Lettre *115, 1670 (Sévigné)

115. — DE MESDAMES DE SÉVIGNÉ ET DE GRIGNAN AU COMTE DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 19e novembre.
* DE MADAME DE GRIGNAN.

Si ma bonne santé peut vous consoler de n’avoir qu’une fille[1], je ne vous demanderai point pardon de ne vous avoir pas donné un fils. Je suis hors de tout péril, et ne songe qu’à vous aller trouver. Ma mère vous dira le reste.

DE MADAME DE SÉVIGNÉ.

Madame de Puisieux[2] dit que si vous avez envie d’avoir un fils, vous preniez la peine de le faire : je trouve ce discours le plus juste et le meilleur du monde. Vous nous avez laissé une petite fille, nous vous la rendons. Jamais il n’y eut un accouchement si heureux. Vous saurez que ma fille et moi nous allâmes samedi dernier nous promener à l’Arsenal[3] ; elle sentit de petites douleurs : je voulus au retour envoyer querir Mme Robinet ; elle ne le voulut jamais. On soupa, elle mangea très-bien. 1670 M. le Coadjuteur[4] et moi nous voulûmes donner à cette chambre un air d’accouchement ; elle s’y opposa encore avec un air qui nous persuadoit qu’elle n’avoit qu’une colique de fille. Enfin, comme j’allois malgré elle querir la Robinette, voilà des douleurs si vives, si extrêmes, si redoublées, si continuelles ; des cris si violents, si perçants, que nous comprîmes très-bien qu’elle alloit accoucher. La difficulté est qu’il n’y avoit point de sage-femme : nous ne savions tous où nous en étions ; j’étois au désespoir. Elle demandoit du secours et une sage-femme ; c’étoit alors qu’elle la souhaitoit, ce n’étoit pas sans raison ; car comme nous eûmes fait venir en diligence la sage-femme de la Deville, elle reçut l’enfant un quart d’heure après. Dans ce moment Pecquet[5] arriva, qui aida à la délivrer. Quand tout fut fait, la Robinette arriva, un peu étonnée ; c’est qu’elle s’étoit amusée à accommoder Madame la Duchesse[6], pensant en avoir pour toute la nuit. D’abord Hélène[7] me dit : « Madame, c’est un petit garçon. » Je le dis au Coadjuteur ; et puis quand nous le regardâmes de plus près, nous trouvâmes que c’étoit une petite fille. Nous en sommes un peu honteuses, quand nous songeons que tout l’été nous avons fait des béguins au saint père, et qu’après de si belles espérances

La signora met au monde une fille[8].

Je vous assure que cela rabaisse le caquet. Rien ne console que la parfaite santé de ma fille ; elle n’a pas eu la fièvre de son lait. Sa fille a été baptisée et nommée Marie-Blanche[9] ; M. le Coadjuteur pour Monsieur d’Arles[10], et moi pour moi. Voilà un détail qu’on haïroit bien pour des choses indifférentes ; mais on l’aime fort pour celles qui tiennent au cœur. M. le premier président de Provence[11] est revenu exprès de Saint-Germain pour faire son compliment ici : jamais je n’ai vu de si grandes apparences d’une véritable amitié. Que vous dirai-je encore ? Oserai-je le dire ? Je crois que la santé de votre chère épouse vous en consolera : c’est que notre aimable duchesse de Saint-Simon[12] a la petite vérole si dangereusement que l’on craint pour sa vie. Adieu, mon cher ; je laisse à votre pauvre cœur à démêler tous ces divers sentiments ; vous savez les miens il y a longtemps sur votre sujet.

Les médisants disent que Blanche d’Adhémar ne sera pas d’une beauté surprenante ; et les mêmes gens ajoutent qu’elle vous ressemble : si cela est, vous ne doutez pas que je ne l’aime fort.


  1. LETTRE 115. — 1. Mme de Grignan était accouchée le 15 novembre. Un an auparavant elle avait fait une fausse couche, à Livry.
  2. 2. Charlotte d’Estampes de Valençay, vicomtesse de Puisieux, née vers 1597, seconde femme, en 1615, de Pierre Brulart, marquis de Sillery, vicomte de Puisieux, secrétaire d’État sous Henri IV et Louis XIII. Veuve en 1640, elle mourut le 8 septembre 1677. Elle figure au contrat de mariage du comte de Grignan, de la part de l’époux. Sur cette vieille femme bizarre et spirituelle, sur son crédit à la cour, voyez Walckenaer, tome III, p. 248.
  3. 3. Il y avait le grand et le petit Arsenal. Ils se tenaient par le moyen d’un grand jardin « bien entretenu, dit Sauvai, et qui jouissait d’une vue admirable. » Il en parle ailleurs (tome I, p. 27) comme d’une promenade publique.
  4. 4. Jean-Baptiste Adhémar de Monteil de Grignan, frère du comte de Grignan, était depuis 1667 archevêque de Claudiopolis et coadjuteur de son oncle l’archevêque d’Arles. Il devint archevêque d’Arles en 1689, et mourut en 1697, à l’âge de cinquante-neuf ans. Le Coadjuteur et son sobriquet de Seigneur Corbeau reviennent souvent dans la Correspondance.
  5. 5. Le médecin de Foucquet. Voyez la note 5 de la lettre 65.
  6. 6. Anne de Bavière, seconde fille d’Édouard de Bavière, comte palatin, et d’Anne de Gonzague la célèbre Palatine, avait épousé en 1663 Henri-Jules de Bourbon, duc d’Enghien, fils du grand Condé, nommé jusqu’à la mort de son père Monsieur le Duc.
  7. 7. Hélène Delan, femme de chambre de Mme  de Sévigné. Elle épousa Michel Lasnier, dit Beaulieu, maître d’hôtel de la marquise.
  8. 8. Allusion au conte de la Fontaine intitulé l’Ermite, où il est parlé d’un espoir semblablement trompé, de la naissance d’une fille à la place d’un garçon que la mère se flattait de voir devenir pape :

    La signora, de retour chez sa mère,
    S’entretenoit jour et nuit du saint père,
    Préparoit tout, lui faisoit des béguins.
    Mais ce qui vint détruisit les châteaux,
    Fit avorter les mitres, les chapeaux,
    Et les grandeurs de toute la famille :
    La signora mit au monde une fille.

    Le conte de l’Ermite ne se trouve pas dans la première édition de la 2e partie des contes, publiée en 1667, mais dans la seconde édition, qui parut en 1669. Dès 1668, les libraires de Hollande l’avaient imprimé en tête de leur Recueil. C’était encore, comme l’on voit, un ouvrage tout nouveau.

  9. 9. On peut voir dans la Notice, p. 224 et suivantes, la rapide et touchante histoire de Marie-Blanche, qui prit l’habit au couvent de la Visitation d’Aix à seize ans, et y mourut religieuse, à l’âge de soixante-cinq ans.
  10. 10. Pour l’archevêque d’Arles, oncle du comte de Grignan. Voyez la note 5 de la lettre 88.
  11. 11. Henri de Forbin Meynier, baron d’Oppède, premier président du parlement de Provence, mort au mois de novembre de l’année suivante. Sur lui et sur ses différends avec le comte de Grignan, voyez la Notice, p. 109, 123 et 125.
  12. 12. Diane-Henriette de Budos, première femme, en 1644, de Claude duc de Saint-Simon, mourut à quarante ans, le 2 décembre 1670 : voyez la lettre 118. Ce n’était point la mère de l’auteur des Mémoires : il était fils de la seconde femme du duc de Saint-Simon, Charlotte de l’Aubépine. « Dans sa jeunesse elle (Diane-Henriette) était une des célébrités de l’hôtel de Rambouillet, et le Grand Dictionnaire des précieuses (de Somaize) a tracé d’elle, sous le nom de Sinésis, un portrait qui ressemble à celui qu’a donné Saint-Simon. » (Walckenaer, tome III, p. 298.)