Lettre *349, 1673 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 284-287).
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1673

* 349. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE GUITAUT.

À Paris, jeudi 23e novembre[1].

Je ne vous parlerai point des Impériaux, ni d’un pont sur le Mein[2]. Dieu merci, je ne sais plus de nouvelles : c’est le seul plaisir que j’aie à Paris, car j’ai toujours cette Grignan dans la tête, et cela trouble mon repos. Les cartes sont tellement brouillées, que nous doutons si l’on ose demander un congé. Il y a même une espèce de guerre à Gênes[3] qu’il faut voir finir. Mais de tout ce qu’il y a de plus ridicule, le siège d’Orange tient le premier rang. M. de Grignan a ordre de le prendre[4]. Les courtisans croient qu’il ne faut que des pommes cuites pour en venir à bout. Guilleragues[5] dit que c’est un duel que M. de Grignan fait avec le gouverneur d’Orange ; il demande sa charge ; il veut qu’on lui coupe le cou, comme d’un combat[6] seul à seul ; et tout cela est bien plaisant. J’en ris tout autant que je puis ; mais, dans la vérité, j’en suis inquiète. Le gouverneur se veut défendre : c’est un homme romanesque ; il a deux cents hommes avec lui ; il a quatorze pièces de canon ; il a de la poudre et du blé ; il sait qu’il ne peut pas être pendu ; il a une manière de petit donjon entouré de fossés, on n’y peut arriver que d’un côté : plus il a peu de terrain à défendre[7], et plus il lui sera aisé de le faire.

Le pauvre Grignan n’a pour tout potage que le régiment des galères, qui a le pied marin, très-ignorant d’un siège. Il a beaucoup de noblesse avec de beaux justes-au-corps[8], qui ne fera que l’incommoder. Il faudra qu’il soit partout ; il pourra fort bien être assommé à cette belle expédition, et on se moquera de lui. Ce n’est pas moi seule qui parle ainsi, ce sont les Provençaux qui sont ici ; et on dit que Grignan ne doit pas l’entreprendre sans avoir plus de troupes. Cependant cela est fait. Pendant que le mari fait cette marionnette de guerre[9] au dehors, la femme est aux prises avec Monsieur de Marseille. Ils se tiraillent les consuls, à qui en aura le plus ; et ce qui vous paroitra bien juste, c’est que l’Évêque se tient offensé, que par le chemin[10] tout commun des sollicitations on ose mettre son crédit en balance ; de sorte que si M. de Grignan emporte ce syndicat pour son cousin le marquis de Buous[11], l’Évêque est en furie, et s’opposera à tout ce qui regarde M. de Grignan dans l’assemblée. Il faut donc, pour le contenter, qu’il ait partout de l’avantage, que partout M. de Grignan soit mortifié : voilà à quelles conditions on peut avoir la paix avec lui. Que dites-vous de cette justice ? Ma fille la comprend peu : c’est pourquoi elle se défend vigoureusement ; et toute cette belle fierté qu’on a louée ici[12], succomberoit présentement devant celui qui l’assureroit du suffrage d’un consul. Voilà ce que fait la province. Il y a cinq ans qu’il eût fallu autre chose pour la tenter : altri tempi, altre cure[13].

Je vois tous les jours des gens qui n’ont point l’air d’être vos ennemis. J’en vois un, quelquefois, que vous m’avez tellement noirci, malgré sa blonde perruque, que je ne puis plus le regarder. Il y en a un gros, qui me paroît le patron des lieux où il règne.

Je garde dans mon cœur toutes nos conversations avec une reconnoissance pour vous qui n’est pas imaginable, et qui m’attache à tous vos intérêts ; mais ne trouvant nulle occasion de dire ce que je pense et ce que je sais de votre conduite, je garde tout précieusement dans mon souvenir, et je suis persuadée que rien n’est si bon que de laisser tout mourir et s’éteindre quand on voit que tout meurt et s’éteint.

J’ai des obligations infinies à notre cher d’Hacqueville. Il me donne tout le temps qu’il peut : c’est cette marchandise qui est chère chez lui, car il n’en a pas à demi[14]. Cependant il faut lui faire cet honneur, c’est qu’il en trouve dès qu’on a besoin de lui. Aimons-le donc toujours ; et vous, Monsieur et Madame, ne feignez[15] point de me mettre au nombre de ceux que vous aimez et qui vous aiment : toute ma vie vous persuadera que je mérite d’y être.

Suscription : Pour Monsieur le comte de Guitaut.


  1. Lettre 349 (revue sur l’autographe). — 1. Dans l’autographe il y a jeudi 22e novembre. C’est une de ces fautes de date que personne n’évite. En 1673, le 22 novembre était un mercredi.
  2. 2. Voyez la lettre du 10 novembre précédent et la note 9 de la lettre 348. — On lirait plutôt dans l’original impérieux qu’impériaux.
  3. 3. « Le 11 de ce mois, dit la Gazette du 16 décembre 1673, les marquis Pallavicini, résident de Gênes en cette cour, et de la Roüere, envoyé extraordinaire de la même république, eurent audience du Roi. On a eu avis de la défaite de quatre ou cinq mille hommes qui assiégeoient la forteresse de Saint-Thomé, par le sieur de la Haye qui commande les armes du Roi en ce pays-là. »
  4. 4. Mme de Sévigné avait d’abord écrit : « de le faire. »
  5. 5. Voyez tome II, p. 460, note 11.
  6. 6. Comme pour un duel, ensuite d’un duel. Voyez la lettre suivante. — Dans, qu’on avait jusqu’ici substitué à de, ne faisait aucun sens.
  7. 7. Les éditeurs ont ainsi corrigé la phrase : « moins il y a de terrain à défendre. »
  8. 8. C’est ainsi que le mot est écrit dans l’original. Dans toutes les éditions on a imprimé justaucorps.
  9. 9. Voyez, vers le commencement de la lettre du 10 juillet 1675, un nouvel emploi de cette expression.
  10. 10. Et non sur ce chemin, correction inutile, ou plutôt méprise du premier éditeur, que tous depuis ont copiée.
  11. 11. Voyez la Notice, p. 129.
  12. 12. Et non jusqu’ici, correction qui dénature le sens.
  13. 13. Autres temps, autres soins.
  14. 14. C’est-à-dire il n’en a pas à demi pour ses amis, il leur consacre tout son temps et ne suffit pas à tout ce qu’il a à faire pour chacun d’eux.
  15. 15. À feignez, qui est très-lisible dans l’autographe, tous les éditeurs ont substitué craignez.