Lettre 157, 1671 (Sévigné)

◄  156
158  ►

1671

157. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, ce mercredi 15e avril.

J’achèverai cette lettre quand il plaira à Dieu : je la commence trois jours avant qu’elle parte, parce que je viens de recevoir la lettre que vous m’écrivez par Gacé[1], avec des gants dont je vous remercie mille fois. Je les aime, je les trouve bons ; votre souvenir me charme. Ils ne vous coûtent rien, c’est ce qui me plaît ; je crois même qu’ils seront assez grands. Enfin, ma bonne, vous êtes trop aimable ; mais si vous m’aimez, n’achetez jamais rien pour me donner.

Vous avez mal à la langue : n’est-ce point que vous allez être malade comme je le souhaite ? Si cela est, je m’en réjouis : ou bien si c’étoit que vous nous eussiez menti ? Mais si c’étoit une fluxion qui allât jusqu’à vos dents, j’en serois très-en peine. Vous me parlez de la Provence comme de la Norvège ; je pensois qu’il y fît chaud, et je le pensois si bien, que l’autre jour, que nous eûmes ici une bouffée d’été, je mourois de chaud, et j’étois triste : on devina que c’étoit parce que je croyois que vous aviez encore plus chaud que moi, et je ne pouvois l’imaginer sans chagrin. 1671 Vous me dites que j’ai été injuste sur le sujet de votre amitié. Je l’ai été encore bien plus que vous ne pensez ; je n’ose vous dire jusqu’à quel point a été ma folie. J’ai cru que vous aviez de l’aversion pour moi, et je l’ai cru parce que je me trouvois pour des gens que je haïssois, comme il me sembloit que vous étiez pour moi ; et songez que je croyois cette épouvantable chose au milieu du desir extrême de découvrir le contraire, et comme malgré moi. Dans ces moments, il faut que je vous dise toute ma foiblesse : si quelqu’un m’eût tourné un poignard dans le cœur, il ne m’auroit pas plus mortellement blessée que je l’étois de cette pensée. J’ai des témoins de l’état où elle m’a mise. Je vous dis ceci sans vouloir de réponse que celle que vous me faites tous les jours en me persuadant que je me suis trompée. Ce discours est donc ce qui s’appelle des paroles vaines, qui n’ont autre but que de vous faire voir que l’état où je suis sur votre sujet seroit parfaitement heureux si Dieu ne permettoit point qu’il fût traversé par le déplaisir de ne vous avoir plus, et pour vous persuader aussi que tout ce qui me vient de vous ou par vous, me va droit et uniquement au cœur.

Le chocolat[2] n’est plus avec moi comme il étoit : la mode m’a entraînée, comme elle fait toujours. Tous ceux qui m’en disoient du bien m’en disent du mal ; on le maudit, on l’accuse de tous les maux qu’on a ; il est la source des vapeurs et des palpitations ; il vous flatte pour un temps, et puis vous allume tout d’un coup une fièvre continue, qui vous conduit à la mort ; enfin, mon enfant, le grand maître, qui en vivoit, est son ennemi déclaré : vous pouvez penser si je puis être d’un 1671 autre sentiment[3]. Au nom de Dieu, ne vous engagez point à le soutenir ; songez que ce n’est plus la mode du bel air. Tous les gens grands et moins grands en disent autant de mal qu’ils disent de bien de vous : les compliments qu’on vous fait sont infinis. Je n’ai point encore vu Gacé ; je crois que je l’embrasserai : bon Dieu ! un homme qui vous a vue, qui vient de vous quitter, qui vous a parlé, comme cela me paroît ! J’ai été tantôt chez Ytier[4], j’avois besoin de musique ; je n’ai jamais pu m’empêcher de pleurer à une certaine sarabande que vous aimez.

Je suis fort aise que vous ayez compris la coiffure, c’est justement ce que vous aviez toujours envie de faire (ce taponnage vous est naturel, il est au bout de vos doigts) ; vous avez cent fois pensé l’inventer, vous avez bien fait de ne la point prendre à la rigueur. Je vous avois conseillé de conserver vos dents, vous le faites. C’est une chose étrange que votre serein, et la sujétion que vous avez de vous renfermer à quatre heures, au lieu de prendre l’air : quelle tristesse ! Mais il vaut mieux rapporter ici vos belles dents, que de les perdre en Provence par le serein, ou par une mode qui sera passée dans six mois. Dites à Montgobert qu’on ne tape point les cheveux, et qu’on ne tourne point les boucles à la rigueur, comme pour y mettre un ruban ; c’est une confusion qui va comme elle peut, et qui ne peut aller mal. On marque quelques boucles : le bel air est de se peigner pour contrefaire la petite tête revenante ; vous taponnerez tout cela à merveille ; cela est fait en un moment. Vos dames sont bien loin de là, avec leurs coiffures glissantes de pommades, et leurs cheveux de deux paroisses : cela est bien vieux. 1671 Votre peinture du cardinal Grimaldi[5] est excellente : cela mord ; il est plaisant au dernier point et m’a bien fait rire ; je vous souhaite de pareilles visions[6] pour vous divertir. Enfin Montgobert sait rire ; elle entend votre langage : qu’elle est heureuse d’avoir de l’esprit, et d’être auprès de vous ! Les esprits où il n’y a point de remède font bouillir le sang.

Que vous êtes aimable de m’avoir envoyé une lettre pour Mme de Vaudemont[7] ! Je m’en vais bien lui envoyer et lui écrire un petit mot. Vous me mandiez l’autre jour que le jeu étoit une personne à qui vous aviez bien de l’obligation : ne vous a-t-il rien fait perdre ? Je vous remercie de votre souvenir au reversis, et de jouer au mail[8] ; c’est un aimable jeu pour les personnes bien faites et adroites comme vous ; je m’en vais y jouer dans mon désert. À propos de désert, je crois qu’Adhémar vous aura mandé comme le laquais du Coadjuteur, qui étoit à la Trappe, est revenu à demi fou, n’ayant pu supporter les austérités : on cherche un couvent de coton pour le mettre, et le remettre de l’état où il est. Je crains que cette Trappe[9], qui veut surpasser l’humanité, ne devienne les Petites-Maisons.

Je pleurois amèrement en vous écrivant à Livry, et je pleure encore en voyant de quelle manière tendre vous avez reçu ma lettre, et l’effet qu’elle a fait dans votre cœur[10]. Les petits esprits[11] se sont bien communiqués, et sont passés bien fidèlement de Livry en Provence. Si vous avez les mêmes sentiments, ma pauvre bonne, toutes les fois que je suis sensiblement touchée de vous, je vous plains, et vous conseille de renoncer à la sympathie. Je n’ai jamais rien vu de si aisé à trouver que ma tendresse pour vous : mille choses, mille pensées, mille souvenirs me traversent le cœur ; mais c’est toujours de la manière que vous pouvez le souhaiter : ma mémoire ne me représente rien que de doux et d’aimable ; j’espère que la vôtre fait de même.

Je suis aise que vous ayez des comédiens ; cela divertit : vous pouvez, ce me semble, les perfectionner. Pourquoi avez-vous laissé mourir la Canette beauté[12], et du pourpre encore ? Conservez-vous ; si quelqu’un tombe malade chez vous, envoyez-le à la ville.

Ne vous mettez point en peine de mes petits maux ; je m’en accommode fort bien, mais vous qui parlez n’en avez-vous point ? Vous sentez par vous-même que l’on songe à tout, et que l’on s’inquiète de tout quand on aime. 1671 Écrivez-moi quelque petite amitié pour Pecquet[13] : il a eu des soins extrêmes de ma petite-fille. J’espère que je recevrai encore ici la réponse de cette lettre. Elle est jolie, cette pauvre petite : elle vient le matin dans ma chambre ; elle rit, elle regarde, elle baise toujours un peu malhonnêtement, mais peut-être que le temps la corrigera. Je l’aime, elle m’amuse ; je la quitterai avec regret ; elle a une nourrice admirable.

La lettre que vous écrivez à votre frère est admirable aussi, et celle de M. de Coulanges : j’aime vos lettres passionnément. Vous avez très-bien deviné : votre frère est dans le bel air par-dessus les yeux ; point de pâques, point de jubilé, avaler le péché comme de l’eau : tout cela est admirable. Je n’ai rien trouvé de bon en lui, que la crainte de faire un sacrilége : c’étoit mon soin aussi que de l’en empêcher ; mais la maladie de son âme est tombée sur son corps, et ses maîtresses sont d’une manière à ne pas supporter cette incommodité avec patience : Dieu fait tout pour le mieux. J’espère qu’un voyage en Lorraine rompra toutes ces vilaines chaînes. Il est plaisant, il dit qu’il est comme le bonhomme Eson[14] ; il veut se faire bouillir dans une chaudière avec des herbes fines pour se ravigoter un peu. Il me conte toutes ses folies, je le gronde, et je fais scrupule de les écouter ; et pourtant je les écoute. Il me réjouit, il cherche à me plaire ; je connois la sorte d’amitié qu’il a pour moi. Il est ravi, de ce qu’il dit, de celle que vous me témoignez ; il me donne mille attaques en riant de l’attachement que j’ai pour vous : je vous avoue, ma bonne, qu’il est grand, quand même je le cache. Je vous avoue encore une autre chose, c’est que je crois que vous m’aimez : vous me paroissez solide ; il me semble qu’on se peut fier à vos paroles ; en un mot, je vous estime fort. Mme de Villars est folle de vous ; elle se mit l’autre jour sur votre chapitre ; il y avoit plaisir à l’entendre.

Vos Messieurs commencent à s’accoutumer à vous : les pauvres gens ! Et les dames ne vous ont pas encore bien goûtée. N’avez-vous point encore eu de picoterie avec la première présidente[15] ? Cette comédie n’en fera-t-elle pas trouver quelque occasion ? Cette sujétion d’avoir affaire tous les ans de tout le monde[16] est une chose embarrassante.

Je vous prie, si vous entrez aux Bénédictines, d’y demander une fille de M. de la Guette. Sa mère est fort de mes anciennes connoissances[17]. Faites-en assez pour qu’elle lui mande[18].

Adieu, je ne songe qu’à vous ; je vous vois sans cesse, et je fais mon unique plaisir de la pensée de vous aller voir et de vous ramener avec moi. J’embrasse ce Comte, 1671 qui est si adroit, qui joue si bien à la paume et au mail !  : j’aime ces choses-là. Conservez bien la joie de son cœur par la tendresse du vôtre.


  1. Lettre 157 (revue sur une ancienne copie). —1. Charles de Goyon Matignon, comte de Gacé, fils de François sire de Matignon et de la Roche-Goyon, comte de Thorigny, de Gacé, etc. Il fut colonel du régiment royal des vaisseaux, brigadier des armées du Roi, fit la campagne de Hongrie en 1664, de Flandre en 1672, et mourut sans alliance en 1674, des suites d’une blessure reçue à Senef. Il était frère de Charles-Auguste, d’abord chevalier de Thorigny, puis comte de Gacé, qui devint le maréchal de Matignon en 1708. Leur frère aîné Henri, comte de Matignon à la mort de leur père (1675), mourut en 1682 sans postérité mâle. Un autre frère, Jacques, épousa sa nièce, fille d’Henri, et en eut un fils, marié en 1715 à l’héritière de Monaco.
  2. 2. Des lettres patentes du 28 novembre 1659 permettent de vendre pendant vingt-neuf ans une certaine composition nommée chocolat. Voyez dom Félibien, Histoire de Paris, in-folio, tome V, p. 204.
  3. 3. Voyez la note 2 de la lettre 150, et la Notice, p. 59 et 60.
  4. 4. Voyez la note 3 de la lettre 142.
  5. 5. Jérôme de Grimaldi, de la branche des Grimaldi Cavalleroni, né à Gênes le 20 août 1597 ; gouverneur de Rome en 1628 et évêque d’Albano ; nonce auprès de l’empereur Ferdinand en 1632, et en 1641 auprès de Louis XIII, des mains de qui il reçut la barrette en 1643 ; nommé en 1648 successeur du cardinal Michel Mazarin sur le siége d’Aix, il n’eut ses bulles que sept ans après. Il mourut doyen des cardinaux le 4 novembre 1685. Il fut fort regretté, surtout des pauvres.
  6. 6. Dans le manuscrit il y a pareilles riens au lieu de pareilles visions, et un peu plus bas brouiller le sang au lieu de bouillir le sang.
  7. 7. Anne-Élisabeth de Lorraine, fille du duc d’Elbeuf et de sa première femme Anne-Élisabeth comtesse de Lannoi (voyez les notes 3 et 5 de la lettre 26). Elle épousa le 28 avril 1669 Charles-Henri de Lorraine, prince de Vaudemont, fils du duc Charles IV et de Béatrix de Cusance, princesse de Cantecroix. Elle mourut le 5 août 1714, et son mari le 14 janvier 1723. Elle était sœur de mère de la femme du prince de Marsillac, fils de la Rochefoucauld. Mmes de Vaudemont et de Grignan paraissent avoir été fort amies. Saint-Simon ne les a flattées ni l’une ni l’autre. Voyez ce qu’il dit de la princesse au tome VI de ses Mémoires, p. 17 ; voyez aussi les lettres des 19 février 1672, 14 septembre et 13 octobre 1675, 24 juillet et 1er septembre 1680, 15 mai 1691, et les Mémoires de Coulanges, p. 243.
  8. 8. Il y a un beau mail à Grignan, sous le château, hors de la ville. On l’appelle encore le Cours Adhémar. (Note de l’édition de 1818.)
  9. 9. Voyez la note 6 de la lettre 146.
  10. 10. Voyez la lettre datée de Livry, du 26 mars 1671, p. 129.
  11. 11. Voyez la note 10 de la lettre du 5 juillet suivant.
  12. 12. Mme du Canet, nommée au commencement de la lettre 146 ?
  13. 13. Voyez la note 5 de la lettre 65.
  14. 14. Le vieux père de Jason, rajeuni par Médée.
  15. 15. Mme d’Oppède, femme du premier président du parlement d’Aix. Voyez la note 11 de la lettre 115.
  16. 16. Lors de l’Assemblée des Communautés. Voyez la Notice, p. 123 et suivantes.
  17. 17. Catherine de Meurdrac, veuve de Jean Marius de la Guette, habitait le village de Sucy en Brie, où était le domaine de la Tour, qui appartint successivement à l’aïeul maternel et à l’aîné des oncles de Mme de Sévigné. — Mme de la Guette fait mention de Mme de Sévigné dans ses curieux mémoires ; on y lit : « Mme de Coulanges (tante de la marquise) avoit auprès d’elle Mlle de Chantal, qui étoit une beauté à attirer tous les cœurs. Elle a été depuis Mme la marquise de Sévigny, que tout le monde connoît par le brillant de son esprit et par son enjouement. C’est une dame qui n’a pas de plus grand plaisir que quand elle peut obliger quelqu’un, étant la générosité même. » (Mémoires de Madame de la Guette, Bibliothèque elzévirienne, Paris, 1856, p. 49.) — Voyez la Notice, p. 21 et suivantes.
  18. 18. On verra plus loin (lettre du 28 juin suivant, p. 259) que Mme de Grignan s’acquitta de la commission que lui donnait sa mère.