676) Louvois n’était pas amoureux de sa femme ; mais il est certain qu’il le fut après sa mort, et que cette passion dura autant que la vie de Louvois. On prétend que le vieux le Tellier avait aussi été amoureux d’elle… et bien des gens ont attribué l’aversion du père et du fils pour moi à cette passion ; car ils s’imaginèrent tous deux que j’en étois amoureux, et mieux traité que je ne l’étois effectivement. Il y avoit plus de coquetterie de ma part et de la sienne que de véritable attachement. Quoi qu’il en soit, ç’a été là l’écueil de ma fortune, et ce qui m’attira la persécution de Louvois, qui me contraignit enfin de quitter le service. » Voyez encore la p. 231 de ces mêmes Mémoires ; la lettre du 19 mai 1677 ; et sur la grande passion de la Fare, sur « sa religieuse adoration » pour Mme de la Sablière (1676-1680), plusieurs lettres, entre autres celles du 19 août 1676, du 4 août 1677, du 8 novembre 1679, du 24 janvier et surtout du 14 juillet 1680. Saint-Simon, tome X, p. 203, parle de la gourmandise de la Fare dans les dernières années de sa vie, de sa somnolence, de sa grosseur démesurée.
  7. 7. Vraisemblablement Jean de Longueil, maître en la chambre des comptes, puis conseiller d’État et directeur général des finances, mort en juin 1687, frère de René, marquis de Maisons, second président au parlement, mort en septembre 1677.
  8. 8. Tel est le texte de la première édition (1751). Dans celles de 1804 et de 1805, on a ajouté pour éclaircir la phrase : « et assista (à une musique). »