Lettre 310, 1672 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 178-182).
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1672

310. — DE MADAME DE LA FAYETTE À MADAME DE SÉVIGNÉ.

À Paris, ce 30e décembre.

J’ai vu votre grande lettre à d’Hacqueville : je comprends fort bien tout ce que vous lui mandez sur l’Évêque[1]. Il faut que le prélat ait tort, puisque vous vous en plaignez. Je montrerai votre lettre à Langlade, et j’ai bien envie encore de la faire voir à Mme du Plessis[2], car elle est très-prévenue en faveur de l’Évêque. Les Provençaux sont des gens d’un caractère tout particulier. Voilà un paquet que je vous envoie pour Mme de Northumberland[3]. Vous ne comprendrez pas aisément quoi je suis chargée de ce paquet. Il vient du comte de Sunderland[4], qui est présentement ici ambassadeur ; il est fort de ses amis ; il lui a écrit plusieurs fois ; mais n’ayant point de réponse, il croit qu’on arrête ses lettres ; et M. de la Rochefoucauld, qu’il voit très-souvent, s’est chargé de faire tenir le paquet dont il s’agit. Je vous supplie donc, comme vous n’êtes plus à Aix, de l’envoyer par quelqu’un de confiance, et d’écrire un mot à Mme de Northumberland, afin qu’elle vous fasse réponse, et qu’elle vous mande qu’elle l’a reçu : vous m’enverrez sa réponse. On dit ici que si M. de Montaigu[5] n’a pas un heureux succès de son voyage, il passera en Italie, pour faire voir que ce n’est pas pour les beaux yeux de Mme de Northumberland qu’il court le pays. Mandez-nous un peu ce que vous verrez de cette affaire, et comme quoi il sera traité.

La Marans est dans une dévotion et dans un esprit de douceur et de pénitence qui ne se peut comprendre : sa sœur[6], qui ne l’aime pas, en est surprise et charmée ; sa personne est changée à n’être pas connoissable : elle paroît soixante ans. Elle trouva mauvais que sa sœur m’eût conté ce qu’elle lui avoit dit sur cet enfant de M. de Longueville[7], et elle se plaignit aussi de moi de ce que je l’avois redonné au public ; mais des plaintes si douces, que Montalais en étoit confondue pour elle et pour moi, en sorte que pour m’excuser elle lui dit que j’étois informée de la belle opinion qu’elle avoit que j’aimois M. de Longueville. La Marans, avec une justice admirable, répondit que puisque je savois cela, elle s’étonnoit que je n’en eusse pas dit davantage, et que j’avois raison de me plaindre d’elle. On parla de Mme de Grignan ; elle en dit beaucoup de bien, mais sans aucune affectation. Elle ne voit plus qui que ce soit au monde, sans exception. Si Dieu fixe cette bonne tête là„ c’est un des grands miracles que j’aie jamais vus[8].

J’allai hier au Palais-Royal avec Mme de Monaco ; je m’y enrhumai à mourir ; j’y pleurai Madame[9] de tout mon cœur. Je fus surprise de l’esprit de celle-ci[10], non pas de son esprit agréable, mais de son esprit de bon sens. Elle se mit sur le ridicule de M. de Meckelbourg[11] d’être à Paris présentement, et je vous assure que l’on ne peut mieux dire. C’est une personne très-opiniâtre et très-résolue, et assurément de bon goût ; car elle hait Mme de Gourdon[12] à ne la pouvoir souffrir. Monsieur me fit toutes les caresses du monde au nez de la maréchale de Clérembaut[13] ; j’étois soutenue de la Fiennes, qui la hait mortellement, et à qui j’avois donné à dîner il n’y a que deux jours. Tout le monde croit que la comtesse du Plessis[14] va épouser Clérembault.

M. de la Rochefoucauld vous fait cent mille compliments. Il y a quatre ou cinq jours qu’il ne sort point ; il a la goutte en miniature. J’ai mandé à Mme du Plessis que vous m’aviez écrit des merveilles de son fils. Adieu, ma belle ; vous savez combien je vous aime.



  1. Lettre 310. — 1. L’évêque de Marseille.
  2. 2. Il s’agit ici, à la fin de cette lettre, et dans la lettre du 19 mai suivant, de la mère de Mlle du Plessis d’Argentré ; elle avait un fils établi en Provence : voyez tome II, p. 229, note 3 ; p. 259, note 8 ; et Walckenaer, tome V, p. 338. — « Je crois, dit Walckenaer (tome IV, p. 363), que Mme du Plessis était pour Mme de la Fayette une connaissance de sa jeunesse, lorsque… elle passait une partie de la belle saison à Champiré, dans la terre de son beau-père Renaud de Sévigné. Mme du Plessis d’Argentré mourut en avril ou mai 1680. » Voyez la lettre du 6 mai 1680.
  3. 3. « Élisabeth Wriothesley. Elle était la plus jeune des filles du lord trésorier Southampton, et sœur de l’héroïque épouse de ce Russell dont la mort fut un des crimes… du règne de Charles II… Par les Russell lady Northumberland se trouvait alliée au marquis de Ruvigny, calviniste et mandataire des Églises réformées… Elisabeth Wriothesley avait hérité des grands biens de son aïeul maternel ; elle fut mariée très-jeune à Josselyn Percy, onzième comte de Northumberland. Les deux époux se rendirent à Paris pour raison de santé, accompagnés de Locke leur médecin, devenu depuis si célèbre… Le comte continua son voyage jusqu’en Italie, et mourut à Turin… en 1670. Sa femme, restée à Paris, avait été confiée par lui aux soins de Locke et à Montaigu, alors ambassadeur d’Angleterre. Celui-ci parvint… à se faire agréer d’elle comme époux (voyez la lettre de Mme de la Fayette du 26 mai suivant). Elle mourut à quarante-quatre ans, en 1690. Montaigu fit un second mariage plus riche encore, et surtout plus extraordinaire. Il épousa la folle duchesse d’Albermale, dont il ne put obtenir le consentement qu’en lui faisant croire qu’il était l’empereur de la Chine. Il lui fit rendre tous les honneurs comme à une véritable impératrice de la Chine, et la retint enfermée dans ce même hôtel Montaigu, si célèbre depuis qu’il est devenu le Musée britannique. » (Walckenaer, tome IV, p. 285 et suivante.) Voyez encore les lettres de Mme de la Fayette du 15 avril et du 19 mai suivants.
  4. 4. « Robert Spencer, second comte de Sunderland, qui fut deux fois ambassadeur en France et deux fois premier ministre d’Angleterre. Il avait épousé… Anne Digby, fille du fameux lord Digby, comte de Bristol… Lord Digby avait été fort lié au temps de la Fronde avec le duc de la Rochefoucauld, et il ne manqua pas de lui recommander son gendre et sa fille. » (Walckenaer, tome IV, p. 283 et suivante.)
  5. 5. Ralph Montagu, second fils d’Édouard, lord Montagu. Il fut ambassadeur en France en 1669, admis au conseil privé en 1672 ; joua un rôle dans la révolution ; fut en 1705 élevé au rang de marquis de Monthermer et de duc de Montagu. Il mourut le 7 mars 1708, âgé de soixante-treize ans. (Note des Mémoires de Gramont, p. 136, édition Pourrat.) Son frère aîné, Édouard, avait été tué devant Bergues en 1665. Voyez les lettres du 15 avril et du 26 mai suivants. Sur ses deux mariages, voyez plus haut la note 3.
  6. 6. Mlle de Montalais. Voyez la note 3 de la lettre 159.
  7. 7. Voyez sur cet enfant les lettres du 20 juin et du 8 juillet précédents. p. 118 et 143.
  8. 8. Voyez la lettre du 25 août (de Mme de Villars).
  9. 9. Madame Henriette d’Angleterre.
  10. 10. Élisabeth-Charlotte, fille de l’électeur palatin, seconde femme de Monsieur.
  11. 11. Christian, duc régnant (depuis 1658) de Mecklenbourg-Schwérin, qui après avoir divorcé d’avec sa première femme, s’était rendu à Paris, y avait embrassé (1663) la religion catholique, et avait joint à son nom celui de Louis pour plaire à Louis XIV. Il avait épousé en 1664 (voyez la note 2 de la lettre 36) la duchesse de Châtillon, qu’il ne put décider à vivre dans le Mecklenbourg et avec laquelle il séjourna presque constamment à Paris. Il mourut en 1692 à la Haye, où il s’était retiré en 1689. Madame disait au duc de Mecklenbourg lui-même, vers le temps de cette lettre, qu’elle trouvait toute sa conduite pitoyable. « C’était un singulier personnage que ce prince : il était bien élevé, il savait parler le mieux du monde, on ne pouvait lui donner tort quand on l’entendait ; mais en tout ce qu’il faisait il était pire qu’un enfant de six ans. Un jour qu’il me faisait ses plaintes, je ne lui répondis mot ; il me demanda pourquoi je ne répondais point ; je lui dis tout crûment : « Que voulez-vous que je dise à Votre Dilection ? Vous parlez le mieux du monde, mais vos actions ne répondent pas à vos discours, et toute votre conduite est pitoyable et vous fait moquer dans toute la France. » Il en prit de l’humeur et s’en alla. » (Correspondance de Madame, tome II, p. 266.) Ailleurs (p. 50 de l’édition allemande de 1789) Madame l’appelle un « fou in-folio. »
  12. 12. Henriette de Gourdon de Hontely fut longtemps dame d’atour de Madame de Bavière (voyez la lettre du 21 octobre suivant). Sur ses distractions, voyez la Correspondance de Madame, tome I, p. 217. Il paraît qu’elle avait aussi été de la maison de la première Madame, de l’amie de Mme de la Fayette : « On voit, écrit Madame de Bavière (même tome, p. 252), que cette méchante Gourdon n’a eu aucune part à cette affaire (à l’empoisonnement) ; mais elle a accusé Madame auprès de Monsieur ; elle en a dit beaucoup de mal à tout le monde, et lui a rendu tous les mauvais offices qu’elle a pu. »
  13. 13. Louise-Françoise Bouthillier, fille aînée du secrétaire d’État de Chavigny, et veuve depuis 1665 de Philippe de Clérembaut, comte de Palluau, maréchal en 1653. Elle était gouvernante des enfants de Monsieur, haïe du duc, mais fort aimée de la nouvelle duchesse. Voyez la lettre du 6 décembre 1679 et la note, et Saint-Simon, tomes III, p. 383 et suivantes, XIX, p. 425 et suivantes.
  14. 14. Marie-Louise le Loup de Bellenave, cousine de Bussy, nièce par sa mère d’Henri du Plessis Guénégaud, veuve d’Alexandre de Choiseul, comte du Plessis Praslin (premier gentilhomme de la chambre de Monsieur en survivance du maréchal du Plessis son père), tué devant Arnheim le 14 juin précédent. Elle se remaria en effet vers le mois d’août 1673 (voyez la Correspondance de Bussy, tome II, p. 250, 252, 258, et surtout 281) avec René Gillier, marquis de Clérembault, de Puygarreau, etc. : elle avait alors trente ans, et son mari cinquante. Elle était dame d’honneur de Madame, en survivance de la maréchale du Plessis, sa belle-mère, tandis que le marquis de Clérembault, dont la naissance était légère, dit Saint-Simon, n’était encore chez Monsieur que « dans les basses charges. Amoureuse de Clérembault, elle l’épousa, et pour l’approcher un peu d’elle, eut le crédit de le faire premier écuyer de Madame. L’un et l’autre la quittèrent et vécurent dans une grande avarice et fort dans le néant. » (Saint-Simon, tome I, p. 302, 303.) Elle mourut à quatre-vingt-quatre ans en 1724, ayant eu de son premier mari un fils qui devint duc de Choiseul, et du second une fille unique, mariée au fils aîné du maréchal de Luxembourg.