Lettre à Paul Gauguin, 3 octobre 1888

Manuscrit autographe (p. 1-4).

Mon cher Gauguin,

ce matin j’ai reçu votre excellente lettre que j’ai derechef envoyé à mon frère; votre conception de l’impressionniste en général, dont votre portrait est un symbole, est saisissante. Je suis on ne peut plus intrigué de voir cela – mais il me semblera j’en suis sûr d’avance que cette œuvre soit trop importante pour que j’en veuille en échange.

Mais si vous voulez la garder pour nous, mon frère la vous prendra, ce que je lui ai immédiatement demandé, si vous voulez à la première occasion et espérons que cela sera sous bien peu.

Car nous chercherons encore une fois à presser la possibilité de votre venue.

Je dois vous dire que même pendant le travail je ne cesse à songer à cette entreprise de fonder un atelier ayant vous-même et moi pour habitants fixes mais dont nous désirerons tous les deux faire un abri et un asile pour les copains au moments où ils se trouveront acculés dans leur lutte. Lorsque vous étés parti de Paris mon frère et moi y avons encore passé ensemble un temps qui me demeurera toujours inoubliable. Les discussions avaient pris une envergure plus large – avec Guillaumin, avec Pissarro père et fils, avec Seurat que je ne connaissais pas (j’ai visité son atelier juste quelques heures avant mon départ). Dans ces discussions il s’est souvent agi de ce qui nous tient si fort au cœur à mon frère comme à moi, des mesures à prendre pour sauvegarder l’existence matérielle des peintres et de sauvegarder les moyens de production (couleurs, toiles) et de sauvegarder à eux directement leur part dans le prix que ne prennent leurs tableaux actuellement que longtemps après avoir cessé d’être la propriété des artistes.

Lorsque vous serez ici nous repasserons en revue toutes ces discussions-là.

Quoi qu’il en soit, lorsque j’ai quitté Paris, bien bien navré, assez malade et presqu’alcoolique à force de me monter le cou alors que mes forces m’abandonnaient – alors je me suis renfermé en moi-même et sans encore oser espérer.

à présent dans le vague d’un horizon cependant, voilà qu’elle me vient, l’espérance, cette espérance à éclipse qui dans ma vie solitaire m’a parfois consolée.

Or je désirerais vous faire une part fort large de cette croyance que nous allons relativement réussir à fonder une chose de durée.

Lorsque nous causerons de ces jours étranges de discussions dans les ateliers pauvres et les cafés du petit boulevard et que vous verrez en plein notre conception, celle de mon frère et de moi, qui ne s’est point réalisée en tant que formation d’une société –

Néanmoins vous verrez qu’elle est telle que tout ce que l’on fera dans la suite pour remédier à l’état terrible de ces dernières années sera ou bien cela même que nous avons dit, ou quelque chose de parallèle à cela. Tant nous avons pris la chose par une base immuable. Et vous admettrez, lorsque vous aurez l’explication entière, que nous sommes allés alors bien au delà de ce plan que vous nous avons déjà communiqué. Que nous ayons été au delà ce n’est que notre devoir de marchands de tableaux car vous savez peut-être que moi aussi j’ai passé des années dans le commerce et je ne dédaigne pas un métier où j’ai mangé mon pain.

Suffit pour vous dire que je ne crois pas que tout en vous isolant en apparence de Paris vous cesserez de vous sentir en rapport assez direct avec Paris.

J’ai une fièvre de travail extraordinaire ces jours ci, actuellement je suis aux prises avec un paysage à ciel bleu au-dessus d’une immense vigne verte pourpre jaune, à sarments noirs & orangés.

Des figurines de dames à ombrelles rouges, des figurines de vendangeurs avec leur charrette l’égayent encore.

Avant-plan de sable gris. Toujours toile de 30 carrée pour la décoration de la maison.

J’ai un portrait de moi tout cendré, la couleur cendrée qui résulte du mélange du véronèse avec la mine orange, sur fond véronèse pâle tout uni, à vêtement brun rouge, mais exagérant moi aussi ma personnalité j’avais cherché plutôt le caractère d’un bonze, simple adorateur du Bouddha éternel. Il m’a coûté assez de mal mais il faudra que je le refasse entièrement si je veux réussir à exprimer la chose. Il me faudra même encore me guérir davantage de l’abrutissement conventionnel de notre ainsi nommé état civilisé afin d’avoir un meilleur modèle pour un meilleur tableau.

Une chose qui me fait énormément plaisir: j’ai reçu une lettre hier de Bockc (sa sœur est dans les vingtistes Belges) qui écrit s’être établi dans le Borinage pour y peindre charbonniers et charbonnages. Il reviendra cependant, à ce qu’il se propose, dans le midi – pour varier ses impressions et certes dans ce cas viendra à Arles.

Je trouve excessivement communes mes conceptions artistiques en comparaison des vôtres.

J’ai toujours des appétits grossiers de bête. J’oublie tout pour la beauté extérieure des choses que je ne sais pas rendre car je la rends laide dans mon tableau et grossière alors que la nature me semble parfaite.

Maintenant pourtant l’élan de ma carcasse osseuse est tel qu’il va droit au but, de là il résulte une sincérité quelquefois originale peut-être dans ce que je fais si toutefois le motif puisse se prêter à mon exécution brutale et inhabile.

Je crois que si dès maintenant vous commenciez à vous sentir le chef de cet atelier dont nous chercherons à faire un abri pour plusieurs, peu à peu, à fur et à mesure que notre travail acharné nous fournisse les moyens de compléter la chose – je crois qu’alors vous vous sentirez relativement consolé des malheurs présents de gêne et de maladie en considérant que probablement nous donnons nos vies pour une génération de peintres qui durera encore longtemps.

Ces pays ci ont déjà vu et le culte de Venus – essentiellement artistique en Grèce – puis les poètes et des artistes de la renaissance. – Là que ces choses ont pu fleurir l’impressionnisme le peut aussi.

Pour la chambre où vous logerez j’ai bien exprès fait une décoration, le jardin d’un poète (dans les croquis qu’a Bernard il y en a une première conception simplifiée ensuite). Le banal jardin public renferme des plantes et buissons qui font rêver aux paysages où l’on se représente volontiers Botticelli, Giotto, Pétrarque, le Dante et Boccace. Dans la décoration j’ai cherché à démêler l’essentiel de ce qui constitue le caractère immuable du pays.

Et j’eusse voulu peindre ce jardin de telle façon que l’on penserait à la fois au vieux poète d’ici (ou plutôt d’Avignon), Pétrarque, et au nouveau poète d’ici – Paul Gauguin.–

Quelque maladroit que soit cet essai vous y verrez tout de même peut-être que j’ai pensé à vous en préparant votre atelier avec une bien grosse émotion.

Ayons bon courage pour la réussite de notre entreprise et continuez à vous sentir bien chez vous ici.

Car je suis tellement porté à croire que tout cela durera longtemps.

Bonne poignée de main et croyez moi


t. à v.

Vincent


Seulement je crains que vous trouverez la Bretagne plus belle.– quand bien même, si ici vous ne verriez rien de plus beau que du Daumier, les figures d’ici sont d’un Daumier absolu souvent. Or pour vous, vous ne tarderez pas à découvrir au fond de toute la modernité l’antiquité et la renaissance qui dort. Or en tant que quant à celles là libre à vous de les ressusciter.

Bernard m’en parle que lui, Moret, Laval et un autre feraient un échange avec moi. je suis réellement en principe très partisan du système d’échanges entre artistes puisque je vois que cela prenait une place considérable dans la vie des peintres japonais, je vous enverrai conséquemment les études que j’ai de disponibles à l’état sec de ces jours ci et vous aurez le premier choix.

Mais avec vous je n’en échange aucune si de votre côté cela devrait vous coûter une chose aussi importante que votre portrait qui serait trop beau. Sûr je n’oserais pas. Car mon frère vous le prendra volontiers contre tout un mois.