Lettre 306, 1672 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 168-172).
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1672

306. — DE MADAME DE COULANGES À MESDAMES DE SÉVIGNÉ ET DE GRIGNAN ET À CORBINELLI.

Lyon, le 30e octobre.

Je suis très en peine de vous, ma belle ; aurez-vous toujours la fantaisie de faire le bon corps[1] ? Falloit-il vous mettre sur ce pied-là après avoir été saignée ? Je meurs d’impatience d’avoir de vos nouvelles, et il se passera des temps infinis avant que j’en puisse recevoir. Hélas ! voici un adieu, ma délicieuse amie : je m’en vais faire cent lieues pour m’éloigner de vous ! Quelle extravagance ! Depuis que le jour est pris pour m’en aller à Paris, je suis enragée de penser à tout ce que je quitte. Je laisse ma famille, une pauvre famille désolée ; et cependant je pars le jour même de la Toussaint pour Bagnols[2], de Bagnols à Roanne, et puis vogue la galère !

N’êtes-vous pas ravie du présent que le Roi a fait à M. de Marsillac[3] ? N’êtes-vous pas charmée de la lettre que le Roi lui a écrite ? Je suis au vingtième livre de l’Arioste : j’en suis ravie. Je vous dirai, sans prétendre abuser de votre crédulité, que si j’étois reçue dans votre troupe à Grignan, je me passerois bien mieux de Paris, que je ne me passerai de vous à Paris. Mais, adieu, ma vraie amie, je garde le Charmant pour la belle Comtesse.


Écoutez, Madame, le procédé du Charmant : il y a un mois que je ne l’ai vu. Il est à Neufville[4], outré de tristesse, et quand on prend la liberté de lui en parler, il dit que son exil est long ; et voilà les seules paroles qu’il a proférées depuis l’infidélité de son Alcine[5]. Il hait mortellement la chasse, et il ne fait que chasser ; il ne lit plus, ou du moins il ne sait ce qu’il lit ; plus de Solus[6], plus d’amusement : il a un mépris pour les femmes qui empêche de croire qu’il méprise celle qui outrage son amour et sa gloire. Le bruit court qu’il viendra me dire adieu le jour que je partirai. Je vous manderai le changement qui est arrivé en sa personne. Je suis de votre avis, Madame : je ne comprends point qu’un amant ait tort parce qu’il est absent ; mais qu’il ait tort étant présent, je le comprends mieux. Il me paroît plus aisé de conserver son idée sans défauts pendant l’absence. Alcine n’est pas de ce goût : le Charmant l’aime de bien bonne foi ; c’est la seule personne qui m’ait fait croire à l’inclination naturelle ; j’ai été surprise de ce que je lui ai entendu dire là-dessus ; mais que deviendra-t-elle, comme vous dites, cette inclination ? Peut-être arrivera-t-il un jour que le Charmant croira s’être mépris, et qu’il contera les appas trompeurs d’Alcine[7]. Le bruit de la reconnoissance que l’on a pour l’amour de mon gros cousin[8] se confirme. Je ne crois que médiocrement aux méchantes langues ; mais mon cousin, tout gros qu’il est, a été préféré à des tailles plus fines ; et puis, après un petit[9], un grand : pourquoi ne voulez-vous pas qu’un gros trouve sa place ? Adieu, Madame, que je hais de m’éloigner de vous !


Venez, mon cher confident[10], que je vous dise adieu. Je ne puis me consoler de ne vous avoir point vu. J’ai beau songer au chagrin que j’aurois eu de vous quitter, il n’importe ; je préférerois ce chagrin à celui de ne vous avoir point fait connoître les sentiments que j’ai pour vous. Je suis ravie du talent qu’a M. de Grignan pour la friponnerie ; ce talent est nécessaire pour représenter le vraisemblable. Adieu, mon cher Monsieur ; quand vous me promettez d’être mon confident, je me repens de n’être pas digne d’accepter une pareille offre ; mais venez vous faire refuser à Paris.


Adieu, mon amie ; adieu, Madame la Comtesse ; adieu, Monsieur de Corbinelli : je sens le plaisir de ne vous point quitter en m’éloignant ; mais je sens bien vivement le chagrin d’être assurée de ne trouver aucun de vous où je vais.

Je ne veux point oublier de vous dire que je suis si aise de l’abbaye que le Roi a donnée à M. le Coadjuteur, qu’il me semble qu’il y a de l’incivilité à ne m’en point faire de compliment[11].


  1. Lettre 306. — 1. Comparez pour cette expression la lettre du 26 décembre suivant, p. 176.
  2. 2. Bagnols est un petit village, à trois lieues au sud de Villefranche, à deux lieues ouest d’Anse (voyez la note 1 de la lettre du 11 octobre 1673). « Il est situé à la droite de la route (de Villefranche à Tarare), sur un plateau d’où l’on découvre au loin de riches campagnes couvertes de vignes et de prairies. Le château… reconstruit par le maréchal de Saint-André, et visité par Mme de Sévigné en 1673(?), est assez bien conservé et possède plusieurs tableaux remarquables. » (M. Joanne, Itinéraire général de la France, I, 1re partie, p. 268.) Ce château appartenait sans doute alors au père de Mme de Coulanges.
  3. 3. De la charge de grand maître de la garde-robe. (Note de l’édition de 1751.) — « Il (le Roi) écrivit à M. de la Rochefoucauld (au prince de Marsillac), après l’avoir fait grand maître de la garde-robe : « Je me réjouis comme votre ami du présent que je vous ai fait comme votre maître. » (Mémoires de l’abbé de Choisy, tome LXIII, p. 160.) Saint-Simon, tome VII, p. 190, rapporte le billet au don qui fut fait plus tard à Marsillac de la charge de grand veneur ; mais il paraît bien par la lettre de Mme de Coulanges qu’il se trompe.
  4. 4. Château de la maison de Villeroi, à quatre lieues de Lyon. (Note de l’édition de 1751.)
  5. 5. C’est, je crois, Mme la comtesse de Soissons qui est désignée ici comme l’enchanteresse qui captivait le marquis de Villeroi. Voyez la note 6 de la lettre du 12 février 1672 (tome II, p. 501). (Note de l’édition de 1818.) — M. Walckenaer croit avec plus de vraisemblance, ce semble, qu’Alcine était la duchesse d’Aumont, et que le gros cousin dont Mme de Coulanges parle un peu plus loin était, non Louvois, mais son frère l’archevêque de Reims. Voyez le chapitre viii du tome IV des Mémoires sur Mme de Sévigné.
  6. 6. Voyez la lettre du 1er août précédent, p. 160, 161.
  7. 7. Allusion à la surprise de Roger, lorsqu’à l’aide de l’anneau enchanté il ne vit plus dans Alcine qu’une petite vieille, difforme et rebutante. Voyez l’Orlando furioso, chant VII, stance 72.
  8. 8. M. de Louvois, ministre. (Note de l’édition de 1761.) — Mais voyez la note 5.
  9. 9. On appela longtemps à la cour le marquis de Villeroi le petit marquis. Voyez les Mémoires de Brienne, Paris, 1828, tome II, p. 311.
  10. 10. Corbinelli.
  11. 11. Voyez plus loin, p. 183 (note 1 de la lettre 311), pour quelle raison nous avons placé ailleurs les trois lettres qui dans les éditions antérieures suivent notre lettre 306.