Lettre à H. Taine et à sa famille (1884-1909)

Eugène-Melchior de Vogüé
Lettre à H. Taine et à sa famille (1884-1909)
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 756-779).
LETTRES À H. TAINE
ET À SA FAMILLE [1]
(1884-1909)

La correspondance que nous publions et dont nous devons communication à l’obligeance de M. L. Paul-Dubois, est adressée en majeure partie à Madame H. Taine et à sa fille, Madame L. Paul-Dubois ; nous n’avons retrouvé qu’un très petit nombre de lettres de mon père adressées à l’auteur des Origines de la France contemporaine. Dès 1883, la vie de Paris les avait réunis. L’auteur du Roman russe fit la connaissance de Taine le 18 mars 1883, chez Gaston Paris, à l’une de ces réunions du dimanche qui étaient une des plus charmantes manifestations de la vie intellectuelle à Paris ; les hommes et les idées se rencontraient chaque semaine chez le spirituel causeur qui savait altérer les talents les plus divers dans un cénacle où la conversation glissait des plus graves problèmes aux plus légères distractions de l’esprit.

Le 20 mars 1883, mon père notait dans son Journal : « Été voir Taine et longuement causé. Enfin ! un vrai grand homme, doux, modeste et puissant. Il y a quelque chose d’auguste dans ce corps brisé par le travail, dans cette figure fine et méditative. J’éprouve devant lui une sorte de respect particulier et délicieux que je n’ai éprouvé ni devant les rois, ni devant les ministres, ni surtout devant ses confrères, les écrivains en renom... On sent que toute cette âme ne vit que pour la vérité, qu’il la cherche sans un compromis, sans un intérêt personnel. Et bienveillant et attentif aux idées des autres. Conseiller indulgent et chaleureux. Bonne rencontre qui réconcilie avec les grands hommes et avec les hommes ! »

Mon père a transcrit et développé celle impression dans l’émouvant article que publia le Journal des Débats, au lendemain de la mort de Taine. « Près de son lit de mort, je retrouve et me rappelle l’inoubliable impression de notre première entrevue, il y a bien des années, le jour où j’eus l’honneur d’être introduit chez Taine, dans le modeste logis qu’il occupait alors, au haut d’une vieille maison du faubourg Saint-Germain [2]. Ce jour-là j’ai compris dans sa plénitude la signification de ce mot : une majesté. Les hasards de ma carrière m’avaient fait approcher la plupart des hommes qui portent ce titre : je leur avais rendu ce que l’étiquette exigeait, parce que c’était convenable, sans y être poussé par une force indépendante de ma volonté. Devant ce professeur timide et de mine chétive, je subissais pour la première fois cette force du respect qui contraint le visiteur à courber la tête, tandis qu’il salue plus bas qu’il ne voulait, ce trouble indéfinissable et délicieux qui nous diminue devant un autre homme et qui nous grandit du même coup, par le fait seul qu’il nous parle... Depuis ce jour, j’ai eu le bonheur de vivre dans l’intimité de ce grand esprit, de ce noble cœur ; ma vénération s’augmentait après chaque entretien [3]. »

Fréquemment les deux écrivains se rendaient visite, se retrouvaient le matin aux Débats, le soir à la table de Léon Say, le samedi chez Heredia, le dimanche chez Gaston Paris.

En 1865, mes parents passèrent le mois de juillet à Talloires, au bord du lac d’Annecy, dans une ancienne abbaye de Bénédictins, qui avait subi l’injure d’une sécularisation en 1793. Renan les avait précédés dans ce logis en 1882. Taine habitait à vingt minutes de là au village de Menthon Saint-Bernard. On aime à imaginer dans ce beau site alpestre Taine et Vogüé devisant de philosophie, de littérature et d’histoire.

Avant de se présenter à l’Académie, en octobre 1887, mon père prit l’avis de Taine. L’auteur des Origines, qui avait porté un jugement favorable sur les travaux de son ami, l’assista de son parrainage sous la coupole, le 6 juin 1889, avec le duc d’Audiffret-Pasquier.

Les lettres qui suivent attestent l’admiration de leur auteur pour la beauté, la grandeur et la vigoureuse originalité de l’œuvre de Taine. Dans les pages que nous avons déjà citées, mon père insistait sur le respect de l’âme d’autrui « chez celui que les imbéciles appelaient un matérialiste. » Le 25 mars 1910, Emile Faguet rappelait cet écrit dans un bel article du Gaulois : « A la mort d’Hippolyte Taine, il (E.-M. de Vogüé) fit au Journal des Débats un article de haute éloquence où tout son grand cœur s’était comme jeté. C’était comme un Platon pleurant la mort d’un Socrate. »

Mon père resta le fidèle ami de Mme Taine. Il retournait à Menthon Saint-Bernard chaque fois qu’il le pouvait, méditait au roc de Chère sur le beau reposoir où le disciple de Marc-Aurèle dort son dernier sommeil ; à Paris, il fréquentait assidûment le salon de la rue Hamelin où Mme Taine, toujours affable et curieuse de toutes les manifestations de la vie intellectuelle, recevait avec sa fille. Mme Taine survécut douze ans à son mari. On se souvient avec quelle dignité elle se consacra à la mémoire et à l’œuvre de l’écrivain disparu, avec quelle générosité elle prêta son concours à la Croix-Rouge française, à l’œuvre de la Presse pour tous qu’elle fonda, aux bibliothèques populaires qu’elle développa. « Jamais veuve, écrivit mon père en rendant hommage à cette femme d’élite, ne se montra meilleure et plus intelligente gardienne d’une gloire. Depuis treize ans elle parachevait l’œuvre où sa collaboration discrète s’était déjà fait sentir, alors que l’écrivain tenait encore la plume. Elle excella dans un devoir délicat, trop souvent funeste aux grandes mémoires trahies par un zèle maladroit. Nous lui devons la publication des dernières Notes de voyage, l’édition populaire des Origines, avec l’Index qui en facilite la lecture ; et enfin cette Correspondance dont elle laisse le quatrième volume en préparation. On ne saurait assez louer la maîtrise qui se révèle dans la présentation de la Correspondance, les sobres commentaires du texte, les notices biographiques qui suppléent aux lacunes des lettres : fermeté du jugement, savoir étendu, tact littéraire et mondain, toutes les qualités requises pour ces tâches difficiles sont réunies dans le travail de Mme Taine et en font un modèle du genre [4] ». Mme L. Paul-Dubois, pieusement associée au travail de sa mère, l’a achevé en nous donnant le tome IV de la Correspondance et Etienne Mayran [5].

Mme Taine et sa fille reposent au roc de Chère près du maître de l’Intelligence. L’an dernier, par une belle journée de septembre, je me suis agenouillé sur ces tombes gardiennes de grands et chers souvenirs, j’ai relu l’épitaphe latine qui rappelle aux pèlerins dans quel esprit constant et droit, uniquement amoureux de la vérité, le philosophe interrogeait la nature et l’histoire : « Causas rerum altissimas — candide et constanti animo — in philosophia, historia, litteris — perscrutatus — veritatem unice dilexit. »


RAYMOND DE VOGÜÉ.


A Madame H. Taine.


Paris, 30 avril 1884.

Madame,

Je suis confus que vous ayez pris la peine de m’écrire pour ce qui ne méritait guère de vous déranger ; il semble qu’on acquitte une dette intellectuelle quand on trouve une occasion d’être agréable à M. Taine ou aux siens : vous ne pouvez pas savoir, madame, tout ce qu’il y a d’admiration pour l’écrivain et de déférence pour son caractère chez les hommes de ma génération.

J’espère que le bon air de la Savoie [6] aura une heureuse influence sur votre santé, et que vous pourrez bientôt en prendre à votre aise avec les décrets tyranniques de votre médecin : je fais des vœux à cette fin, madame, et je vous prie de croire aux respectueux sentiments de votre obéissant et dévoué serviteur.


A H. Taine.


19 octobre 1887.

Monsieur,

Je rentre à Paris au moment où la mort vient de faire plusieurs vides dans l’Académie. Déjà quand la succession de M. Caro s’ouvrit, quelques-uns de vos confrères et de nos amis m’avaient offert leurs bons offices ; je dus alors décliner ces offres, par un scrupule d’amitié que vous connaissez. Aujourd’hui ma liberté d’action m’est rendue. Je ne me fais aucune illusion sur mes titres, le poids en est encore bien léger ; mais le nombre des places vacantes, la multiplicité des concurrents que je vois surgir, tout m’encourage à vaincre ma timidité et à tenter l’épreuve. Si mon ambition est prématurée, la faute en est surtout à vous, monsieur, au jugement favorable que vous avez porté sur mes travaux et aux marques d’intérêt que vous m’avez données. Je me résous donc à poser ma candidature à l’un des trois fauteuils vacants (très probablement à celui de M. de Vielcastel, mais ceci dépend encore des conseils que me donneront mes amis, presque tous absents de Paris en ce moment.) Ne sachant pas si vous rentrerez prochainement, je veux avant toute autre démarche réclamer votre appui. J’espère qu’il ne me fera pas défaut ; j’y attache d’autant plus de prix qu’en cas de réussite, je ne considérerai ma bonne fortune comme complète que si vous me faites l’honneur d’être l’un de mos parrains.

Je vous prie de me rappeler au souvenir de Mme Taine ; ma femme me demande de ne pas oublier ses compliments en écrivant aux habitants de Menthon. Je l’ai ramenée de Russie en bonne santé, ainsi que tout mon petit monde.

Veuillez croire, monsieur, aux sentiments que vous me connaissez, ceux d’une vraie sympathie et d’un entier dévouement.


Au même.


5 novembre 1887.

Monsieur,

Je pense que cette lettre vous trouvera à Paris, et je vous serais bien obligé si vous pouviez me donner un instant demain. Il faut que je vous mette au courant, du moins en ce qui me concerne, de ces affaires de l’Institut, si embrouillées, si changeantes depuis quelques jours. Vos conseils viendront juste à point en ce moment. Veuillez me dire à quelle heure je pourrai frapper à votre porte et croyez-moi votre bien dévoué.


Au même.


17 octobre 1888.

Cher monsieur Taine,

Je rentre à Paris, et je me sens le devoir de renseigner sur l’état de mes affaires académiques celui qui a le plus fait pour qu’elles prissent bonne tournure. Cet état est très rassurant : on me dit de tous côtés et le secrétaire perpétuel [7] me confirme qu’il n’y a aucune candidature adverse à l’horizon, sauf celle de l’amiral Pallu de La Barrière. On s’accorde à ne pas la tenir pour bien redoutable ; elle semble à tout le moins manquer d’à-propos, au lendemain de l’élection d’un autre marin [8]. Le scrutin est toujours fixé au 22 novembre. Je crois que vous ne reviendrez pas à Paris avant cette époque, mais ne vous inquiétez pas pour moi, il n’y a heureusement pas lieu de faire appel à vos bons offices avant l’heure du vote.

J’espère que les vacances vous ont été favorables, que vous êtes content de votre santé et de votre travail. Votre volume avance-t-il ? Tous les miens sont revenus en parfaite santé. Les longues journées du chemin de fer entre Kharkof et Paris m’ont paru courtes, car j’ai employé ce temps à relire l’histoire de Macaulay, dont je n’avais qu’un souvenir trop lointain. Dieu ! que c’est fort et substantiel ! Comme on sent là, à chaque ligne, la sécurité tranquille du génie anglais ! Le récit avance avec la confiance d’un de leurs vaisseaux de haut bord, qui se sent fait en bonnes planches de chêne et ne doute pas un instant de sa royauté sur la création. Je ne crois pas qu’il y ait un meilleur livre à recommander à ses enfants, dans notre époque d’anémie et de titubation intellectuelles ; il faudrait leur faire lire cela comme on fait prendre du fer en pilules [9].

Nous nous mettons à deux pour nous rappeler au souvenir de Mme Taine et de Mlle Geneviève ; et je vous serre la main, cher monsieur, en vous priant de croire à mon affectueux dévouement.


A Mademoiselle Taine.


1er juin 1891.

Mademoiselle,

Je sais que votre départ est retardé, et j’aurai sûrement l’honneur de vous revoir ; mais, sous l’impression profonde de la lecture que je viens de faire, je veux vous féliciter de porter le nom qui a signé ces pages [10]. Je ne crois pas que, depuis Montesquieu, un cerveau français ait assemblé autant d’idées et aussi bien déduit les conséquences de ces idées : je crois qu’aucun cerveau français, en aucun temps, n’a donné un effort aussi puissant, aussi ramassé, avec moins de perte dans la transformation de cette force en lumière concentrée sur un objet. Mon esprit voit différemment certains aspects des mêmes choses, parce qu’il est d’une autre famille ; mais il garde assez de liberté et de justice pour admirer comme une bête cette incomparable puissance. J’ai la sensation d’une trouée faite dans mon crâne, avec un pic de diamant comme ceux des machines qui percèrent les Alpes de part en part.

Voilà de la fierté pour nous tous, en ce pays, pour vous d’abord, mademoiselle. Je vous en fais mes compliments et vous renouvelle les respectueux hommages de votre fidèle serviteur.

P.-S. — Je demeure particulièrement stupide devant cette phrase, page 483 : « De plus,... tout son passé [11]. » Je ne sais pas d’exemple d’une vérité philosophique aussi fortement et clairement démontrée dans une image.


A Madame H. Taine.


Vals-les-Bains (Ardèche), 4 septembre 1891.

Madame,

Je n’avais pas répondu à la lettre que vous avez bien voulu m’adresser au Pouliguen, dans l’espoir où j’étais de vous porter ma réponse de vive voix. On me remet votre lettre de mercredi dernier ; il faut bien que je vous dise mes regrets et les raisons qui me forcent d’abandonner un projet auquel j’étais très attaché. J’aurai terminé le 10 ma beuverie d’eau vivaroise ; le temps de retourner au Pouliguen, et il ne me restera plus guère que quinze jours de vacances à passer avec mes enfants, avec nos parentes russes qui vont regagner leur pays dès le commencement d’octobre. Un détour sur Annecy me retarderait de plusieurs jours : ce serait un mauvais procédé envers ces parentes que j’ai à peine vues et qui me réclament avec insistance au Pouliguen ; en outre, après ces semaines de complète solitude à Vals, j’ai grande hâte de rejoindre les enfants et de jouir avec eux de leurs derniers jours de liberté. Vous comprendrez cet « état d’âme, » et vous serez assez bonne pour remettre à une autre année vos intentions hospitalières. Je renoncerais moins facilement à en profiter, je vous prie de le croire, si je n’avais la certitude de vous revoir prochainement rue Cassette.

Je mets sous ce pli le mot d’introduction pour M. Mercier demandé par M. Chevrillon [12]. Je ne connais pas d’ecclésiastique canadien ; j’ignore si Lorin [13] a des relations personnelles avec quelque membre de ce clergé ; je le saurai dans une huitaine de jours, car il doit venir nous voir au Pouliguen : mais ne sera-t-il pas trop tard ? Au surplus. Mercier est mieux que personne en mesure de faciliter à votre neveu la réalisation du désir que vous me faites connaître. Si la ville de Saint-Paul (Minnesota) se trouve sur l’itinéraire de M. Chevrillon, je crois qu’il y aura grand intérêt pour lui à causer avec l’évêque Ireland ; le voyageur sera très bien reçu en sa qualité de Français ; mais s’il veut se réclamer de mon nom, je le prie de le faire, et de porter mes compliments à Mgr Ireland. J’ai reçu Dans l’Inde ; je n’ai pas remercié directement le brillant écrivain parce que je me propose de publier prochainement un article sur son livre : il aura ainsi mon accusé de réception.

Je visite depuis quinze jours un admirable pays : je crains d’être un peu partial, car ce pays d’où ma famille est originaire a pour moi l’intérêt des traditions et des souvenirs ; mais ceci mis à part, je crois bien qu’il y a peu de régions aussi curieuses et aussi pittoresques dans notre France. J’y ai glané pour M. Taine une petite brochure qui me parait réaliser le type des monographies locales où il aime à chercher la vérité historique ; je crois qu’il lira avec intérêt cette déposition d’un observateur sage et clairvoyant. « Mon Canton, » c’est le canton de Largentière, étudié par un de ses habitants, M. Védel. Ce brave homme a été pénétré de joie, quand je lui ai demandé un exemplaire pour le mettre sous les yeux de M. Taine. Veuillez me rappeler à son bon souvenir, à celui de mademoiselle Geneviève et daignez agréer, madame, les respectueux hommages que j’ai le vif regret de ne pouvoir vous apporter, sur les bords de ce lac où j’aurais eu tant de plaisir à me retrouver près de vous.

Votre fidèle et obéissant serviteur.


A la même.


Ménétou-Salon, 10 octobre 1892.

Madame,

Je ne veux pas attendre votre retour pour m’excuser auprès de vous et maudire une fois de plus ma destinée, puisqu’elle m’a refusé cette petite pointe en Savoie sans laquelle des vacances ne sont vraiment pas complètes. La visite à Menthon était en désir et en projet dans ma pensée : j’ai attendu, les parentes russes sont venues nous surprendre à Vals, il a fallu leur faire les honneurs de montagnes plus modestes que les vôtres, et voilà comment je n’ai point passé le Rhône, jusqu’au jour où la cloche de Stanislas [14] nous a tous rappelés à Paris. Nous y avons trouvé votre lettre ; elle ne parlait pas comme j’aurais voulu de la santé de M. Taine. Le voilà donc repris de fatigue avant l’achèvement de son grand travail ! J’y pense avec un affectueux souci, j’ai hâte de le revoir et de le savoir remis. Nous avons plus que jamais besoin d’être soutenus aux yeux de l’Europe par notre chef intellectuel, maintenant que la disparition de M. Renan ne laisse plus à notre armée littéraire qu’un seul maréchal authentique.

Quelque jugement que l’on porte sur le défunt, c’est un grand vide dans nos rangs. On l’a senti, on l’a dit partout depuis une semaine ; mais l’artiste et le poète qui étaient en Renan n’ont pas dû être satisfaits par les honneurs de ses funérailles. Ce cortège très officiel et très maigre, précédé par une immense couronne, — réclame de l’Intransigeant, — ressemblait à un avortement des obsèques de Victor Hugo ; nous avons tous été péniblement frappés par la disproportion entre l’effort tenté et le résultat atteint. Je crains bien que nous ne trouvions pas plus de contentement, au point de vue philosophique et esthétique, dans la seconde promenade qu’on organise pour la fournée du Panthéon. C’est une singulière idée d’exhumer des limbes le respectable Quinet, pour l’asseoir sur le strapontin du char funèbre en face de Michelet et de Renan.

Gaston Paris, venu pour prendre part à un deuil qu’il ressent très vivement, a diné chez nous le jour de son passage [15]. Il parait ravi de ses nouvelles fonctions de père. Je voudrais bien que l’éloge de M. Renan à l’Académie lui fût confié : ce n’est pas impossible, la droite étant unanimement décidée à voter pour lui, par éloignement pour M. Berthelot ; mais il fait difficulté de se prêter à cette combinaison ; elle n’aura chance de réussir que si le spectre de Zola vient inquiéter trop vivement la famille et les amis de M. Renan, ce qui est à redouter, au cas où la lutte serait circonscrite entre lui et M. Berthelot. Boissier a résolu d’accepter la succession du Collège de France, qui lui sera sans doute offerte. Voilà les nouvelles de l’instant : vous pensez bien qu’on se remue beaucoup pour l’héritage d’Alexandre.

Encore une fois, je prie mademoiselle Geneviève de me plaindre : j’aurais tant voulu être son chevalier de l’alpenstock dans une ascension, eussé-je dû pour cela passer trente-six heures dans une cheminée, comme le monsieur d’Annecy dont l’histoire m’a fait frémir pour elle. Nous n’avions pas de semblables périls à redouter dans nos volcans, puisque nous avons eu la maladresse de les laisser éteindre : aussi les enfants se trouvent-ils très bien de leur saison de demi-montagne... Je me suis permis une fugue de quelques jours, queue des vacances, pour dérouiller mon fusil chez des amis et des parents, dans le Cher, d’où je vous écris. Demain ou après-demain, je serai revissé au bureau de la rue Las Cases, pour n’en plus bouger. On vous y attendra avec impatience, madame. Je serre la main à M. Taine, je présente mes hommages à la jeune et charmante alpiniste, et je vous prie de croire au profond dévouement de

Votre respectueux serviteur.

P.-S. — Galliffet, qui est de notre chasse, entre en coup de vent dans ma chambre [16] ; il veut que je me charge de ses compliments pour vous, et, pour mademoiselle Geneviève, des discours très galants qu’elle devine.


A la même.


Paris, 7 juillet 1893.

Madame,

Je me reproche de ne pas vous donner comme je le voudrais des marques fréquentes de mon respectueux attachement.

Vous m’excuserez en pensant à ce qu’est aujourd’hui ma vie dédoublée entre la besogne littéraire et cette autre affreuse besogne qui ne me laisse plus un instant de répit. J’ai passé dix jours dans l’Ardèche, et je dois confesser que j’ai goûté le miel avant l’absinthe et le fiel qui m’attendent : tant de braves cœurs se sont ouverts devant moi, on m’a fait un si chaleureux et si cordial accueil au pays ! Je ne pensais même pas à l’objet politique de mon voyage ; je jouissais simplement de cette bienvenue qui me riait dans tous les yeux. Maintenant, les difficultés commencent : je plie sous le poids de la correspondance, des organisations à surveiller, et des adversaires sans pitié me versent à longs traits l’outrage et la calomnie. Quelles mœurs ! et quel langage ! Je repars dans trois jours pour aller reprendre mon poste de combat et ne plus le quitter jusqu’au 20 août. Je laisse Paris dans un désordre mental plus attristant que le désordre matériel de la rue ; ce dernier, les journaux vous le racontent, avec le grossissement obligatoire.

Mais parlons de vous et de Mlle Geneviève. Comment rassemblez-vous les morceaux de votre vie ? [17] Vous êtes-vous fait une intimité tolérable, j’entends sans révolte dans la tristesse, avec cette tombe qui est désormais en tiers dans vos entretiens et toujours présente sur votre horizon ? La lettre de Mlle Geneviève m’a laissé une bonne impression. J’aime à penser que l’exercice, la vie physique et le bienfait de l’âge feront pour elle ce qu’un grand. courage moral fait pour vous.

Vous êtes entourées de bons amis et de beaux aspects, vous avez l’occupation de ce pieux travail qui doit nous donner tout ce que nous pouvons encore espérer de la pensée de notre maître : c’est beaucoup, je souhaite que ce soit assez pour vous faire porter vaillamment le poids des jours.

Ma femme vous adresse ses affectueux compliments. Les enfants vont bien, malgré la chaleur torride qui rend Paris inhabitable et le collège torturant pour eux. Au 1er août, la tribu ira camper sur quelque plage normande, tandis que je bataillerai dans mes montagnes. Comme je voudrais, après le 20 août, aller chercher quelques heures de détente au bord du lac d’Annecy ! Je n’en désespère pas. Mais il me semble qu’il faudra traverser le grand désert d’Afrique auparavant. Je m’y enfonce. A revoir, madame, je vous offre encore, ainsi qu’à votre fille, mes souhaits pour l’affermissement des santés et l’apaisement des cœurs avec les hommages de votre fidèle et dévoué serviteur.


A la même.


Dieppe, 28 août 1893.

Madame,

La bataille a été dure ; pendant six semaines, j’ai dormi quatre heures par nuit, couru les routes au grand soleil, parlé cinq et six fois par jour en réunion publique : j’ai avalé des tonneaux de vin, j’ai bu encore plus d’outrages et de calomnies, et reçu quelques pierres [18]. En revanche, il m’a été donné de rencontrer des dévouements admirables, et il me sera donné, je l’espère, de délivrer ces braves gens de la tyrannie qu’exerce sur eux X... J’ai pensé bien souvent à M. Taine ; mes expériences faites sur le vif auraient fourni tant d’aliments à sa méditation !

Je sors de la bagarre avec mon capital intact, c’est-à-dire avec toute l’indépendance et la liberté d’engagements que j’y avais apportées, sans avoir été contraint de fausser ma pensée. Mais j’en sors fourbu, aphone, avec un immense besoin de repos. Je vais me refaire ici ; j’ai retrouvé les enfants florissants à l’air de mer.

Perrot[19] m’écrit que Mlle Geneviève est en bon état de santé. Que je voudrais m’en assurer à Boringe même ! Il n’y avait pas moyen cette fois : j’étais trop pressé de retrouver les miens et de me reposer. Pourrai-je un peu plus tard faire l’école buissonnière, en retournant dans l’Ardèche où tant d’affaires me rappellent ? Je ne sais, je me vois avec terreur enchaîné par plus d’obligations qu’un homme n’en peut remplir. Et il y a six semaines que je n’ai ouvert un livre ! Du moins ai-je appris le sens d’un mot que je soupçonnais vaguement : lutter. C’est une bonne préparation à ce qui m’attend dans la caverne où je suis allé avant-hier choisir ma place avec quelque appréhension.

Je me sens comme un mineur qui remonte de son puits. Absorbé par l’effort intense que chaque minute réclamait, j’ai été séparé de tout ce qui fait ma vie habituelle. Ma femme me communique vos lettres et me charge de ses commissions affectueuses. Agréez, madame, l’expression de mon fidèle attachement pour vous et votre fille.


A Mademoiselle Taine.


Mardi matin, 6 mars 1894.

Mademoiselle,

Nous avons bien pensé à vous deux hier[20]. Je vous remercie d’avoir trouvé une pensée pour vos amis, vous aussi ; je vous remercie de m’avoir envoyé ces petites gardiennes du souvenir. Elles arrivent à leur heure. Je me rends de ce pas à la Chambre, pour une bataille qu’on annonce assez dure et où toutes les hostilités conjurées contre moi ont été réchauffées et excitées par une haine experte. Il est bon que la pensée d’un ami et d’un sage vienne me ressaisir à cet instant ; elle va m’être présente et me fortifier dans l’indifférence pour les injures vaines, stupides ou misérables qui pleuvront tout à l’heure sur moi [21].

Nos plus affectueux sentiments vont à votre mère et à vous, mademoiselle.


A Madame L. Paul-Dubois, née Geneviève Taine.


Paris, 27 juillet 1S96.

Chère madame.

Comme c’est bon et gentil à vous de vous souvenir d’abord qu’il existe des Celtes à l’extrémité de l’Europe, et puis de leur écrire comme si vous n’aviez rien de mieux à faire, du fond de votre fjord, et enfin d’envoyer à l’un d’eux le portrait du grand constructeur de symboles [22]. Hélas ! je l’attends avec moins d’impatience, après l’horrible chose que vous dites. Laissez-moi croire que vous aussi vous êtes gagnée par le symbolisme ; et que vous avez voulu parler de l’ivresse sacrée de l’inspiration... Sauf ce malheureux détail, Ibsen grandissait pour moi de toute sa douce ironie à l’endroit de ses admirateurs parisiens.

Ma femme a reçu votre lettre au moment de monter en wagon avec toute sa couvée. Vous saurez un jour, je le souhaite puisqu’il le faut souhaiter, quel apprentissage de l’enfer est un voyage avec quatre diables surexcités par l’entrée en vacances.

Ils s’espacent à cette heure en Ardèche, avec leur mère, assez bien remontée par Vichy. Je reste seul jusqu’au 1er août, dans cette ville torride, empuantie, déserte, où il n’y a plus que des morts. J’en sais un, un vieillard de mes proches relations qui attend depuis huit jours sous la garde des domestiques, dans la chambre où il décéda, l’arrivée de petits-cousins qui ne se décident pas à quitter la campagne pour le venir enterrer. Et il laisse pourtant cent mille livres de rentes. Demain, nous aurons pour nous distraire les obsèques civiles et nationales du bon Spuller. Si l’on m’eût prédit que celui-là s’en irait reposer aux frais de l’Etat ! Caliban ajouterait qu’il est le seul, et fort heureux par la chaleur qui nous terrasse, à reposer au frais.

Je pense que vous vous devez à vous-même de vous faire sauveter par l’empereur Guillaume, dès lors qu’il rôde dans les fjords à la pêche des naufragés français [23]. Ce serait l’épisode intéressant de votre voyage, et si vous me le vouliez conter, ça me donnerait de la jolie copie pour nos feuilles. Allons, un peu de courage, et à l’eau, pour le plaisir d’une interview avec ce personnage mystique et mystérieux. Déroulède préférerait que vous vous noyassiez, mais j’arrangerai la chose, s’il vous reproche de devoir la vie à l’Empereur allemand. On nous promet en septembre celui de toutes les Russies, si nous sommes bien sages, et si nous donnons gentiment un nouveau milliard.

Je n’ai pas de nouvelles directes de Boringe : j’en irai chercher vers la mi-août, quand vous y serez. J’ai vu Mme Paul-Dubois, en allant prendre ma part de la satisfaction publique que je réclamais l’an dernier, et qu’on nous a enfin accordée, au cou de votre beau-père. Si jeune, et déjà belle-fille d’un grand Aigle de la Légion !

Gaston Paris soigne ses pommiers. Le farouche Brunetière, ferme à son poste, présidera samedi la distribution de Stanislas et y prononcera, dit-il, un discours de bataille. Mais que tout cela doit vous paraître lointain, atomal, vu de Sirius, dans vos mers polaires ! Je me hâte pour arriver en temps utile à Bergen. Je connais sans le connaître ce port de mer, pour y avoir placé le héros d’une petite nouvelle que j’écrivais récemment, à la demande de Théophile Gautier : — pas le vrai, un directeur du Figaro Illustré.

Veuillez faire mes amitiés à votre mari. Je ne puis être plus couleur locale qu’en vous souhaitant maintenant, et toujours, le soleil de minuit sur votre horizon. Ne le laissez pas descendre, chère madame, soyez heureuse, ne fût-ce que pour faire un grand plaisir à votre vieil ami très dévoué.


A la même.


Les Gauds, Quintenas (Ardèche), 15 septembre 1896.

Madame,

Je reconnais que ma conduite est infecte. Il n’y a pas à biaiser avec les mots : je me suis comporté comme un cambrioleur reçu dans une maison honnête dont il déménage le mobilier. C’est la faute à Mme T… Si elle ne m’avait pas fait bavarder, si avant la nuit, j’aurais fini sur place le volume [24] que je voulais achever quand même. Mon excuse est dans la ferme intention où je fus toujours de restituer mon larcin. Vous le recevrez avec ce mot.

Je dois ajouter que le livre ne vaut pas un crime. Décidément, je préfère Ibsen, plus clair, plus fort, plus original, plus signalétique de sa race et de son pays. Un Gant, vous l’avez dit, rappelle trop les plaidoyers de Dumas. Dans Au delà des Forces, le parti pris avoué d’étudier un cas d’hystérie rapetisse le drame psychologique. Ibsen a plus de grandeur et d’intérêt, parce qu’à tort ou à raison il a la prétention de nous introduire en des âmes normales, et non à la clinique. Si l’on me dit par avance : Charcot vous donnera la clef de l’épouvante morale où je veux vous jeter, je m’apitoie sur une infirmité, je ne m’épouvante plus devant l’inconnaissable. Je suis presque comme Sarcey, je vois une assez bonne comédie satirique dans la scène des pasteurs, et mes lunettes se troublent pour le reste.

Pourquoi cherchez-vous dans les Vierges [25] autre chose qu’une belle symphonie musicale, jouée entre des statues de marbre ? La comprenette n’est pas indispensable ici, il faut se laisser bercer comme à un récitatif de Glück, — comme à une Harmonie d’Alphonse de Lamartine.

Ma femme, saturée de l’électeur, retourne à Paris, le 23. Moi sursaturé, je vais chercher un lieu écarté où l’on ait la liberté de travailler : je me réfugie jusqu’à la fin du mois dans l’Ile sauvage de Costa, la solitaire et divine Port-Cros [26].

La mer ne me fera pas oublier le lac qui mérite un si bon numéro 2 en Savoie [27]. J’en ai emporté un souvenir reconnaissant de plus.

Veuillez présenter mes hommages à madame votre mère, à vos beaux-parents, à toute la colonie : pardonnez-moi ma kleptomanie, et daignez croire, madame, aux sentiments dévoués de votre vieux serviteur.


A Madame H. Taine.


Les Gauds, 10 août 1897.

Chère madame,

Je reviens de Vichy où j’ai eu le regret de manquer votre passage. J’y ai laissé ma femme en train de boire consciencieusement des verres d’eau qu’elle estime salutaires... Mes deux aînés partent pour découvrir la Suisse. Ils sont ivres de ce premier vol et aussi pénétrés que M. Perrichon par la grandeur de cette action.

Nous les dirigeons sur quelques ports de refuge, chez les amis que nous avons en Suisse, et nous pensons qu’un pèlerinage à Boringe doit être pour eux la clôture indispensable de ce premier voyage. Je sais que vous les accueillerez avec l’affectueuse bienveillance qui est de tradition pour tous les miens dans la maison de Boringe, et je ne songe même pas à m’excuser des quelques heures de dérangement qu’ils vous imposeront. Je m’excuse avant tout, de ne pas les accompagner, mais le travail me retient ici, et je crains bien de ne point trouver cette année le temps d’aller relire Jocelyn et Raphaël sur mon cher lac. Je suis quitte d’ailleurs envers M. de Lamartine. J’ai découvert récemment, dans le salon d’attente de mon dentiste, cinq volumes des Entretiens de sa vieillesse. — Pas la vieillesse du dentiste, — ce possessif est navrant. — Cette lecture m’a ravi : après de vaines recherches pour trouver sur les quais ces pensums du pauvre poète, devenus très rares, j’ai bravement demandé à l’opérateur la permission d’aller lire, sans arrachement consécutif, pendant les vides après-midi de juillet, le précieux ouvrage qui meuble son antichambre. Plaisir d’été parisien que je recommande à Mme L. Paul-Dubois : son ironie y trouvera une belle matière.

Si mes jeunes explorateurs ne s’égarent pas au Righi ou sur la Mer de Glace, s’ils suivent fidèlement l’itinéraire que je leur ai tracé, ils vous arriveront vraisemblablement de Chamonix ou d’Annemasse mercredi ou jeudi de la semaine prochaine. Ils vous préviendront par un télégramme. Conduisez-les au lieu qui doit laisser une forte marque dans ces jeunes esprits [28]. Je leur envie avec tant d’autres choses, visions d’aube, fraîcheur d’impressions, etc., le plaisir des heures qu’ils passeront à votre foyer. Vous le savez, votre fille le sait aussi, ce foyer n’a pas de plus fidèle ami que celui qui vous remercie d’avance de vos bontés pour ses enfants, et qui se dit une fois de plus

Votre tout dévoué serviteur.


A la même.


Paris, 4 octobre 1903.

Madame,

Ce courrier vous apportera un volume [29] : vous voudrez bien y trouver l’excuse de la longue éclipse d’un vieil ami. Condamné durant ces derniers mois à travailler avec une hâte fébrile, pour « rattraper » le numéro de Revue qui courait devant moi, j’ai dû oublier l’existence du monde : de ceux mêmes à qui je tiens le plus en ce monde. Cette hâte n’était que trop visible dans la fin de mon roman ; j’ai dû me remettre à la tâche et refondre la dernière partie, pour en atténuer quelque peu la gaucherie dans le volume. Il en est résulté ceci, que jusqu’au dernier jour de septembre je ne suis pour ainsi dire pas sorti de mon cabinet parisien.

Seuls, les journaux bien informés m’ont vu à Versailles.

Je m’étais leurré de l’espoir d’aller vous surprendre en Savoie, je voulais pousser une pointe à Coppet : le supplément de travail que je me suis infligé a coupé les ailes à tous mes beaux projets.

J’imagine que vous poussez activement le second volume de la Correspondance [30]. Nous l’attendons avec une impatience avivée par l’intérêt du premier.

Je me recommande au souvenir de tous les habitants de Boringe ; ils voudront bien retrouver ici une pensée qui leur est attachée, et dont je vous prie d’agréer, madame, le fidèle et respectueux hommage.


A Madame L. Paul-Dubois.


19 juillet 1905.

Chère amie,

Je ne voulais pas en croire mes yeux, hier soir, quand j’ai lu la douloureuse dépêche... Mal préparé comme je l’étais à un coup si rapide et si prématuré, je le ressens plus cruellement. Mme Taine était pour moi le prolongement vivant du lien de gratitude et d’affection qui m’attachait à votre père ; et durant les années où je l’avais vue si bonne continuatrice de la tradition d’intelligence et de bonté, si virile dans les travaux de l’esprit et si délicatement affectueuse dans les choses du cœur, mes sentiments pour le grand mort s’étaient dédoublés : j’avais compris quelle large part d’admiration il fallait faire à sa veuve, et qu’il n’était pas besoin d’un rayonnement du génie sur cette femme d’élite pour qu’elle se plaçât par son propre mérite très haut dans l’estime et très avant dans la sympathie de tous ceux qui avaient l’honneur de l’approcher. Que de choses meurent avec elle, pour tous ceux-là ! L’écho fidèle et prolonge de la plus forte pensée de l’autre siècle ; le dernier salon français, peut-être, où les hommes et les idées pussent se rencontrer dans l’atmosphère qui favorise ces rencontres. Pour les intimes, c’est la perte du conseiller sûr, de l’aide toujours prête, de l’amitié toujours en éveil. Et pour vous, ma pauvre amie, c’est la perte d’une mère rare et supérieure dans sa fonction maternelle comme dans tout ce à quoi elle se donnait...

Je compatis à votre douleur ; mais j’envie dans une certaine mesure l’adoucissement qu’elle a trouvé dans le dernier adieu : même pour un ami qui n’est pas frappé comme les enfants de la chair, il est bien dur de n’avoir pas dit cet adieu à ceux qui avaient pris une grande place dans notre vie. J’ai expédié votre télégramme à ma femme, déjà établie à Schlangenbad où je vais la rejoindre dans quelques jours : je sais que son affliction sera comme la mienne vive et sincère. Je vous quitte pour aller redire hâtivement dans notre vieille maison des Débats que le roc de Chère engloutit encore une de ces vies qui étaient la force et la parure de notre pays[31]... En m’unissant à votre affliction, chère amie, je vous demande de me continuer, comme le faisait votre mère, ce legs de la bienveillance paternelle qui fut une joie et un honneur dans ma vie. J’en remets avec confiance le dépôt dans vos mains.


A la même.


12 février 1906.

Chère madame et amie,

Je sais qu’il faut accorder les yeux fermés estime et sympathie à tous ceux qui portent le nom de Mangin. J’ai beaucoup pratiqué l’ainé [32] de cette vaillante lignée de frères ; j’écris au capitaine [33] qu’il me fera grand honneur et grand plaisir en venant me voir.

Une grippe tenace m’emprisonne au coin du feu : je ne sais quand je pourrai aller vous remercier de vive voix pour vos félicitations et vos vœux amicaux. Veuillez me croire, chère madame et amie, votre bien fidèlement dévoué.


A la même.


1er mai 1907.

Chère madame,

J’ai reçu le tome IV de la Correspondance, j’ai lu avec une hâte impatiente ces belles lettres. Les volumes antérieurs avaient pour moi comme pour tous un grand intérêt historique : mais celui-ci ! C’est pour une bonne part le miroir où repassent des figures que j’ai connues, aimées ; j’y retrouve les chers amis disparus, j’ai la fierté d’y retrouver mon propre nom. La pensée de votre père se meut dans l’air que j’ai respiré, qu’elle illuminait de ses hautes clartés. C’est assez vous dire avec quelle émotion je lis ces lettres. Elles font honneur à la grande mémoire de celui qui les a écrites : il y apparaît si simple et si sincère dans les luttes passionnées que ses livres déchaînaient autour de lui, si amical, si équitable pour tous les efforts des intelligences qu’il guidait ! Vous continuez de lui rendre avec cette publication un service filial ; et je vous remercie, chère amie, du mot qui met sur mon exemplaire une note plus intime.


A la même.


7 septembre 1907.

Chère madame.

Votre lettre me rassure sur l’exactitude du léger crayon, trop rapide, trop sommaire, qui essayait encore une fois de faire revivre quelques traits d’une chère physionomie [34].

Ma femme est revenue de Vichy un peu retapée, heureuse de rentrer chez elle après un mois de vie ennuyeuse entre les dys- peptiques qu’elle fréquentait. Pour mon compte, je n’ai pas bougé de mon ermitage de la rue de Varenne, j’y ai vécu tout l’été en Robinson, entre une portée de petits chiens que m’avait donnée ma chienne, et une portée de petits chats, descendance de la regrettée Siamoise. Avant-hier seulement je me suis évadé de Paris, pour quelques jours ; je les emploie à fusiller des perdreaux dans ces steppes de Camargue, si semblables à celles de Russie, et où je relis le soir les descriptions de Tourguénef, qui auraient pu être écrites ici. Le ciel est torride, mais incomparablement pur et magnifiquement incendié de rose ou d’orange, à l’aube, au coucher du soleil dans les étangs du Valcarès. Je rentrerai à Paris la semaine prochaine...

Nous nous reverrons en novembre, n’est-ce pas ? dans notre proche voisinage... Hélas ! l’obligation qui me rappelle à Paris sous peu de jours ne me permet pas d’aller faire un pèlerinage au Roc de Chère ; je le regrette vivement. Veuillez vous charger de mes amitiés pour votre mari, et croyez, chère madame, au fidèle attachement de votre respectueusement dévoué.


A la même.


22 octobre 1907.

Chère madame et amie,

... Il y a donc pour la Savoie un privilège solaire ? Ici nous avons eu trois semaines de pluie sans interruption. J’ai été sur le point de commander à mon menuisier une arche de pièces de bois aplanies, pour y enfermer mes enfants, mes chiens et mes chats. Le déluge n’est pas revenu, heureusement : car il ne faut pas douter que, cette fois, Sem sortirait seul de l’arche avec son industrieuse famille, et c’en serait fait des rares enfants de Japhet que les Sémites tolèrent encore.

Au surplus, pourquoi s’obstineraient-ils à vivre ? J’en sens chaque jour un peu moins la nécessité, tant grossit l’appel des voix d’en bas, des voix connues et aimées, qui me demandent ce que je fais sur cette croûte terrestre où je reste presque seul de ma bande. Les départs se succèdent, et je me répète le mot de votre père à la mort de Marcelin : « La terre nous monte déjà jusqu’aux genoux... » Après le pauvre Sully-Prudhomme, voici Coppée qui se dispute vaillamment, inutilement, à la mort logée dans sa bouche... Notre « bateau, » comme disent les jeunes, est en train de sombrer. Mais ces jeunes, les miens au moins, sont allègres et dispos. Les vôtres aussi, me dites-vous : tant mieux !... Nous espérons vous revoir bientôt, chère amie ; partagez avec votre mari mes sentiments de fidèle attachement.


A la même.


Glion, 21 août 1908.

... Avez-vous lu le roman de Mme Wharton, Chez les Heureux du monde ? Je viens de l’achever ici ; il m’a extrêmement plu, et déplu indirectement par le retour humiliant qu’il me forçait de faire sur nous-mêmes : entre tant de femmes qui écrivent aujourd’hui dans notre vieille France, je n’en vois pas une qui ait, au même degré que cette Américaine, le sens des nuances, de la vie mondaine, des vraies élégances sociales, et surtout des délicatesses morales que la fille du Nouveau-Monde met délibérément au-dessus de ces élégances extérieures.

Il est un autre roman que j’attends avec impatience : celui de M. Taine [35]...


A la même.


Paquebot le Tourane, 19 janvier 1909.

Chère madame,

Je m’étais bien promis de vous écrire avant de quitter la France : cette première quinzaine de janvier ne m’a pas laissé une heure de liberté dans l’engrenage du travail et des obligations parisiennes ; j’ai dû remettre ma correspondance aux loisirs de la traversée, sur le bateau qui m’emporte en Egypte.

Je viens de traverser le détroit de Messine. Il semble que la Nature s’acharne avec férocité sur la pauvre Sicile ; elle était couverte de neige ce matin, jusqu’au bas des montagnes ; un froid sibérien nous gelait les mains, tandis que nous braquions la lorgnette sur les amas de ruines. Pas d’autre signe de vie que le mouvement des torpilleurs italiens, peints en noir, qui se hâtaient comme des ombres funèbres le long de ces rivages dévastés.

Je reviendrai en mars pour nos innombrables élections académiques. On les a couplées deux à deux,


Comme s’en vont les vers classiques et les bœufs.


Cela ne les rend pas plus aisées. Le sentiment commun est que nous n’aboutirons pas dans l’élection de poète qui devrait donner un successeur à Coppée [36] ; j’ai expliqué pourquoi dans un article au Figaro, la semaine dernière : notre conscience nous crie que les poètes mâles sont aujourd’hui de chétifs pygmées en comparaison des grands poètes femelles ; notre raison nous défend de mettre le fou à notre vieille maison en y appelant ces dames ; aussi nous lamenterons-nous sans nous résoudre dans l’impasse où nous accule le génie féminin.

Heureusement, ces tracas apparaissent bien lointains, bien vains, après deux journées de haute mer. Il m’en reste trois encore pour prendre l’exacte mesure des choses. Cette lettre vous reviendra d’Afrique, chère amie : elle vous portera mes vœux, mes amitiés à l’adresse de votre mari, mon hommage de fidèle et respectueuse affection.


A la même.


Paris, 9 avril 1909.

Chère madame,

... Le vieux soleil égyptien m’a permis durant six semaines d’ouvrir ma fenêtre à 8 heures du matin et de m’épanouir sous ses rayons tièdes, comme le faisaient, devant cette fenêtre, les roses, les violettes et les bougainvilliers. Amon-Rà fut d’une ponctualité admirable, cet hiver : pas un seul jour de défaillance. J’ai retrouvé le ciel noir et la terre blanche de neige à Marseille, avec d’autres tristesses : dans le wagon où je prenais place, j’étais aussitôt interpellé par la voix sépulcrale de notre vieux Cazalis [37], toussant à rendre l’âme, et il m’apprenait la mort de mon pauvre ami Costa, survenue tandis que j’étais en mer. Et de sept, en un an !

Les derniers scrutins ont réalisé vos vœux, qui étaient les miens. L’élection de Brieux m’a surtout causé un grand plaisir. Il m’avait fait l’honneur de me choisir pour avocat dans la présentation de ses titres ; je n’ai pas eu de peine à plaider sa cause avec chaleur. A le pratiquer de plus près, j’ai reconnu chez cet enfant du peuple une admirable nature, une belle plante parfaitement saine du meilleur terroir français ; et si simple, si digne durant cette abominable période de la candidature, où tant d’autres se diminuent ! L’autre soir, comme il causait chez moi avec Albert de Mun (ne trouvez-vous pas que celui-ci est en passe de devenir le premier journaliste de notre temps ?), X. faisait cette juste remarque : « On dirait les personnifications typiques de deux races bien différentes, les deux figures de la France, l’aristocratique et la populaire, et c’est comme le mariage de deux noblesses égales... »

Est-il besoin de vous dire que j’ai lu Etienne Mayran avec un intérêt avide ? L’introduction de Bourget était du grand Bourget, celui de derrière les fagots, et de la cuvée des Essais psychologiques. Mais je suis de l’avis du très judicieux Victor Giraud qui faisait cette réserve : « Si M. Taine a jeté la plume du romancier, c’était moins par doute de son esthétique que par un mouvement de pudeur intime, par crainte de se dévoiler dans les confidences autobiographiques où il sentait que son roman l’inclinerait fatalement. » Oui, si nous ne possédons pas la suite de cette œuvre rare et singulière, c’est que votre père était aussi jaloux de celer son âme qu’une jeune fille son corps : il s’est rhabillé en frissonnant après avoir commencé de se dévêtir sous des regards indiscrets. On l’en estime mieux, mais combien nous y perdons !

Je vais retourner pour quelques jours en Russie, comme le héros de Tourguénef, dans la Nichée de jeunes seigneurs, revient à la maison où les adultes qu’il avait vus enfants ne le reconnaissent plus. L’Académie veut que je la représente aux fêtes du Centenaire de Gogol, à Moscou [38]. C’est beaucoup de verstes pour le grand-papa que je suis devenu ; mais il faut marcher ; si je ne marchais pas, personne ne répondrait à l’invitation, et il convient que la France ne soit pas absente d’une solennité où tous les cœurs russes battront d’un même élan...


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜÉ.

  1. Copyright by Ramond de Vogué, 1922.
  2. H. Taine habitait en 1883, boulevard Saint-Germain, n° 230.
  3. Voyez les Débats du 5 mars 1893 et Devant le Siècle, 1 vol. in-18 jésus ; A. Colin.
  4. Voyez le Journal des Débats du 22 juillet 1905.
  5. Voyez l’article d’E.-M. de Vogué intitulé : Les Lettres de Taine, dans le recueil Sous l’Horizon, 1 vol. in-18, A. Colin ; et l’article sur le tome IV de la Correspondance de Taine, dans les Routes, 1 vol. in-16, Bloud.
  6. M. et Mme Taine étaient alors comme tous les ans dans leur propriété de Boringe, à Menthon Saint-Bernard (Haute-Savoie.)
  7. Camille Doucet.
  8. L’amiral Jurien de la Gravière ayant été élu le 26 janvier 1888 sur le fauteuil de M. de Viel-Castel. E.-M. de Vogüé, qui avait été candidat au même fauteuil, fut élu le 22 novembre 1888 au fauteuil de Désiré Nisard. Voyez, dans la Revue du 15 avril 1922, la lettre du 28 janvier 1888 adressée à Henri de Pontmartin.
  9. Voyez la réponse de Taine à cette lettre dans le tome IV : H. Taine, sa vie et sa correspondance, 1 vol. in-16 ; Hachette. Nous extrayons de cette réponse le jugement de l’auteur de la Littérature anglaise sur Macaulay :... « Vous avez bien raison de relire et d’aimer Macaulay ; c’est la tête la plus saine et le cœur le plus sain ; et pour l’art, le style, il n’a pas son égal en Europe. En Angleterre, on le goûte moins qu’autrefois ; tant pis pour le public anglais ! »
  10. A propos d’un article de Taine sur « l’Église » dans la Revue du 1er juin 1891. Cet article est devenu le 3e chapitre du livre V du Régime Moderne dans les Origines de la France contemporaine.
  11. Cette phrase se trouve à la page 129 du tome III du Régime Moderne (édition in-16) ; Hachette. « De plus, par la répétition périodique des mêmes actes aux mêmes heures, il (le religieux) s’enferme dans un cycle d’habitudes qui sont des forces et des forces croissantes, puisqu’elles mettent incessamment dans le même plateau de sa balance intérieure le poids croissant de tout son passé. »
  12. M. André Chevrillon, neveu de Taine, venait de publier son beau livre : Dans l’Inde.
  13. Henri Lorin, fondateur des Semaines sociales, fut avec le comte Albert de Mun un des plus ardents apôtres du catholicisme social en France sous le pontificat de Léon XIII.
  14. Le Collège Stanislas où ont été élevés les fils d’E.-M. de Vogué.
  15. Gaston Paris était très lié avec Renan.
  16. Le générai de Galliffet (1829-1909). Voyez, dans les Routes, l’article d E.-M. de Vogué intitulé Galliffet.
  17. H. Taine était mort le 5 mars 1893.
  18. Aux élections législatives de 1893, E.-M. de Vogué fut élu député de la 2e circonscription de Tournon (Ardèche).
  19. G. Perrot, directeur de l’École Normale Supérieure.
  20. Le 5 mars était le jour anniversaire de la mort de H. Taine.
  21. La Chambre valida le 6 mars 1894 l’élection du député de l’Ardèche ; depuis plusieurs mois, ses adversaires politiques avaient cherché à faire rouvrir les urnes dans la 2e circonscription de Tournon.
  22. Mme L. Paul-Dubois, au cours d’un voyage en Norvège, avait vu, à Christiania, Ibsen, — que les mauvaises langues, parmi les Scandinaves, accusaient de cultiver la dive bouteille. — Au cours d’une conversation avec l’auteur de Maison de Poupée, elle lui avait demandé ce qu’il pensait de l’interprétation de ses drames sur les scènes parisiennes : il avait répondu, en hochant philosophiquement sa tête blanche ébouriffée, que chacun était libre d’interpréter ces drames à sa guise, et que les acteurs français étaient assez intelligents pour s’en tirer tout seuls. D’où l’on pouvait conclure que l’interprétation parisienne de ses œuvres le laissait assez indifférent, et qu’il n’avait cure de sa gloire sur nos planches.
  23. Un paquebot de touristes français. le Chanzy, ayant subi un grave accident dans un fjord norvégien, Guillaume II, qui se trouvait dans le voisinage sur son yacht le Hohenzollern, avait fait donner secours au bateau désemparé.
  24. Il s’agissait d’un volume de Bjornstierne Bjorason (Un Gant, et Au delà des Forces).
  25. Les Vierges aux Rochers, de Gabriele d’Annunzio.
  26. Le marquis Costa de Beauregard, de l’Académie française, possédait l’île de Port-Cros, en Méditerranée (Var). E.-M. de Vogüé écrivit là son roman Jean d’Agrève, 1 vol. in-16 ; Plon.
  27. E.-M. de Vogüé préférait le lac du Bourget au lac d’Annecy.
  28. Le tombeau de H. Taine, sur le roc de Chère.
  29. Le Maitre de la mer, 1 vol. in-16 ; Plon.
  30. Vie et Correspondance de H. Taine, 4 vol. in-16 ; Hachette.
  31. Voyez, dans le Journal des Débats du 22 juillet 1905, l’article intitulé : Madame Taine
  32. Tué peu après en Afrique.
  33. Aujourd’hui général Mangin.
  34. E.-M. de Vogüé avait écrit le 30 août 1907 dans le Journal des Débats un article sur le tome IV de la Correspondance de Taine ; cet article fut recueilli dans les Routes, p. 180 et suivantes.
  35. Etienne Mayran, fragment de roman, par H. Taine, publié dans la Revue des 15 mars et 1er avril 1909, avec une préface de M. Paul Bourget.
  36. Jean Aicard fut élu sur le fauteuil de François Coppée.
  37. Le docteur Cazalis, en littérature Jean Lahor, poète et romancier.
  38. Voyez dans Sous les Lauriers, p. 283 et suiv. , 1 vol. in-16. Bloud, le discours prononcé par l’auteur du Roman russe à l’inauguration ou monument élevé à la mémoire de Nicolas Gogol le 9 mai 1909, et dans les Routes, p. 53 et suivantes, l’article sur les Fêtes de Gogol à Moscou.