Lettre à Lord Chesterfield

Lettre à Lord Chesterfield
Traduction par Jean-Pierre Servois.
Imprimerie de A. F. Hurez (p. 53-56).

Mylord,

Je viens d’apprendre par le propriétaire du Monde, que les deux articles insérés dans sa feuille, en faveur de mon dictionnaire, sont de Votre Seigneurie. Cette distinction est, sans doute, un honneur ; mais peu accoutumé, comme je le suis, aux faveurs des grands, je vous avoue que je ne sais trop ni comment je dois recevoir cet honneur, ni dans quels termes il convient de vous en exprimer ma reconnaissance.

Lorsque, pour obtenir de Votre Grâce quelque léger encouragement, je me hasardai à lui faire une visite, je me sentis, comme tout autre l’aurait été à ma place, pour ainsi dire, anéanti à l’idée de paraître en votre présence ; et il me semblait que, si j’avais le bonheur de fixer sur moi un de ces regards que je voyais tout le monde se disputer avec tant d’ardeur, il ne me resterait plus rien à désirer ; que je pourrais me proclamer : « Le vainqueur des vainqueurs de la terre. »

Mais vous accueillîtes avec si peu d’attention cette première démarche, que ni l’orgueil ni la modestie ne me permirent plus de continuer à vous faire ma cour. Cependant, pour paraître ainsi en public, j’avais épuisé tout l’art de plaire que peut posséder un homme de lettres, qui vit dans la retraite, étranger à toutes les manières souples et polies des courtisans. J’avais fait tout ce que je pouvais pour bien remplir mon rôle, et vous devez savoir, Mylord, que, quelque faible que soit ce tout, on n’aime pas à le voir dédaigner.

Sept ans se sont écoulés, depuis l’époque où j’attendais dans vos antichambres, lorsque vos valets ne me repoussaient point de votre porte. Pendant ce long espace de tems, j’ai poursuivi, sans relâche, la confection de mon ouvrage, à travers des obstacles dont il serait inutile de faire ici l’énumération. Je touche enfin au moment de le livrer à la presse, sans avoir reçu le moindre secours, un seul mot d’encouragement ou le plus léger sourire de bienveillance ! je n’y avais pas compté, non plus ; car jusque là, je n’avais jamais eu de protecteur.

Le mérite-t-on, Mylord, ce titre de protecteur, lorsqu’après avoir contemplé froidement un malheureux qui luttait contre la mort au milieu des flots courroucés, on attend pour l’accabler de secours tardifs et superflus, qu’il ait atteint le rivage, et qu’il soit hors de tout danger ?

La connaissance que vous avez bien voulu prendre et transmettre au public, de mon travail et des peines qu’il m’a coûtées, eût été un acte de bienveillance qui aurait excité toute ma gratitude, s’il eût eu lieu plutôt ; mais, Mylord, vous l’avez retardé jusqu’à ce que cet intérêt me devînt, à peu près, indifférent, ou que je ne pusse plus en jouir ; jusqu’à ce que j’eusse perdu la moitié de moi-même, et qu’il ne me fût plus possible de le partager avec elle ; jusqu’à ce qu’enfin je fusse connu et que, conséquemment, je n’en eusse plus besoin !

J’espère, Mylord, qu’on ne m’accusera point de porter trop haut mes prétentions ou de manquer trop ouvertement aux règles de la bienséance, en refusant de me reconnaître redevable envers qui que ce soit, quand, en effet, je n’ai jamais reçu aucun bienfait de personne ; et en ne voulant pas laisser croire au public que j’ai des obligations à un patron quelconque, pour un objet que la Providence m’a mis à même d’exécuter seul.

Ayant poussé mon travail aussi loin, sans avoir si peu d’obligation à aucun protecteur des lettres, je ne serai pas trompé dans mon attente, si je le termine sans en avoir encore moins à personne, supposé que le moins soit possible, dans le cas présent, car il y a long-tems que je suis revenu du beau rêve de l’espérance ; je ne me suis que trop livré à ses brillantes illusions.

Je suis, Mylord, votre, etc.