Lettre 187, 1671 (Sévigné)

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187. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À COULANGES.

Aux Rochers, 22e juillet 1671.

Ce mot sur la semaine est par-dessus le marché de vous écrire seulement tous les quinze jours, et pour vous donner avis, mon cher cousin, que vous aurez bientôt l’honneur de voir Picard[1] ; et comme il est frère du laquais de Mme de Coulanges, je suis bien aise de vous rendre compte de mon procédé. Vous savez que Mme la duchesse de Chaulnes est à Vitré ; elle y attend le duc, son mari, dans dix ou douze jours, avec les états de Bretagne : vous croyez que j’extravague ; elle attend donc son mari avec tous les états, et en attendant, elle est à Vitré toute seule, mourant d’ennui. Vous ne comprenez pas que cela puisse jamais revenir à Picard : elle meurt donc d’ennui ; je suis sa seule consolation, et vous croyez bien que je l’emporte d’une grande hauteur sur Mlles  de Kerbone et de Kerqueoison[2]. Voici un grand circuit, mais pourtant nous arriverons au but. Comme je suis donc sa seule consolation, après l’avoir été voir, elle viendra ici, et je veux qu’elle trouve mon parterre net et mes allées nettes, ces grandes allées que vous aimez. Vous ne comprenez pas encore où cela peut aller ; voici une autre petite proposition incidente : vous savez qu’on fait les foins ; je n’avois pas d’ouvriers ; j’envoie dans cette prairie, que les poëtes ont célébrée, prendre tous ceux qui travailloient, pour venir nettoyer ici : vous n’y voyez encore goutte ; et, en leur place, j’envoie tous mes gens faner. Savez-vous ce que c’est que faner ? Il faut que je vous l’explique : faner est la plus jolie chose du monde, c’est retourner du foin en batifolant dans une prairie ; dès qu’on en sait tant, on sait faner. Tous mes gens y allèrent gaiement ; le seul Picard me vint dire qu’il n’iroit pas, qu’il n’étoit pas entré à mon service pour cela, que ce n’étoit pas son métier, et qu’il aimoit mieux s’en aller à Paris. Ma foi ! la colère me monte à la tête. Je songeai que c’étoit la centième sottise qu’il m’avoit faite ; qu’il n’avoit ni cœur, ni affection ; en un mot, la mesure étoit comble. Je l’ai pris au mot, et quoi qu’on m’ait pu dire pour lui, je suis demeurée ferme comme un rocher, et il est parti. C’est une justice de traiter les gens selon leurs bons ou mauvais services. Si vous le revoyez, ne le recevez point, ne le protégez point, ne me blâmez point, et songez que c’est le garçon du monde qui aime le moins à faner, et qui est le plus indigne qu’on le traite bien.

Voilà l’histoire en peu de mots. Pour moi, j’aime les narrations où l’on ne dit que ce qui est nécessaire, où l’on ne s’écarte point ni à droite, ni à gauche, où l’on ne reprend point les choses de si loin ; enfin je crois que c’est ici, sans vanité, le modèle des narrations agréables[3].


  1. Lettre 187. — 1. Voyez la lettre précédente, p. 289.
  2. 2. Malgré l’affirmation si comique de la lettre 177 (p. 249), il est bien probable que nous avons ici la vraie forme, ou à peu près, de ces deux noms bretons qui réjouissent tant Mme de Sévigné, quand elle les tourne pour sa fille en Kerborgne et Croque-Oison.
  3. 3. Les contemporains portèrent le même jugement sur cette lettre, connue sous le nom de Lettre des foins ou de la prairie, et qui a été imprimée pour la première fois en 1815. Mme de Thianges, qui en avoit ouï parler, l’envoya demander à Mme de Coulanges : voyez la lettre du 10 avril 1673.