Lettre 249, 1672 (Sévigné)

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1672

249. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET D’EMMANUEL DE COULANGES À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 17e février.

Monsieur de Coulanges et moi, nous avons donné un très-bon dîner à M. le président de Bouc[1]. M. et Mme de Valavoire, Monsieur d’Uzès et Adhémar en étoient ; mais écoutez le malheur : le président, après nous avoir promis, vint s’excuser ; il avoit une affaire à Saint-Germain ; nous pensâmes nous pendre ; enfin il fallut prendre courage : Mme de Valavoire amena la Buzanval[2] ; mais le président étoit le véritable objet de nos désirs. Ce dîner étoit bon, délicat, magnifique ; enfin, tel qu’il étoit, il est irréparable. Le Bouc reviendra peut-être, mais le dîner ne reviendra pas. Adhémar étoit pénétré de douleur d’avoir appris en arrivant la mort de son pauvre frère. J’avois le cœur bien serré en l’embrassant. Il alla coucher à Saint-Germain, et m’a promis de me voir à son retour, et que nous parlerions de vous : j’espère cette conversation.

Vous me dites que je pleure, et que je suis la maîtresse. Il est vrai, ma fille, que je ne puis m’empêcher de pleurer quelquefois ; mais ne croyez pas que je sois tout à fait la maîtresse de partir, quand je le voudrai. Je voudrois que ce fût demain, par exemple ; et mon fils a des besoins de moi très-pressants présentement. J’ai d’autres affaires pour moi. Enfin il me faut jusqu’à Pâques. Ainsi, mon enfant, on est la maîtresse, et l’on ne l’est point, et l’on pleure.

J’ai vu tantôt notre Cardinal[3] : il ne se peut consoler de ne vous avoir point trouvée ici ; il vous en écrit, et m’a paru touché de bonne foi d’être à Paris, sans avoir le plaisir de vous voir et de causer avec sa chère nièce ; vous lui faites souhaiter la mort du pape[4]. Vous verrez le chevalier de Lorraine plus tôt que nous. M. de Boufflers[5], gendre de Mme du Plessis, est mort en passant d’une chambre à l’autre, sans autre forme de procès. J’ai vu tantôt sa petite veuve, qui, je crois, se consolera. M. Isarn, un bel esprit, est mort de la même sorte[6].

Je ne suis point sans inquiétude de vous savoir à Aix, avec tant d’air de petite vérole. Au moins évitez les lieux publics, et les presses : c’est un horrible mal que celui-là. Votre fille a le teint comme l’avoit Mlle de Villeroi, un blanc et un rouge séparés, des yeux d’un bleu merveilleux, des cheveux noirs, un tour de visage et un menton à peindre ; sa lèvre se rabaisse tous les jours : du reste elle est faite au tour ; elle ne crie jamais ; elle est douce et caressante ; elle appelle ; elle dit cinq ou six mots ; elle est vive ; enfin elle est aimable, et je l’aime. Adhémar m’a dit des merveilles de votre fils. Mme de Guénégaud m’a extrêmement priée de vous faire des compliments sur la mort du Chevalier, et à M. le coadjuteur d’Arles : tenez-la quitte de ce côté-là.

Je viens d’apprendre qu’Adhémar a eu une conversation divine avec M. Colbert : il vous en rendra compte. L’autre jour, on parloit devant le Roi de Languedoc, et puis de Provence, et puis enfin de M. de Grignan : on en dit beaucoup de bien. M. de Janson[7] en dit aussi ; et puis parla de sa paresse naturelle. Là-dessus le marquis de Charost le releva de sentinelle d’un très-bon ton, et lui dit : « Monsieur, M. de Grignan n’est point paresseux quand il est question du service du Roi, et personne ne peut jamais mieux faire qu’il a fait dans cette dernière Assemblée : j’en suis fort bien instruit. » Voilà de ces

gens que je trouve toujours qu’il faut aimer et instruire. Tout le monde fut de son avis.

Je parlerai de l’Adone[8] au bonhomme Chapelain, en le comblant d’honneur par votre souvenir. Je fais toujours vos compliments ; on vous les rend avec mille tendresses. Ma tante est toujours bien mal. Votre pauvre frère m’écrit souvent, et moi à lui : je suis au désespoir de la guerre, à cause des périls qu’il essuiera des premiers. La vie est cruellement mêlée d’absinthe. Ma chère enfant, je suis toute à vous.

d’emmanuel de coulanges.

Je ne vous dis rien, mais je n’en pense pas moins. Nous serons à Pâques à Lyon. Nous y allons, Mme de Coulanges et moi, pour le mariage de Mlle du Gué[9], qui, sans aller chercher plus loin, épouse M. de Bagnols, que vous connoissez, son cousin issu de germain. Pour la naissance, ils n’ont rien à se reprocher ; et pour le bien, Bagnols a vingt-cinq bonnes mille livres de rente par devers lui. N’est-ce pas là une très-bonne affaire ? J’espère que nous ferons les honneurs de Lyon à Madame votre mère, quand elle y passera. Adieu, Madame la Comtesse, je vous aime toujours avec la même passion. M. d’Adhémar m’a dit qu’il avoit apporté le portrait de M. de Grignan ; mais je ne l’ai point encore vu.


  1. Lettre 249. — 1. Joseph de Seguiran de Bouc, premier président de la chambre des comptes d’Aix. (Note de l’édition de 1818.)
  2. 2. Angélique Amat, femme d’André Choart de Buzanval, qui fut lieutenant général des armées en 1693. Elle était sœur de Mme de Valavoire. Voyez la note 11 de la lettre 174, et la lettre du 2 novembre 1673.
  3. 3. Le cardinal de Retz.
  4. 4. Le Cardinal, en allant au conclave, aurait rendu visite a Mme de Grignan.
  5. 5. François, comte de Boufflers, frère aîné du maréchal, mourut au château de Boufflers le 14 février 1672. Il avait épousé, l’année précédente, Elisabeth-Angélique, fille de Mme du Plessis Guénégaud. Voyez la lettre du 26 février suivant. louis d’or qui raconte ses aventures… Cette bagatelle est dédiée à Mlle de Scudéry. (Elle a été publiée à part, in-12, en 1661.) On a encore d’Isarn des impromptus et des madrigaux. Dans le Grand Dictionnaire des Précieuses, Isarn est Isménius… C’est évidemment le beau et léger Isarn qui dans le Cyrus a le nom de Thrasile… Il est donné comme le type de l’inconstant. » (M. Cousin, la Société française, tome II, p. 194 et suivantes.)
  6. 6. Il s’évanouit dans une chambre où il avait été renfermé par mégarde, et mourut faute de secours. — Isarn était un des amis de Mlle de Scudéry. « Il était de Castres comme Pellisson. Riche, spirituel, d’une fort jolie figure, il eut à Toulouse et à Paris d’assez grands succès. On a de lui une pièce assez agréable, en vers et en prose, qui depuis a été fort souvent îmitee : c’est l’histoire d’un
  7. 7. Sans doute le marquis de Janson, frère aîné de l’évêque. Voyez la note 17 de la lettre 136.
  8. 8. Poëme tout plein de concetti que le cavalier Marino composa en France, et qui parut en 1623, avec une dédicace à Marie de Médicis, suivie d’une « Lettre ou discours de M. Chapelain à M. Favereau, conseiller du Roi en sa cour des aides, portant son opinion sur le poëme d’Adonis du chevalier Marino. » Ménage trouvait lui-même que cette sorte de préface de Chapelain était plus gauloise que française. Voyez la lettre du 24 février suivant.
  9. 9. Sœur de Mme de Coulanges. Voyez la note 3 de la lettre 114.