Lettre 271, 1672 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 47-51).
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1672

271. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN À MADAME DE SÉVIGNÉ.

Deux jours après que j’eus reçu cette lettre (du 24 avril, voyez plus haut, p. 30), j’y fis cette réponse.
À Chaseu, ce 1er mai 1672.

Vous me remettez en goût de vos lettres, Madame. Je n’ai pas encore bien démêlé si c’est parce que vous ne m’offensez plus, ou parce que vous me flattez, ou parce qu’il y a toujours un petit air naturel et brillant qui me réjouit. En attendant cette décision, je crois pouvoir vous dire qu’il y entre un peu de tout cela.

Pour vous parler des pas que je fais pour me relever de ma chute, je vous dirai qu’on demande quelquefois des choses qu’on est bien aise de ne pas obtenir. Je suis aujourd’hui en cet état sur la permission que j’ai demandée au Roi d’aller à l’armée. Mais voici des maréchaux exilés qui en augmentent la bonne compagnie. Ce sont ces gens-là qui sont heureux d’être exilés quand leur fortune est faite ; car enfin ils ont des établissements[1] que vraisemblablement on ne leur ôtera pas, et au pis aller des titres et des honneurs qu’on ne leur sauroit ôter. Le Roi a grand’raison d’être mal satisfait d’eux, et ils reconnoissent bien mal l’obligation infinie qu’ils lui ont de les avoir faits ce qu’ils eussent eu peine à mériter d’être après dix ans encore de grands services à la guerre de plus qu’ils n’avoient rendus. Ce seroit une question de savoir si étant aussi redevables au Roi qu’ils l’étoient, ils eussent été excusables de refuser de lui obéir aux choses qui eussent effectivement intéressé l’honneur de leurs charges ; mais désobéir à leur bon maître en chose où ils ont tout à fait tort, c’est une tache dont leur ignorance ne sauroit se laver. Je leur apprends que les maréchaux de camp généraux ont été faits pour faire la fonction de connétable. Lesdiguières[2], n’étant encore que maréchal de camp général, commanda le maréchal de Saint-Géran[3] au siège de Clérac, qui venoit d’être son camarade. À plus forte raison M. de Turenne, qui commandoit des armées quand ces Messieurs étoient au collège, et qui leur a appris ce peu qu’ils savent.

Il faut qu’on me croie quand je parle ainsi ; du moins ne sauroit-on penser que ce soit une amitié aveugle qui me fasse parler en faveur du parti que je tiens[4] : c’est la seule vérité qui m’y oblige ; et il y a dix ans que j’ai appris ce que je viens de vous dire, Madame, au maréchal de Clérembaut[5], qui me disoit déjà que la charge de maréchal de camp général de M. de Turenne[6] n’avoit que des prétentions chimériques. Ce qu’il y a de plus surprenant en cette rencontre, c’est qu’il y a un de ces Messieurs qui doit son bâton aux seuls bons offices de M. de Turenne[7]. Le voilà bien payé.

J’ai cru que vous ne seriez pas fâchée de savoir ceci, Madame, tant parce que vous aimez de savoir la vérité, que parce que celle-ci, à mon avis, ne vous sera pas désagréable[8].

Je vous sais bon gré des amitiés que vous faites à notre petit Rabutin. Je souhaite qu’il soit heureux, mais je souhaite qu’il soit honnête homme, préférablement à toutes choses ; car je fais bien plus de cas d’un particulier de mérite (quand il seroit exilé) que d’un indigne maréchal de France à la tête d’une armée[9].

Je viens d’écrire à Humières et à sa femme sur leur disgrâce ; ils sont mes parents et mes amis[10].

Vous avez raison, vous et Manicamp, de m’aimer. Je vous aime, et je vous estime fort tous deux ; tout ce que je vois de gens vous répondroient bien pour moi de ma tendresse pour vous. J’en parle avec Jeannin[11], avec votre tante de Toulongeon, avec sa belle-fille[12], qui a de l’esprit, et que j’aime parce qu’elle vous admire, avec mes filles. Enfin je suis si empressé d’en parler que j’en parlerois volontiers aux rochers (je vous prie de remarquer ma turlupinade).

Je passai dernièrement une après-dînée avec la marquise de Saint-Martin[13]. Nous passâmes légèrement sur le chapitre de toute la cour ; mais nous nous arrêtâmes sur le vôtre, que nous rebattîmes à plusieurs reprises. Vous savez quel torrent d’éloquence c’est que le sien. Je vous assure que ce qu’elle dit de vous, en y ajoutant quelques passages de l’Écriture sainte et des Pères, on en feroit bien un jour votre oraison funèbre. Pour moi, qui ne lui cédois en rien quant à l’intention, je prenois mon temps entre deux périodes pour y fourrer un trait de ma façon ; car, il faut dire la vérité, elle avoit tellement pris le dessus sur moi, que j’étois comme Scaramouche quand Trivelin ne le vouloit pas laisser parler. Conclusion, Madame : nous fîmes bien notre devoir de vous louer, et cependant nous ne pûmes jamais aller jusqu’à la flatterie[14].


  1. Lettre 271. — 1. Dans la copie de Bussy : « Car enfin ils ont établissements. »
  2. 2. François de Bonne de Lesdiguières, maréchal en 1608, puis duc, mort à quatre-vingt-quatre ans, le 28 septembre 1626. Il eut deux fois pour gendre (en 1595 et en 1623) Charles de Blanchefort sire de Créquy (maréchal en 1622), et maria sa troisième fille (en 1619) à son propre petit-fils, François, fils aîné de Charles de Blanchefort Créquy et de Madeleine de Bonne. François n’eut point d’enfants de sa tante, morte dès 1621 ; mais c’est à lui que passa le duché de Lesdiguières. Voyez la note 12 de la lettre 269. — Sur ce titre de maréchal général, créé en faveur de Lesdiguières au commencement de la campagne de 1621, voyez p. 49, note 6, et M. Bazin, Histoire de Louis XIII, tome I, p. 382. — Le siège de Clairac, sur le Lot, fut fait avant celui de Montauban ; la ville se rendit après douze jours, le 5 août 1621. L’année suivante, le 24 juillet, Lesdiguières reçut, au sortir de la cérémonie de son abjuration, les lettres de connétable. (M. Bazin, p. 395, 417.)
  3. 3. Jean-François de la Guiche, seigneur de Saint-Géran, maréchal de France, grand-père du comte de Saint-Géran d’alors ; il mourut à soixante-trois ans, le 2 décembre 1632.
  4. 4. Voyez la note 6 de la lettre 43.
  5. 5. Philippe de Clérembault, « fort à la mode sous le nom de comte de Palluau, avant qu’il prît son nom lorsqu’il devint maréchal de France (en 1653). » C’était du comte de Palluau que Bussy avait acheté sa charge de mestre de camp général de la cavalerie. Il était mort en 1660, à l’âge de cinquante-neuf ans. Voyez sur lui Saint-Simon, tome XIX, p. 426.
  6. 6. Après avoir énuméré tous les services rendus par Turenne à la cour jusqu’à la bataille des Dunes, Saint-Simon ajoute, tome V, p. 316 : « Il fallut une nouvelle récompense à de nouveaux services et si importants. L’épée de connétable étoit bien le but du modeste héros ; mais la timidité du cardinal Mazarin ne put se résoudre à la mettre entre des mains si puissantes et si habiles. Le souvenir de ce qu’avoient pu les derniers connétables de Montmorency et leurs prédécesseurs, le souvenir même de M. de Lesdiguières faisoient encore peur à la cour. Elle en sortit par renouveler en faveur de M. de Turenne la charge de maréchal général des camps et armées de France, imaginée et créée pour M. de Lesdiguières, lorsque le duc de Luynes, abusant de la jeunesse de Louis XIII… se fit connétable. Ce fut à Montpellier, le 7 avril 1660, que M. de Turenne reçut cette charge de la main du Roi, qui y étoit avec la Reine sa mère, le Cardinal et toute sa cour, allant à Bordeaux pour son mariage.

    « Alors M. de Turenne, supérieur aux maréchaux de France qu’il commandoit tous, cessant de l’être lui-même, mais n’étant pas connétable, et ne pouvant en porter les marques, ne voulut plus de celles de maréchal de France, dont il quitta les bâtons à ses armes et le titre de maréchal, qu’il avoit toujours porté depuis plus de dix-sept ans qu’il l’étoit, pour reprendre celui de vicomte de Turenne, qu’il avoit porté avant d’être maréchal de France. »

  7. 7. Voyez au tome I, p. 517 et suivantes, l’opinion de Bussy sur les maréchaux de Bellefonds et d’Humières.
  8. 8. Ici Mme de Coligny a ajouté entre les lignes ce qui suit : « Voici encore une lettre au Roi. La grâce qu’il me fait de les lire et les louanges que vous leur donnez m’enhardissent à lui écrire souvent. » Cette lettre au Roi, qui est datée du 8 décembre 1671, se trouve dans le tome I de la première édition des Lettres de Bussy, p. 74 et suivante, et dans l’Appendice du tome II de l’édition de M. Lalanne, p. 436.
  9. 9. C’est là le texte de Bussy. Une autre main a réduit ce dernier membre de phrase à ce peu de mots : « Car je fais bien plus de cas du mérite que de la fortune. »
  10. 10. Voyez la note 7 de la lettre 34. — Bussy leur avait écrit le 26 avril (voyez tome II de sa Correspondance, p. 99).
  11. 11. Voyez les notes 1 et 8 de la lettre du 22 juillet suivant.
  12. 12. Voyez sur ces deux dames la Généalogie (tome I, p. 343), la note 1 de la lettre 297, et la note 5 de la lettre 299.
  13. 13. Voyez la note de la lettre du 31 mai 1675.
  14. 14. Au lieu d’aller jusqu’à la flatterie, Bussy avait d’abord écrit : vous flatter. — À la suite de ces mots, Mme de Coligny a ajouté : « Je me suis amusé à traduire des épîtres d’Ovide. Je vous envoie celle de Pâris à Hélène et la réponse. Qu’en dites-vous ? » Voyez la note 8 de la lettre 78. — Ces deux épîtres d’Ovide traduites en vers sont au tome I de la première édition des Lettres de Bussy, p. 77-106, et dans l’Appendice du tome II de l’édition de M. Lalanne, p. 447 et suivantes.