Lettre 265, 1672 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 19-22).
◄  264
266  ►

1672

265. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi saint, 15e avril.

Vous voyez ma vie ces jours-ci, ma chère fille. J’ai de plus la douleur de ne vous avoir point, et de ne pas partir tout à l’heure. L’envie que j’en ai me fait craindre que Dieu ne permette pas que j’aie jamais une si grande joie ; cependant je me prépare toujours. Mais n’est-ce pas une chose cruelle et barbare que de regarder la mort d’une personne qu’on aime beaucoup, comme le commencement d’un voyage qu’on souhaite avec une véritable passion ? Que dites-vous des arrangements des choses de ce monde ? Pour moi, je les admire ; il faut profiter de ceux qui nous déplaisent, pour en faire une pénitence. Celle que M. de Coulanges dit qu’on fait à Aix présentement me paroît bien folle : je ne saurois m’accoutumer à ce qu’il me conte là-dessus[1].

Mme de Coulanges a été à Saint-Germain. Elle m’a dit mille bagatelles qui ne s’écrivent point, et qui me font bien entrer dans votre sentiment sur ce que vous me disiez l’autre jour de l’horreur de voir une infidélité : cet endroit me parut très-plaisant et de fort bon sens ; vous voyez que l’on n’est pas partout de notre sentiment.

Ma fille, quand vous voulez rompre du fer, trouvant les porcelaines indignes de votre colère, il me semble que vous êtes bien fâchée. Quand je songe qu’il n’y a personne pour en rire et pour se moquer de vous, je vous plains ; car cette humeur rentrée me paroît plus dangereuse que la petite vérole. Mais à propos, comment vous en accommodez-vous ? Votre pauvre enfant s’en sauvera-t-il ? Il l’a eue si tôt qu’il devroit bien en être quitte[2].

Notre cardinal m’a dit ce soir mille tendresses pour vous : il s’en va à Saint-Denis[3] faire la cérémonie de Pâques. Il reviendra encore un moment, et puis adieu.

Mme de la Fayette s’en va demain à une petite maison auprès de Meudon[4], où elle a déjà été. Elle y passera quinze jours, pour être comme suspendue entre le ciel et la terre : elle ne veut pas penser, ni parler, ni répondre, ni écouter ; elle est fatiguée de dire bonjour et bonsoir ; elle a tous les jours la fièvre, et le repos la guérit ; il lui faut donc du repos : je l’irai voir quelquefois.

M. de la Rochefoucauld est dans cette chaise que vous connoissez : il est dans une tristesse incroyable, et l’on comprend bien aisément ce qu’il a.

Je ne sais aucune nouvelle aujourd’hui. La musique de Saint-Germain est divine ; le chant des Minimes[5] n’est pas divin ; ma petite-enfant y étoit tantôt[6] ; elle a trouvé beaucoup de gens de sa connoissance : je crains de l’aimer un peu trop, mais je ne saurois tant mesurer toutes choses.

J’étois bien serviteur de Monsieur votre père : [7]

ne trouvez-vous point que j’ai des raisons de l’aimer à peu près de la même sorte ?

Je ne vous parle guère de Mme de la Troche : c’est que les flots de la mer ne sont pas plus agités que son procédé avec moi. Elle est contente et malcontente dix fois par semaine[8], et cette diversité compose un désagrément incroyable dans la société. Cette préférence du faubourg est un point à quoi il est difficile de remédier : on m’y aime autant qu’on y peut aimer ; la compagnie y est sûrement bonne ; je ne suis de contrebande à rien ; ce qu’on y est une fois, on l’est toujours ; de plus, notre cardinal m’y donne souvent des rendez-vous : que faire à tout cela ? En un mot, je renonce à plaire à Mme de la Troche, sans renoncer à l’aimer ; car elle me trouvera toujours quand elle voudra se faire justice : j’ai de bons témoins de ma conduite avec elle, qui sont persuadés que j’ai raison, et qui admirent quelquefois ma patience. Ne me répondez qu’un mot sur tout cela ; car si la fantaisie lui prenoit de voir une de vos lettres, tout seroit perdu d’y trouver votre improbation. Elle n’a point encore vu de vos lettres ; il faut bien des choses pour en être digne à mon égard. Mme de Villars est ma favorite là-dessus : si j’étois reine de France ou d’Espagne, je croirois qu’elle me veut faire sa cour ; mais ne l’étant pas, je vois que c’est de l’amitié pour vous et pour moi. Elle est ravie de votre souvenir. Elle ne partira point sitôt, par une petite raison que vous devinerez, quand je vous dirai qu’elle ne peut aller qu’aux dépens du Roi son maître, et que ses assignations sont retardées[9]. Cependant nous disons fort que nous n’avons rien contre l’Espagne ; ils sont dans les règles du traité. L’ambassadeur est ici, remplissant tous nos Minimes de sa belle livrée.

Ma chère enfant, je m’en vais prier Dieu, et me disposer à faire demain mes pâques : il faut au moins tâcher de sauver cette action de l’imperfection des autres. Je vous aime et vous embrasse, et voudrois bien que mon cœur fût pour Dieu comme il est pour vous.


  1. Lettre 265. — 1. Les confréries de Pénitents faisoient à Aix des processions la nuit du jeudi au vendredi saint, qui depuis ont été abrogées à cause des indécences qui s’y commettoient. (Note de Perrin, 1754.)
  2. 2. Le jeune marquis de Grignan mourut de la petite vérole en 1704. Voyez la Notice, p. 305.
  3. 3. Le cardinal de Retz étoit abbé de Saint-Denis. (Note de Perrin, 1754.)
  4. 4. À Fleury, au-dessous de Meudon. Voyez la lettre du 22 avril suivant.
  5. 5. Voyez tome II, p. 448, note 5.
  6. 6. Dans l’édition de 1754 : « Ma petite-enfant y étoit tantôt avec moi ; » et à la ligne suivante : « je l’aime un peu trop. »
  7. 7. M. Loyal dit à Orgon (ive scène du Ve acte de Tartuffe) :

    Toute votre maison m’a toujours été chère,
    Et j’étois serviteur de Monsieur votre père.

  8. 8. Mme de la Troche était jalouse de l’amitié que Mme de Sévigné avait pour Mme de la Fayette, dont la maison, et avec elle sans doute celle de la Rochefoucauld, est désignée ici par le faubourg. Voyez la Notice, p. 159, et tome II, p. 53. La Rochefoucauld demeurait à l’hôtel Liancourt. Voyez la note 3 de la lettre 272.
  9. 9. Mme de Villars devoit aller en Espagne, où le marquis de Villars, son mari, venoit d’être nommé ambassadeur extraordinaire. (Note de Perrin.)