Lettre 273, 1672 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 57-62).
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1672

273. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 6e mai.

Ma bonne, il faut que je vous conte une radoterie que je ne puis éviter. Je fus hier à un service de Monsieur le chancelier à l’Oratoire. Ce sont les peintres, les sculpteurs, les musiciens et les orateurs qui en ont fait la dépense : en un mot, les quatre arts libéraux[1]. C’étoit la plus belle décoration qu’on puisse imaginer : le Brun avoit fait le dessin[2]. Le mausolée touchoit à la voûte, orné de mille lumières et de plusieurs figures convenables à celui qu’on vouloit louer. Quatre squelettes en bas étoient chargés des marques de sa dignité, comme lui ôtant les honneurs avec la vie. L’un[3] portoit son mortier, l’autre sa couronne de duc[4], l’autre son ordre, l’autre ses masses de chancelier. Les quatre Arts étoient éplorés et désolés d’avoir perdu leur protecteur : la Peinture, la Musique, l’Éloquence et la Sculpture. Quatre Vertus soutenoient la première représentation : la Force, la Justice, la Tempérance et la Religion. Quatre anges ou quatre génies recevoient au-dessus cette belle âme. Le mausolée étoit encore orné de plusieurs anges qui soutenoient une chapelle ardente, qui tenoit à la voûte. Jamais il ne s’est rien vu de si magnifique, ni de si bien imaginé : c’est le chef-d’œuvre de le Brun. Toute l’église étoit parée de tableaux, de devises, d’emblèmes qui avoient rapport à la vie ou aux armes du chancelier. Plusieurs actions principales y étoient peintes. Mme de Verneuil[5] vouloit acheter toute cette décoration un prix excessif. Ils ont tous, en corps, résolu d’en parer une galerie[6], et de laisser cette marque de leur reconnoissance et de leur magnificence à l’éternité. L’assemblée étoit grande et belle, mais sans confusion. J’étois auprès de Monsieur de Tulle[7], de M. Colbert, de M. de Monmouth[8], beau comme du temps du Palais-Royal, qui, par parenthèse, s’en va à l’armée trouver le Roi. Il est venu un jeune Père de l’Oratoire pour faire l’oraison funèbre. J’ai dit à Monsieur de Tulle de le faire descendre, et de monter à sa place, et que rien ne pouvoit soutenir la beauté du spectacle et la perfection de la musique, que la force de son éloquence. Ma bonne, ce jeune homme a commencé en tremblant ; tout le monde trembloit aussi. Il a débuté par un accent provençal ; il est de Marseille ; il s’appelle Laisné[9] ; mais en sortant de son trouble, il est entré dans un chemin lumineux. Il a si bien établi son discours ; il a donné au défunt des louanges si mesurées ; il a passé par tous les endroits délicats avec tant d’adresse ;

il a si bien mis dans son jour tout ce qui pouvoit être admiré ; il a fait des traits d’éloquence et des coups de maître si à propos et de si bonne grâce, que tout le monde, je dis tout le monde, sans exception, s’en est écrié, et chacun étoit charmé d’une action si parfaite et si achevée. C’est un homme de vingt-huit ans, intime ami de Monsieur de Tulle, qui s’en va avec lui[10]. Nous le voulions nommer le chevalier Mascaron ; mais je crois qu’il surpassera son aîné.

Pour la musique, c’est une chose qu’on ne peut expliquer. Baptiste[11] avoit fait un dernier effort de toute la musique du Roi. Ce beau Miserere y étoit encore augmenté ; il y a eu un Libera où tous les yeux étoient pleins de larmes. Je ne crois point qu’il y ait une autre musique dans le ciel.

Il y avoit beaucoup de prélats ; j’ai dit à Guitaut : « Cherchons un peu notre ami Marseille ; » nous ne l’avons point vu. Je lui ai dit tout bas : « Si c’étoit l’oraison

funèbre de quelqu’un qui fût vivant, il n’y manqueroit pas. » Cette folie l’a fait rire, sans aucun respect de la pompe funèbre.

Ma bonne, quelle espèce de lettre est-ce ici ? Je pense que je suis folle. À quoi peut servir une si grande narration ? Vraiment, j’ai bien contenté le desir que j’avois de conter.

Le Roi est à Charleroi[12], et y fera un assez long séjour. Il n’y a point encore de fourrages, les équipages portent la famine avec eux ; on est assez embarrassé dès le premier pas de cette campagne.

Guitaut m’a montré votre lettre, et à l’abbé : Envoyez-moi ma mère. Ma bonne, que vous êtes aimable, et que vous justifiez agréablement l’excessive tendresse qu’on voit que j’ai pour vous ! Hélas ! je ne songe qu’à partir, laissez-m’en le soin ; je conduis des yeux toutes choses ; et si ma tante prenoit le chemin de traîner, en vérité je partirois. Vous seule au monde me pouvez faire résoudre à la quitter dans un si pitoyable état ; nous verrons : je vis au jour la journée, et n’ai pas le courage de rien décider. Un jour je pars, le lendemain je n’ose ; enfin, ma bonne, vous dites vrai, il y a des choses bien désobligeantes dans la vie.

Vous me priez de ne point songer à vous en changeant de maison ; et moi, je vous prie de croire que je ne songe qu’à vous, et que vous m’êtes si extrêmement chère, que vous faites toute l’occupation de mon cœur. J’irai demain coucher dans ce joli appartement où vous serez placée sans me déplacer. Demandez au marquis d’Oppède[13], il l’a vu ; il dit qu’il s’en va vous trouver. Hélas ! qu’il est heureux ! J’attends des lettres de Pompone. Nous n’avons point de premier président. Adieu, ma belle petite ; vous êtes par le monde ; vous voyagez ; je crains votre humeur hasardeuse : je ne me fie ni à vous, ni à M. de Grignan. Il est vrai que c’est une chose étrange, comme vous le dites, de se trouver à Aix après avoir fait cent lieues[14], et au Saint-Pilon[15] après avoir grimpé si haut. Il y a quelquefois des endroits dans vos lettres qui sont fort plaisants, mais il vous échappe des périodes comme à Tacite ; j’ai trouvé cette comparaison : il n’y a rien de plus vrai. J’embrasse Grignan et le baise à la joue droite, au-dessous de sa touffe ébouriffée[16].


  1. Lettre 273. — 1. « Ceux qui composent l’Académie de la peinture et de la sculpture firent faire (le 5 mai), en l’église des prêtres de l’Oratoire de la rue Saint-Honoré, un service pour le chancelier de France, avec une pompe toute singulière. » (Gazette du 7 mai 1672.) — Plus loin (14 mai), la Gazette donne la description de cette pompe.
  2. 2. Cette décoration, dessinée par le Brun, chancelier et recteur de l’Académie (ce sont les titres que lui donne la Gazette), a été gravée par le Clerc.
  3. 3. Dans l’édition de 1725, l’une. Au figuré, quelques personnes faisaient le mot squelette féminin, « abusivement, » dit Furetière.
  4. 4. En 1650, les terres de Saint-Liébaut et de Villemor en Champagne avaient été érigées pour le chancelier en duché-pairie.
  5. 5. Charlotte Seguier, fille du chancelier : voyez la note 1 de la lettre 132.
  6. 6. Une galerie de l’hôtel Seguier sans doute. Il était rue de Grenelle, non loin de l’Oratoire ; il avait successivement appartenu au président Baillet, à la veuve du premier prince de Condé (1573) et à son fils Charles comte de Soissons, au duc de Montpensier (1605), au duc de Bellegarde (1612), qui l’avait fait reconstruire par du Cerceau. Le chancelier l’acheta en 1632, l’agrandit, et en fit décorer les galeries par Simon Vouet ; l’Académie y tint ses séances de 1643 à 1673, entre autres celle où assista Christine (1656). Il devint au siècle dernier l’hôtel des Fermes. Voyez une note de M. Chéruel dans le Journal d’Olivier d’Ormesson, tome I, p. CXIII.
  7. 7. Jules Mascaron, nommé à cet évêché en 1671.
  8. 8. Jacques, fils naturel de Charles II, roi d’Angleterre (et de Lucy Waters), et le même qui fut décapité le 15 juillet 1685. Il était né à Rotterdam, le 9 avril 1649, et porta jusqu’à la Restauration le nom de Jacques Crofts. Il avait été amoureux de Madame Henriette, sœur de son père, et avait si peu contenu le sentiment qu’il éprouvait pour elle, qu’on l’obligea de retourner en Angleterre.
  9. 9. Il naquit à Lucques (en 1633), et fut élevé à Marseille ; il se nommoit Vincent Léna. (En 1648 il entra, à Aix, dans la congrégation de l’Oratoire et prit le nom de Laisné.) Comme il seroit difficile de rien ajouter à l’éloge que fait ici Mme de Sévigné de ce jeune orateur, il suffira de dire qu’il mourut à l’âge de quarante-quatre ans (en 1677), et que la délicatesse de sa santé ne lui ayant point permis de continuer les fonctions pénibles de la chaire, il s’étoit borné à faire des conférences sur l’Écriture sainte, ce qui ne laissa pas de lui faire une grande réputation dans tous les lieux où il fut envoyé par ses supérieurs. Les oraisons funèbres du chancelier Seguier et du maréchal du Plessis Praslin sont les seuls ouvrages imprimés (Paris, 1672 et 1677) qui restent d’un si excellent homme. (Perrin, 1754.)
  10. 10. Perrin, dans l’édition de 1754, a remplacé les mots qui s’en va avec lui par qui l’emmène avec lui dans son diocèse.
  11. 11. Jean-Baptiste Lulli, né à Florence en 1633, et venu dès l’âge de treize ans à Paris, où il épousa en 1662 la fille unique de Lambert, et mourut en mars 1687. Il avait d’abord été à Mademoiselle (voyez ses Mémoires, t. III, p. 348), et était depuis 1661 surintendant de la musique du Roi ; il venait d’obtenir, au mois de mars précédent, par cession de Perrin et du marquis de Sourdeac, le privilège de l’Académie royale de Musique ; cette année même une nouvelle salle d’Opéra (l’ancienne était au jeu de paume de la rue Mazarine) fut construite par lui au jeu de paume du Bel-Air, à l’un des bouts de la rue de Vaugirard, non loin du Luxembourg, et inaugurée le 15 novembre ; l’année suivante, après la mort de Molière, il obtint le théâtre du Palais-Royal, où il s’établit définitivement.
  12. 12. Il y arriva le 5, et en repartit le 11.
  13. 13. Voyez la note 1 de la lettre 251.
  14. 14. Dans les éditions de 1726 : « Deux cents lieues. » Mme de Sévigné a sans doute écrit en chiffres, et son 1 se rapproche beaucoup de la forme de nos 2, bien que ces deux chiffres se distinguent fort bien dans son écriture quand on les compare l’un à l’autre.
  15. 15. Le Saint-Pilon est une chapelle en forme de dôme, bâtie sur la pointe du rocher de la Sainte-Baume. On n’y arrive qu’avec des peines infinies, et par un chemin pratiqué dans la montagne. (Note de Perrin, 1754.) — Le P. Lacordaire, dans sa Sainte Marie-Madeleine, chapitre vii, dit que le Saint-Pilon est un pilier célèbre au sommet duquel on voit la sainte soutenue par des anges.
  16. 16. Allusion à des bouts-rimés faits à Livry par Mme de Grignan. Voyez tome II, p. 332.