Lettre 126, 1670 (Sévigné)

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1670

126. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À COULANGES.

À Paris, ce mercredi 31e décembre.

J’ai reçu vos réponses à mes lettres. Je comprends l’étonnement où vous avez été de tout ce qui s’est passé depuis le 15e jusqu’au 20e de ce mois : le sujet le méritoit bien. J’admire aussi votre bon esprit, et combien vous avez jugé droit, en croyant que cette grande machine ne pourroit point aller depuis le lundi jusqu’au dimanche. La modestie m’empêche de vous louer à bride abattue là-dessus, parce que j’ai dit et pensé toutes les mêmes choses que vous. Je le dis à ma fille le lundi : « Jamais ceci n’ira à bon port jusqu’à dimanche ; » et je voulus parier, quoique tout respirât la noce, qu’elle ne s’achèveroit pas. En effet, le jeudi le temps se brouilla, et la nuée creva le soir à dix heures, comme je vous l’ai mandé. Ce même jeudi, j’allai dès neuf heures du matin chez Mademoiselle, ayant eu avis qu’elle s’en alloit se marier à la campagne, et que le coadjuteur de Reims[1] faisoit la cérémonie. Cela étoit ainsi résolu le mercredi au soir ; car pour le Louvre, cela fut changé dès le mardi[2]. Mademoiselle écrivoit ; elle me fit entrer, elle acheva sa lettre, et puis me fit mettre à genoux auprès de son lit. Elle me dit à qui elle écrivoit, et pourquoi, et les beaux présents qu’elle avoit faits la veille, et le nom qu’elle avoit donné ; qu’il n’y avoit point de parti pour elle en Europe, et qu’elle vouloit se marier. Elle me conta une conversation mot à mot qu’elle avoit eue avec le Roi ; elle me parut transportée de joie de faire un homme bienheureux ; elle me parla avec tendresse du mérite et de la reconnoissance de M. de Lauzun ; et sur tout cela je lui dis : « Mon Dieu, Mademoiselle, vous voilà bien contente ; mais que n’avez-vous donc fini promptement cette affaire dès le lundi ? Savez-vous bien qu’un si grand retardement donne le temps à tout le royaume de parler, et que c’est tenter Dieu et le Roi que de vouloir conduire si loin une affaire si extraordinaire ? » Elle me dit que j’avois raison ; mais elle étoit si pleine de confiance, que ce discours ne lui fit alors qu’une légère impression. Elle retourna sur la maison et sur les bonnes qualités de M. de Lauzun. Je lui dis ces vers de Sévère dans Polyeucte :

Du moins ne la peut-on blâmer d’un mauvais choix :
Polyeucte a du nom, et sort du sang des rois[3].

Elle m’embrassa fort. Cette conversation dura une heure : il est impossible de la redire toute ; mais j’avois été assurément fort agréable durant ce temps, et je le puis dire sans vanité, car elle étoit aise de parler à quelqu’un : son cœur étoit trop plein. À dix heures, elle se donna au reste de la France, qui venoit lui faire sur cela son compliment. Elle attendoit tout le matin des nouvelles, et n’en eut point. L’après-dînée, elle s’amusa à faire ajuster elle-même l’appartement de M. de Montpensier. Le soir, vous savez ce qui arriva. Le lendemain, qui étoit vendredi, j’allai chez elle ; je la trouvai dans son lit ; elle redoubla ses cris en me voyant ; elle m’appela, m’embrassa, et me mouilla toute de ses larmes. Elle me dit : « Hélas ! vous souvient-il de ce que vous me dîtes hier ? Ah ! quelle cruelle prudence ! ah ! la prudence ! » Elle me fit pleurer à force de pleurer. J’y suis encore retournée deux fois ; elle est fort affligée, et m’a toujours traitée comme une personne qui sentoit ses douleurs ; elle ne s’est pas trompée. J’ai retrouvé dans cette occasion des sentiments qu’on ne sent guère pour des personnes d’un tel rang[4]. Ceci entre nous deux et Mme de Coulanges ; car vous jugez bien que cette causerie seroit entièrement ridicule avec d’autres. Adieu.


  1. LETTRE 126. — I. Charles-Maurice le Tellier. Voyez la note 1 de la lettre 74.
  2. 2. Lauzun insista, dit Mme de Caylus, pour être marié dans la chapelle des Tuileries : « Il vouloit que le mariage se fit de couronne à couronne. » (Souvenirs, tome LXVI, p. 411.) Dans les Mémoires de Mademoiselle (tome IV, p. 228 et suivantes) il est dit que le mariage devait avoir lieu chez la maréchale de Créquy, à Charenton, devant le curé du lieu.
  3. 3. Acte II, scène i. Il y a dans Corneille :

    Je ne la puis du moins blâmer d’un mauvais choix.

    Mademoiselle dit dans ses Mémoires (tome IV, p. 213) que c’était la chimère de la maison de Caumont, dont Lauzun était cadet, de vouloir descendre des rois d’Écosse.

  4. 4. On pouvait conclure de l’ancien texte des Mémoires de Mademoiselle, qu’elle n’avait pas trouvé d’abord chez Mme de Sévigné la même sympathie et qu’elle avait eu à se plaindre de ses propos. Il y est dit que Mmes de Sévigné et de la Fayette répétaient partout que sa conduite était à condamner, et qu’en parlant ainsi elles voulaient faire leur cour à Mme de Longueville. Le nouveau texte publié par M. Chéruel reproche bien toujours aux deux amies de faire leur cour à la sœur de Monsieur le Prince ; mais au sujet du mariage il leur fait dire seulement que la chose leur paraît (comme à tout le monde) extraordinaire. Voyez le tome IV des Mémoires, p. 241.