Lettre 228, 1671 (Sévigné)

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1671

228. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Malicorne, dimanche 13e décembre.

Enfin, ma chère fille, me voilà par voie et par chemin, par le plus beau temps du monde. Je fais fort bien une lieue ou deux à pied aussi bien que Madame[1]. Pour la Mousse, il court comme un perdu ; il est un peu embarrassé de ne pas bien dormir, car il ne sait point n’être pas à son aise. Je partis donc mercredi, comme je vous l’avois mandé. Je vins à Loresse, où l’on me donna deux chevaux ; je consentis à la violence qu’on me fit pour les accepter. Nous avons quatre chevaux à chaque calèche : cela va comme le vent. Vendredi j’arrive à Laval, j’arrête à la poste ; je vois arriver justement cet honnête homme, cet homme si obligeant, crotté jusqu’au cul, qui m’apportoit votre lettre ; je pensai l’embrasser. Vous jugez bien, à m’entendre parler ainsi, que je ne suis point en colère contre la poste. En effet, ce n’est point elle qui a eu tort. C’est assurément, comme vous avez dit, des ennemis du petit Dubois, qui le voyant se vanter de notre commerce, et se panader[2] dans les occupations qu’il lui donnoit, ont pris plaisir à lui donner le déplaisir de lui dérober nos lettres. D’abord je ne m’en suis pas aperçue, parce que je croyois que vous ne m’écriviez qu’une fois la semaine ; mais quand j’ai su que vous m’écriviez deux, il seroit malaisé de vous exprimer les regrets et les douleurs que j’ai eus de cette perte. Je reviens à la joie que j’eus de recevoir vos deux lettres dans un même paquet, de la main crottée de ce postillon. Je vis défaire la petite malle devant moi ; et en même temps, frast, frast, je démêle le mien, et je trouve enfin, ma fille, que vous vous portez bien. Vous m’écrivez dans la lettre d’Adhémar ; et puis vous m’écrivez de votre chef au coin de votre feu, le seizième de votre couche. Rien n’est pareil à la joie sensible que me donna cette assurance de votre santé. Je vous conjure de n’en point abuser ; ne m’écrivez point de grandes lettres ; restaurez-vous, et craignez de vous épuiser. Hélas ! mon enfant, vous avez été cruellement malade ; je serois morte de voir un si long travail. On vous saigna enfin, on commençoit d’avoir peur : quand je pense à cet état, j’en suis troublée, et j’en tremble, et je ne puis encore me rendormir sur cette pensée, tant elle m’effraye l’imagination.

J’ai mandé à Mme de la Fayette et à M. d’Hacqueville ce que vous me mandez ; j’eus la même pensée, et je trouvois que la Marans devoit être contente, ou plutôt malcontente, puisqu’elle n’avoit pas sujet d’exercer ses obligeantes et modestes pensées[3] : je trouve plaisant que vous ayez songé à elle. Mais la poste m’attend, comme si j’étois gouvernante du Maine, et je prends plaisir de la faire attendre, par grandeur.

Je veux parler de mon petit garçon. Ah ! ma fille, qu’il est joli ! Ses grands yeux sont bien une marque de votre honnêteté ; mais c’est assez, je vous prie que le nez ne demeure pas longtemps entre la crainte et l’espérance : que cela est plaisamment dit ! Cette incertitude est étrange ; jamais un petit nez n’eut tant à craindre ni à espérer : il y a bien des nez entre les deux, qu’il peut choisir. Puisqu’il a de grands yeux, qu’il songe à vous contenter. Vous n’auriez que la bouche, puisqu’elle est petite ; ce ne seroit pas assez. Ma fille, vous l’aimez follement ; mais donnez-le bien à Dieu, afin qu’il vous le conserve. D’où vient qu’il est si foible ? N’est-ce point ce qui l’empêchoit de s’aider pendant votre travail ? car j’ai ouï dire aux femmes qui ont eu des enfants, que c’est cette foiblesse qui fait qu’on est bien malade. Enfin conservez bien ce cher enfant ; mais donnez-le à Dieu, si vous voulez qu’il vous le donne : cette répétition est d’une grand’mère chrétienne. Mme Pernelle[4] en diroit autant ; mais elle diroit bien.

Adieu, ma très-chère enfant ; enfin la patience échappe à mon ami le postillon, je ne veux pas abuser de son honnêteté. Je ne recevrai de vos lettres qu’à Paris. Je serai ravie d’embrasser ma pauvre petite ; vous ne la regardez pas ; et moi je veux l’aimer, et prendre sa protection par excès de générosité.


  1. Lettre 228. — 1. Voyez la lettre 224, p. 423 et 424.
  2. 2. Se panader, se pavaner, se carrer. L’Académie n’a admis dans son dictionnaire qu’en 1762 ce verbe familier employé par Voiture et par la Fontaine (voyez le Geai, etc., livre IV, fable ix). Il se trouve dans le Dictionnaire de Furetière (1690).
  3. 3. Voyez la Notice, p. 111, et la note 4 de la lettre 131.
  4. 4. La mère d’Orgon dans le Tartuffe.