Lettre 279, 1672 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 82-85).
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1672

279. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, ce lundi 23e mai.

Mon petit ami de la poste ne se trouva point hier à l’arrivée du courrier, de sorte que mon laquais ne rapporta point mes lettres ; elles sont par la ville ; je les attends à tous les moments, et j’espère que je les aurai avant que de faire mon paquet. Ce retardement me déplaît beaucoup : mon petit ami m’en demande excuse, mais je ne lui donne point ; en attendant, ma bonne, je m’en vais causer avec vous.

J’ai vu ce matin M. de Marignanes[1] ; je l’ai pris pour M. de Maillanes[2] : je me suis embarrassée ; enfin, pour avoir plus tôt fait, je l’ai prié de me démêler ces deux noms. Il l’a fait en galant homme ; il a compris qu’il étoit très-possible que je les confondisse ; il m’a remise ; il est fort content de moi, et moi fort contente de lui. Il a vu et baisé votre fille ; il dit que son frère est beau comme un ange, et vous comme deux. Il admire votre esprit, votre personne, il adore M. de Grignan. Voilà qui est fait.

Je dînai hier chez la Troche avec l’abbé Arnauld et Mme de Valentiné[3]. Après dîner nous eûmes le Camus, son fils et Ytier[4] : cela fit une petite symphonie très-parfaite.

Après cela Mlle de Grignan arrive avec son écuyer, c’étoit Beaulieu ; sa gouvernante, c’étoit Hélène ; sa femme de chambre, c’étoit Marie ; son petit laquais, c’étoit Jacquot, fils de la nourrice ; et sa nourrice, c’étoit mère Jeanne avec ses habits des dimanches : c’est la plus aimable femme de village que j’aie jamais vue. Tout cela parut beaucoup. On les envoya au jardin, on les regarda fort : j’aime trop tout ce petit ménage-là. Mme du Puy-du-Fou m’a brouillé la tête, en ne voulant pas que je mène ma petite-enfant ; car, après tout, les enfants de la nourrice ne me plaisent point auprès d’elle dans son village, et jamais cette femme n’aura le courage de passer ici l’été sans y mourir d’ennui[5]. Mais ma bonne, il est question de partir. Un jour nous disons, l’abbé et moi : « Allons-nous-en, ma tante ira jusqu’à l’automne ; » voilà qui est résolu. Le jour d’après nous la trouvons si extrêmement bas, que nous disons : « Il ne faut pas songer à partir, ce seroit une barbarie, la lune de mai l’emportera ; » et ainsi nous passons d’un jour à l’autre, avec le désespoir dans le cœur. Vous comprenez bien cet état, il est cruel ; et ce qui me fait souhaiter d’être en Provence, ce seroit afin d’être sincèrement affligée de la perte d’une personne qui m’a toujours été si chère ; et je sens que si je suis ici, la liberté que sa mort me donnera m’ôtera une partie de ma tendresse et de mon bon naturel. N’admirez-vous point la bizarre disposition des choses de ce monde, et de quelle manière elles viennent croiser notre chemin ? Ce qu’il y a de certain, c’est que, de quelque manière que ce puisse être, nous irons cette année à Grignan. Laissez-nous démêler toute cette triste aventure, et soyez assurée que l’abbé et moi nous sommes plus près d’offenser la bienséance, en partant trop tôt, que l’amitié que nous avons pour vous, en demeurant sans nécessité.

Voilà un billet de l’abbé Arnauld, qui vous apprendra les nouvelles. Son frère[6], en partant, le pria de me faire part de celles qu’il manderoit. La première page est un ravaudage de rien pour choisir un jour, afin de dîner chez M. d’Harouys. On fait du mieux qu’on peut à cet abbé[7] ; il n’est pas souvent à Paris, et l’on est bien aise d’obliger les gens de ce nom-là. Il me pria l’autre jour de lui montrer un morceau de votre style : son frère lui en dit du bien. En lui montrant, je fus surprise moi-même de la justesse de vos périodes, elles sont quelquefois harmonieuses ; votre style est devenu comme on le peut souhaiter, il est fait et parfait, vous n’avez qu’à continuer, et vous bien garder de vouloir le rendre meilleur.

Voilà dix heures, il faut faire mon paquet. Je n’ai point reçu votre lettre : j’ai passé à la poste, mon petit homme m’a renouvelé ses excuses ; mais je n’en suis pas mieux. Ma lettre est entre les mains de ces maudits facteurs, c’est-à-dire la mer à boire. Je la recevrai demain, et n’y ferai réponse que vendredi. Adieu, ma chère bonne ; vous dirai-je que je vous aime ? Il me semble que c’est une chose inutile : vous le croyez assurément. Croyez-le donc, ma chère enfant, et ne craignez point d’en croire trop.

Si je n’avois point le cœur triste, je vous enverrois de jolies chansons. M. de Grignan les chanteroit comme un ange. Je l’embrasse très-tendrement, et vous encore plus mille fois.


  1. Lettre 279 (revue sur une ancienne copie). — 1. Joseph Gaspard Couet, marquis de Marignanes, mort en 1692. Il fut premier consul d’Aix.
  2. 2. Voyez la note 6 de la lettre 144.
  3. 3. Nous ne trouvons sur elle que ce passage des Mémoires de l’abbé Arnauld (tome XXXIV, p. 354) : « J’en partis le lendemain (de Tours, en octobre 1672), avec M. le marquis de Vassé, et M. de Valentiné qui nous mena en sa belle maison d’Ussé, où je passai deux jours avec la bonne compagnie qu’on y trouve d’ordinaire, mais dont Mme de Valentiné fait toujours la meilleure partie. »
  4. 4. Voyez tome II, p. 95 et 165.
  5. 5. Dans l’édition de 1734 : « Les enfants de la nourrice ne me plaisent point auprès d’elle, et je connois dans son visage que jamais elle ne passera l’été ici, sans en mourir d’ennui. » — Le texte de 1754 est conforme, à peu de chose près, à celui de notre manuscrit.
  6. 6. Pompone. Le Roi l’avait emmené ainsi que Louvois.
  7. 7. Dans toutes les éditions : « À cet abbé Arnauld. » — L’abbé Arnauld demeurait à Angers, auprès de son oncle Henri Arnauld, qui en était évêque ; il était lié avec Mme de Sévigné depuis l’année 1657. Voyez la note 4 de la lettre 51.