Lettre à Armand et Henri de Pontmartin (1857-1909)/02

Eugène-Melchior de Vogüé
Lettre à Armand et Henri de Pontmartin (1857-1909)
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 547-575).
LETTRES
À
ARMAND ET HENRI DE PONTMARTIN [1]
(1867-1909)

II [2]

A Henri de Pontmartin.


Bobrowo, Ukraine, 14/26 mai 1882.

Mon cher ami,

Pour un facteur étonné, ce sera un facteur étonné que celui qui recevra cette lettre à Villeneuve et la remettra aux Angles. Si cet employé n’a pas laissé s’éteindre son imagination au service du gouvernement (je sais par expérience que cela arrive) et s’il a lu Émaux et Camées, ce qui est improbable, il supposera que vous avez une intrigue en Chine et au bord du fleuve jaune où sont les Cormorans ; votre lettre est magnifiquement arrivée, il n’y manquait pas un ier, mais elle me flatte à tort en me prêtant des sentiments qu’on ne trouve plus que dans la Gazette ; si je les ai lâchés, c’est parce qu’ils m’embêtaient, ce n’est pas parce qu’ils sont canailles ; si cette dernière particularité empêchait de servir, je vous affirme que tous les gouvernements devraient se servir eux-mêmes, foi d’un homme qui en a vu de tous les modèles, sous toutes les latitudes et de fort près ; il n’est pas impossible que je resserve avec un bandit, si le Ciel nous en dispense un qui fasse les affaires de la France ; je m’accommoderais fort bien, par exemple, d’Arabi-Bey qui parait savoir son métier, avoir lu l’histoire de Méhémet-Ali et qui est plein de sentences.

En attendant, je parle des choses du monde par ouï-dire, car durant les quinze premiers jours que j’ai passés dans cette solitude, je n’ai pas reçu un journal, — par hygiène intellectuelle, — et Robinson Crusoé était un mondain, un boulevardier en comparaison de moi. N’était le large fossé où gisent déjà tant d’années, comme des soldats fauchés par le boulet, je pourrais me croire reporté à Gourdan dans la bibliothèque carrelée où moisissaient les larges tranches des volumes de d’Hozier... Comme alors mes journées sont partagées entre de vastes lectures, de petites écritures et des courses dans les bois, un fusil sur le dos. Hélas ! je ne vous espère plus à l’automne ; mais que de choses je n’espère plus qui me semblaient alors prochaines, dorées et faciles ! La liquidation des rêves est faite par devant Maître Temps en son étude sise en tous lieux, la banqueroute est déclarée et frauduleuse encore ! A mes fils de reprendre mon fonds pour arriver à la même déconfiture. Puissent-ils ne pas vivre aussi vite que moi et ne pas savoir aussitôt ce qui se cache sous là « solennité des escaliers » et que c’est partout comme dit élégamment cet autre, « Cochon et Compagnie ! » , A ce propos, je suis pleinement de l’avis du jeune Brunetière... ‘

Pour bien me rendre compte de ce qu’il y a et de ce qu’il n’y a pas dans Pot-Bouille, j’ai repris en l’achevant le plus immoral des livres d’une autre école, à coup sûr, la Chartreuse de Parme. Je doute qu’on puisse miner plus savamment le sens moral d’un jeune esprit que ne le fait Stendhal. Mais quel art, quel esprit endiablé, quelle phrase française, leste et légère comme la batterie d’un petit tambour au Pont d’Arcole ! Notez bien que cet analyste, qu’ils osent réclamer comme un ancêtre, n’étudie que le cœur et les caractères ; il les développe dans leurs moindres fibres, savamment, curieusement ; quand il tient une âme, il ne la lâche plus, il lui fait rendre tout ce qu’elle a de vie, de logique et de contradictions. Il a été observer dans le fin fond et le diable n’y perd rien. Zola, lui, se contente de placer le matin dans les muscles de ses brutes. Je ne vois dans l’immeuble de M. Gourd que des étalons et des pouliches en liberté ; je n’y vois ni un homme ni une femme. Je sais qu’en tirant telle ficelle, les mannequins feront tel mouvement ; il n’y a pas là l’imprévu de la vie et de l’âme avec ses mouvements contradictoires, donc il n’y a pas de drame, pas de roman.

J’attends impatiemment pour me refaire les Mémoires du Vieux Critique. Ma belle-mère arrivée hier a apporté dans l’île déserte quelques numéros du Figaro qui m’ont paru aussi vieillots, aussi démodés que ces numéros de l’Union que je lisais à Gourdan en prétendant toujours qu’ils étaient de l’année dernière. Un seul m’a intéressé qui parlait de mon héros. Mais je le soupçonne d’être terriblement de son Midi, « ce Parisien » qui parle avec tant d’aplomb de « rouler des lapereaux dans les rochers de Vaucluse. » Ah ! il ne faut pas me la faire, et ce Tartarin mériterait d’être condamné pour délit de fausses nouvelles. J’ai été au moment d’écrire avec indignation à Périvier qu’on ne tirait dans la Vaucluse que des casquettes et une tourde le dimanche.

Je ne relève pas cette gasconnade par mépris et parce que je tire des aigles dans les forêts d’Ukraine. Elles sont superbes, les forêts en pleine chanson de mai, insultantes de vie et de sève pour qui n’a plus vingt ans. Mais qui est-ce qui a vingt ans aujourd’hui ? Vous, peut-être, conservé dans vos rochers de Vaucluse. N’ai-je pas lu qu’on vous a montré un nègre sur la place Grillon, un ministre de l’Agriculture qui vient du pays des cannes à sucre ? C’est toujours ce coquin de Stendhal qui dit dans son livre ce mot si fin : « Le Directoire de Paris se donnant des airs de souverain bien établi, montra une haine mortelle pour tout ce qui n’était pas médiocre. »

Adieu, mon cher ami, j’entends une espèce de serêno petit-russien qui circule autour de la maison en faisant grincer une crécelle ; ce qui me prouve qu’il est minuit passé ; très tard pour la vie de la Trappe et pour un homme qui doit demain à sept heures se remettre à la copie attendue rue Bonaparte. Vale ! Ne le soyez jamais de personne, ajouterait votre père, et ne m’oubliez pas.


Nijni Novgorod, 19 juillet 1882.

Mon cher ami,

Vous avez déjà compris la suscription de cette lettre. Comme le bon Théo, je n’ai pas voulu mourir sans avoir vu la localité qui réussit à entasser trois points sur deux syllabes. Je suis du reste arrivé quinze jours avant l’ouverture de la foire, ce qui est une impropriété aussi grande que d’aller à Beaucaire en janvier. Mais les circonstances l’ont voulu ainsi : mon but principal était l’exposition de Moscou, très considérable, très intéressante ! je l’ai visitée durant huit jours, ce qui provoquera un article sur l’art russe dans la Revue [3] . Je suis arrivé à Moscou pour les funérailles de mon pauvre ami Skobéleff, un Bonaparte que son étoile a lâché devant la mort contre toute attente. C’était le cas ou jamais pour les Archimandrites de paraphraser le fameux « grain de sable. » Mais, hélas ! il y avait cette fois bien pire qu’un grain de sable ! Vous ne pouvez pas vous faire une idée de la douleur enthousiaste, si on peut dire, de tout le peuple russe, des manifestations que j’ai vues, bien spontanées celles-là, et sans apprêt de blouses blanches. Toute cette nation avait dit à cet homme : « Tu Marcellus eris. » Comme on ne peut pas être partout à la fois, j’ai manqué le train qui a été enterré vivant, comme vous l’auront appris les feuilles friandes de faits-divers. J’avais pourtant voyagé toute la semaine sur la ligne qui s’est dérobée en engloutissant un express. J’ai fait quelques visites dans divers recoins de la Russie, assaisonnées par des aventures dignes d’ajouter un chapitre aux Ames Mortes de Gogol, mais trop longues à raconter. Demain je m’embarque sur l’admirable fleuve qui produit le sterlet [4] : je veux visiter Kazan, la cité russo-tartare, je descendrai le Nil russe jusqu’à Saratoff, d’où je regagnerai mon ermitage Kharkovien. Si vous avez des cartes aux Angles, comptez les verstes que suppose cette randonnée. J’étais il y a quinze jours en Tchernigoff et cette semaine je pousserai peut-être jusqu’à Orenbourg porte d’Asie.

Maintenant, j’ai la prétention de dormir, malgré une chaleur tropicale et les punaises auxquelles il faudra livrer bataille dans l’auberge indescriptible où je gite.

Que dites-vous de ce crocodile d’Arabi ? Le vieux lion britannique s’est réveillé pour le mettre à la raison... Vous devinez si je me félicite de n’être plus engagé en rien dans l’intolérable bourbier où s’agite ce que des gazettes cruelles appellent : « la diplomatie française. » Ils ne veulent plus que des bonnets de coton ; soit, mais encore fallait-il garder le marché où l’on se procure ce textile.

Adieu, cher ami, je trouverai, j’espère, de vos nouvelles à Bobrowo ; je serre votre main lointaine.


Bobrowo, 9 octobre 1882,

Mon cher ami,

Etes-vous mort ? Je n’en veux rien croire, car vous auriez dans cette hypothèse certainement eu l’attention de me faire prévenir de la chose. Je ne vous crois pas capable non plus d’adresser vos lettres comme un mien parent qui m’en a expédié deux avec cette suscription naïve : Bobrowo, Ukraine. Ce qu’il y a de plus fort, c’est que lesdites lettres sont arrivées, après deux mois et demi de pérégrinations il est vrai ; ce n’en est pas moins pour la poste russe un tour de force équivalent à celui que ferait M. Cochery s’il vous rendait une lettre portant en termes russes cette mention : Les Angles, Languedoc...

Nous partirons pour Paris vers le 23 novembre, nouveau style. Jusque-là ma solitude automnale, hivernale même bientôt, sera un peu sévère. Je m’en console en chassant comme un enragé. La contrée est actuellement couverte de bécasses ; c’en est noir, comme dit Verger de Ventoux. J’en rapporte chaque matin une demi-douzaine.

Et l’autre jour, chez un voisin, nous avons tué huit loups, deux de plus qu’un roi catholique. Je travaille aussi un tantinet. La Revue va vous apporter un article sur l’exposition de Moscou et un autre sur le mouvement religieux en Russie qui fera crier dans Landerneau. Avez-vous remarqué les Trois morts, de Tolstoï ? On me dit que le Français n’a pas mordu à cette manière ; il faut peut-être vivre en Russie pour apprécier ce chef-d’œuvre d’analyse et de rendu. Je maintiens que c’est du bon naturalisme, un peu pâle peut-être pour le public de M. Huysmans ; j’ai lu de ce seigneur une petite plaquette bruxelloise, intitulée : A vau l’eau ! où il est surtout question « d’œufs qui fétidaient la vesce ; » c’est récréatif ! A vau l’eau ! quel bon titre pour un livre sur le temps présent !...

Quelles calamités nouvelles nous présage cette monstrueuse comète, qui promène sur le plancher de saphir son énorme balai d’or ? Les Russes sont impressionnés, car c’est, parait-il, celle de « l’année douze, » revenue sans se faire annoncer. J’espère qu’elle n’a rien à faire avec votre thème de nativité. Adieu, mon cher ami, à bientôt en France ; écrivez, ne m’oubliez pas.

A vous.


Paris, rue Las-Cases, 15.

20 février 1883.

Mon cher ami,

Avez-vous plongé dans les flots du Rhône ? Vous ne donnez pas signe de vie et il faut que ce soit moi, occupé comme trente-six, qui donne encore de l’ouvrage à l’entreprise Cochery. Vous ne m’avez pas seulement dit votre mot sur mon sectaire russe [5]. Votre orthodoxie en est-elle effarouchée ? J’ai eu à supporter plus d’une vive attaque de ce chef, mais c’est vraiment le premier de mes articles qui ait porté, — c’est le mot en faveur. Il me revient de tous côtés qu’on en parle en bien des lieux, et je m’en aperçois à l’accueil empressé qu’on me fait dans des mondes fort divers, à la quantité de femmes soi-disant littéraires qui me convient à figurer sur leur menu avec un académicien et une volaille de Bresse...

L’en-tête de cette lettre vous dira que je suis définitivement logé à l’abri des flèches de Sainte-Clotilde, au cœur du faubourg, dans un coin bien tranquille donnant sur les jardins de l’ancien hôtel de Villars, qui pourraient m’appartenir et qui se contentent d’être cultivés par M. Cahen d’Anvers. Je travaille là avec la funeste engeance des ouvriers parisiens, pour faire un nid convenable à ma trop nombreuse famille, et j’aspire à sortir des papiers peints pour retrouver le papier à copie. J’avais lu, avant que vous ne me l’envoyassiez, l’aimable et amusant Samedi de la Gazette : j’y répondrai en deux mots, hélas ! — ni jeune, ni beau !

Peut-être ne sait-on pas encore à Avignon et dois-je vous révéler que l’article de la Revue sur la République en 1883, qui a fait sensation ici, est du dernier des républicains convaincus, de mon ami Lamy, l’ex-député du Jura. Ce jeune républicain catholique a écrit là quelques pages bien vigoureuses ; il a quelque chose dans le ventre et c’est un sage...


Vendredi, 11 mai 1883.

Mon cher ami,

Êtes-vous suicidé comme M. Belon ? Vous me direz peut-être que c’est le lapin qui n’a pas commencé, que c’est vous qui aviez marqué le dernier dans notre trop rare correspondance. C’est bien possible, ma mémoire n’est pas précisément ordonnée. Je sais seulement qu’il y a fort longtemps que je n’ai eu de vos nouvelles. Quant à moi, j’ai l’excuse d’être plus occupé, plus père de famille et plus Parisien que vous. Vous demanderez à quoi je suis occupé, puisque la Revue est muette ; mais vous n’aurez rien échappé pour attendre : les épreuves se sont accumulées et je vais faire coup double. Vous lirez le 16 un article sur l’Exposition des Portraits historiques du siècle aux Beaux-Arts que je viens de bâcler à la vapeur, les intérêts de la charité exigeant que cette petite réclame à l’œuvre des Asiles de Nuit parût le 15. Ce qu’il y aura de plus saillant là-dedans, c’est une citation du vieux Mélomane : c’est lui qui aurait dû faire cet article sur tous les revenants exposés au quai Malaquais.

Nous sommes très contents ici des articles du Duc d’Aumale ; c’est une fière langue, dans sa coquetterie voulue de sévérité militaire, c’est écrit avec une épée du temps de Louis XIII. Nous sommes moins contents de la prose de Goritz : l’idée d’aller planter son drapeau dans les bureaux de l’Univers était déjà discutable, mais surtout il y a un malheureux paragraphe qui fait reperdre tout le terrain gagné depuis dix ans et exaspère les orléanistes. Encore un qui fait comme M. Belon ! Pourquoi sa noble famille lui a-t-elle appris à écrire ? Votre père dirait, malgré sa foi légitimiste, que les lettres de Goritz ne sont pas affranchies de préjugés.

Je n’ai rien de bien intéressant dans mon sac. La réception académique de M. d’Autun [6] a été, quoi qu’en disent les feuilles bien pensantes, assez terne ; en ma qualité d’ex-diplomate, j’eusse préféré entendre son prédécesseur Talleyrand. J’avoue d’ailleurs qu’il était assez difficile à un évêque de parler de la Curée et surtout difficile de parler de 1830 entre M. de Falloux et M. de Broglie. Rousset a épanché ses griefs trop légitimes ; en somme, on a dit beaucoup de bien du bon Dieu et beaucoup de mal du gouvernement.

Ne viendrez-vous donc jamais à Paris revoir la Maréchale de Villars, qui étale ses grâces rajeunies et revernies derrière mon dos ? Etrange destinée des choses ! ces vieux portraits regardent à nouveau par ma fenêtre, après cent quatre-vingts ans, le jardin qu’ils voyaient sous Louis XIV, car l’hôtel de Villars où ils ont habité est juste en face de chez moi et le jardin nous sépare.

Adieu, mon cher ami, je ne vous écris que deux mots, car je suis saoul d’encre depuis une semaine ; vous qui en usez plus sobrement, ne la plaignez pas pour m’écrire.

Poignée de main.


3 juillet 1883.

Mon cher ami,

Il se meurt [7] ! La foi du Midi comme la foi de l’Ouest ne voudra pas croire à ce subit écroulement des prophéties ; un rugissement de douleur doit éclater autour de vous ; mais la douleur n’a jamais rien changé aux combinaisons de ce terrible joueur d’échecs, qui de là-haut pousse ses fous et fait échec aux rois. Il se meurt ! pour le sauver il faudrait un miracle comme il en a fallu un pour le faire naître. Vous n’avez pas idée des agitations auxquelles j’assiste : mon vieux faubourg ressemble depuis quarante-huit heures à un vieux bâtiment secoué par un typhon, et cela, hélas ! au milieu d’une mer tranquille. Le premier télégramme de l’Union est tombé sur nous comme une bombe : depuis, on s’arrache les rares nouvelles à la porte de M. de Brézé ; celles d’aujourd’hui parlent d’amélioration légère et les contradictions des journaux doivent vous laisser fort perplexes là-bas. Mais la vérité est implacable. M. de Chevigné est arrivé ce matin et n’a laissé aucun espoir ; l’agonie peut se prolonger deux, trois, huit jours peut-être : le dénouement fatal est certain. Par une cruelle ironie du sort, la maladie est à peu près celle de Gambetta, un abcès interne, purulent, survenu à la suite d’une immobilité forcée. Le Prince a toute sa tête, il ne connaît pas la gravité de son état. On prie pour lui dans les églises de Paris. Combien de ces prières sont sincères, c’est ce qu’il ne faudrait pas se risquer à rechercher. Depuis deux jours, dans ces événements comme dans tant d’autres auxquels il m’a été donné d’assister, je vois les deux faces de l’histoire, la face tragique et la face grimaçante. Celle-ci est bien misérable, un chapitre de Saint-Simon écrit par Tabarin, la comédie d’une succession royale devant un trône vide, la poursuite d’une ombre par des revenants. Tous les parapluies de Juillet frétillent comme s’il allait pleuvoir des ministères et des pairies. Ceci soit dit sans incriminer leur chef de file, il a fait très simplement ce qu’il devait faire ; il est parti hier soir avec Nemours et d’Alençon ; il est parti navré avec la persuasion qu’il ne rentrera pas dans cette France qu’il aime mieux habiter que gouverner. C’est probable. Le ministère et la Chambre sont déjà affolés, prêts à fulminer des décrets d’exil au moindre acte, au moindre mot suspects. Mais y aura-t-il un acte, un mot ? Voilà ce que tout le monde se demande avec une curiosité anxieuse, avec le sentiment qu’une dernière chance de relèvement va être offerte au pays, pendant les quinze jours d’émotion qui suivent les grandes morts. Les légitimistes sont absolument corrects ; très tristes, mais résignés, ils traitent d’ores et déjà le Comte de Paris comme le Roi ; les chefs sont venus lui dire hier : « Ordonnez, nous ferons tout ce que vous commanderez. » Mais que commandera-t-il ? Rien, j’imagine. Je constate que tout le monde perd déjà la tête, même les plus fortes têtes. Chacun propose un plan, blâme et discute d’avance ce qu’on fera et ce qu’on ne fera pas. Les Nestors répètent en chœur : « Surtout, de la prudence, il n’y a rien à faire pour le moment, il faut laisser la République s’user, » et c’est la France qui s’use.

Inutile d’ajouter que sur dix personnes neuf parlent déjà d’Henri comme s’il était enterré depuis trois mois, et que, sauf quelques fervents, tous les regards sont fixés sur celui qui succède, qui va être le pivot de tant d’intérêts. Notre misérable siècle est incapable de se recueillir pour admirer, indépendamment de toute opinion politique, ce drame merveilleux, pour écouter passer le dernier soupir du vieux monde et de la vieille histoire de France. Dans quelques heures, à Froshdorf, la dernière épopée finira, on clouera dans un cercueil le drapeau blanc, la tradition de mille ans, le trône très chrétien, le trône de saint Louis et de Louis le Grand. Et nous n’avons plus un Bossuet ni un Chateaubriand pour dire ce qu’il faudra dire sur cette tombe ! Nous n’avons même plus un poète pour graver l’épitaphe ! Quand j’étais très jeune et que je me croyais poète, — ce qui est peut-être un pléonasme, — je rêvais souvent, je m’en souviens, à la pièce de vers qu’il faudrait faire le jour où le Comte de Chambord mourrait. Je ne suis plus jeune et je me contenterai d’écouter le Dies irae. Au lieu d’un discours de Bossuet, le mort aura un article d’Ignotus, avant le courrier des théâtres...


Biarritz, 20 août 1883, Maison Marie Bonnotte, 3 bis, rue d’Espagne.

Eh bien ! mon cher ami, j’ai vu hier à Saint-Sébastien ma première corrida de toros et je me sens prêt à devenir un aficionado passionné. Voilà une des rares choses longtemps tambourinées par mon imagination qui m’ait tenu ce que je m’en promettais. C’est, comme dirait Francisque [8], une tragédie merveilleusement ordonnée, avec son exposition, ses péripéties, sa catastrophe, où l’intérêt ne languit pas un instant. Il faut dire que pour moi le public eût été à lui seul un spectacle suffisant. Pour peindre les huit à dix mille coquins qui remplissaient ces gradins de leur bruit, de leurs couleurs, de leurs passions, il faudrait toutes les truculences et les rutilances de langue auxquelles nous avons sagement renoncé, c’est bien entendu. L’entrée de la cuadrilla enfonce tous les cortèges de l’Opéra : c’est plus solennel, plus pittoresque et surtout plus vrai parce que les figures sont aussi historiques que les costumes ; il y avait là un caballero sur un andalous blanc qui semblait sorti d’un cadre de Vélasquez, avec sa maigre face en pointe, ses cheveux noirs plats sur la nuque, sa moustache et son espagnole : on m’eût dit que c’était le duc d’Olivarès que je l’aurais cru. Et tout à l’avenant. L’alcade lui-même et les alguazils sont parents de ceux de Gil Blas.

Le dit alcade, convenablement sifflé dès son apparition par les éléments carlistes ou républicains de l’auditoire, jette la clé dorée du toril à l’alguazil ; les hérauts, dans leur dalmatique aux armes de Castille, s’effacent de devant la porte ; on entendrait voler une mouche si la respiration alliacée des dix mille spectateurs ne les avait pas toutes tuées ; la porte s’ouvre, le taureau bondit : c’est l’exposition aussi classique et moins sévère que celle d’Œdipe-Roi que j’ai eu dernièrement l’avantage d’entendre chez M. Perrin. Puis banderilleros, picadores, capas, tout ce que vous savez des péripéties toujours variées sous leur monotonie apparente ; enfin la catastrophe : Frascuelo ou Lagartijo qui plante son épée dans la nuque du taureau avec une grâce et une adresse incompréhensibles. On nous en a servi huit hier, les uns à la manière classique espagnole, avec éventrement de malheureuses haridelles, ce qui est la note dégoûtante, barbare, et, à tout prendre, inutile du tableau ; les autres à la portugaise, ce qui est infiniment plus gracieux et intéressant. Dans la cuadrilla portugaise, les lourds picadores qui viennent faire saigner leurs rosses par le taureau sont remplacés par des caballeros élégants, montés sur des chevaux de luxe et qui doivent défendre leur monture, éviter le taureau. L’émotion n’y perd rien, car le danger pour l’homme est tout aussi grand, et l’on a en plus un spectacle noble et gracieux, des prodiges d’équitation au lieu d’une scène d’équarrissage. Mon Vélasquez sur son genêt blanc a été incomparable dans ses voltes de papillon ; un moment, sa capa rabattue par le vent l’a coiffé et il a été à moitié désarçonné ; on l’a cru perdu, mais il s’est tiré d’affaire avec un sang-froid merveilleux. Il n’y a eu de démoli qu’un pauvre diable d’homme de pied, avec le bonnet vert de nos forçats, quand nous avions des forçats ; une espèce d’Hercule qui a voulu faire le saut périlleux entre les cornes du taureau et a été foulé aux pieds par l’animal ; on l’a emporté sans connaissance dans la capella où attendent le prêtre et le médecin comme les pompiers de service dans nos coulisses ; il a pourtant fini par reparaître, les côtes tout en sang, tendant bravement son bonnet vert aux pesetas que lui jetait la foule.

Je m’étais placé dans les gradins du populaire, ce que nous appellerions le Paradis ; autour de moi, les femmes piaillaient avec des petits cris d’épouvante délicieuse, les enfants dansaient, les hommes applaudissaient le taureau espagnol, huaient les matadors portugais, — naturellement, — jetaient leurs bérets rouges dans l’arène. Un gros pêcheur de San-Sébastien chantait alternativement la polka de Farbach, regrettable concession au goût moderne, et le De profundis, ce qui était d’une gaîté plus espagnole. La fête a duré trois heures sans une minute d’entr’acte et mon attention n’a pas été lassée un instant. De combien de chefs-d’œuvre scéniques pourrait-on en dire autant ?

Maintenant vous allez m’appeler barbare et m’adresser les remontrances d’Augustin à Alypius. Eh bien ! j’ai réfléchi après, et tâché d’analyser mon impression. Je commence par dire qu’il vaut mieux et que j’aime sûrement mieux entendre une bonne pièce d’Augier jouée par Got et Coquelin ; mais j’estime que, tout bien pesé, la corrida est un spectacle moins stupide, moins malfaisant et démoralisant pour le public que nos opérettes pornographiques, nos féeries abrutissantes, nos exhibitions de cafés-concerts. On joue avec la vie humaine, soit, mais personne ne réclame contre les courses de chevaux et il est bien certain que la proportion des jockeys fracassés dépasse celle des toreros meurtris ; en outre ce jeu a sa noblesse et mieux vaut encore montrer au peuple des gens qui risquent leur vie que des gens qui risquent des paradoxes empoisonnés ou des cuisses mal faites. Cela donne le goût du sang, peut-être, mais entre deux maux je préfère un peuple barbare à un peuple dépravé et énervé qui est mûr pour revenir à la barbarie. Bref, je ne pétitionnerai pas pour introduire chez nous les combats de taureaux, en attendant les gladiateurs ; mais si l’on me répondait qu’en les introduisant on supprimera du coup tout le bas théâtre, le méridional se joindrait chez moi à l’aficionado pour applaudir.

Et maintenant, je vais demain à Lourdes voir des scènes bien différentes, le génie et la passion populaires sous un autre aspect. J’apprendrai sans doute dans le seul milieu où elle fera impression la mort de ce pauvre martyr de Froshdorf. Souffrances inutiles et majestueuses comme tout ce qu’il a fait, mort intempestive, manquée comme tous les actes de sa vie. Le dernier des Bourbons mort de faim, ô ironie macabre ! et tirant des faisans dans son agonie ! Toujours ce terrible livre des chasses de Louis XVI durant les journées révolutionnaires. Jamais héros d’Eschyle ou de Sophocle n’a eu le sceau de la fatalité marqué à ce degré.

Ce pays est fort beau, pas éclatant et divin comme notre Midi, le vrai, le seul, mais un mélange gracieux et grandiose de Suisse et d’Océan. Une mer très noble, un peu bête, pas intelligente comme la Méditerranée, du moins des couleurs plus sobres, une végétation d’un cossu bourgeois qui n’est ni la parure magnifique des contrées tempérées, ni le haillon orgueilleux des pays brûlés. Un très beau temps chaud sans accablement, on marcherait soi-même tout le jour dans ces chemins entre les bruyères. J’ai déjà lu plus d’un bréviaire et compté pas mal de kilomètres sur la route nationale n° 10 de Paris à Irun. Inutile d’ajouter que je vous regrette et que je voudrais cheminer avec vous,

Come van ! fratti minori.

Cela me rendrait tout à fait l’illusion de ma jeunesse et je pourrais me croire encore sur la route nationale de Paris à Coni, au début de cette route de la vie tracée par un ingénieur de la vieille école qui ne ménage pas les pentes raides, mal entretenue par des cantonniers qui négligent de casser les pierres et où il faut faire soi-même ce dur métier à mesure qu’on avance. Je deviens mélancolique, c’est le voisinage de l’église d’Urrugne qui me dit l’heure avec la devise que vous savez.

Adieu, mon cher ami, et poignée de main.


Paris, 26 octobre 1883.

Mon cher ami,

Etes-vous mort ? Le soleil dévoreur a-t-il séché les encriers des Angles ? Moi, du moins, quand je n’écris pas, je donne de mes nouvelles avec les caractères de M. Quantin, A ce propos, que je vous raconte un événement invraisemblable qui rendra M. votre père stupide en sa qualité d’ancien rédacteur de la Revue. En rentrant à Paris, il y a quatre jours, je me fais conduire sans méfiance rue Bonaparte. Je mets la main sur ce bouton de porte qu’ont terni tant de sueurs froides ; la porte me résiste pour la première fois depuis dix ans : je lève le nez et j’aperçois cet écriteau ironique : Magasin à louer (sic). Magasin ! Ahuri je m’adresse au portier qui me renvoie rue de l’Université, n° 15. Là, je trouve un hôtel d’un cossu bourgeois, — au fond de la cour, au rez-de-chaussée, une galerie intimidante, genre Crédit Lyonnais, avec une perspective de cellules grillées et guichetées contenant des employés corrects penchés sur des pupitres neufs ; tout au bout, la caisse de Deschamps commandant fièrement cette perspective. Au premier, au lieu de l’antique et unique salle de rédaction où Mazade, Radau, Brunetière, et jadis de Mars, étaient réunis sous l’œil du maître, de petits bureaux isolés dans chacun desquels trônait, avec quelque chose de digne et de rajeuni, un des personnages susnommés, sauf de Mars bien entendu. Du reste les frais d’ameublement s’étaient bornés à partager entre ces trois chambrettes les trois chaises de l’ancienne salle commune. Plus haut, le cabinet de M. Buloz communiquant avec l’hôtel du fond de la cour. Voilà, mon cher ami, comment l’inéluctable loi de la transformation a atteint la Revue elle-même ; Paris a laissé passer inaperçu cet événement historique, comme il a distraitement regardé la démolition des Tuileries : pour moi, je suis encore mal remis de la stupeur où m’a plongé cette révolution...

En dehors de ce fait énorme, rien de neuf dans la bonne ville ; les bourgeois se pâment devant le sauveur Ferry, les braves gens de l’Union discutent gravement sur le genre de constitution que doit octroyer M. le Comte de Paris. En général, ils sont pour une constitution modèle 52, et c’est un symptôme fort curieux de voir tous les vieux parlementaires, tous les bons philipparts renier le parlementarisme, brandir une canne à la Javert, retrousser leurs moustaches en croc. On s’est scandalisé pour la forme quand un audacieux jacobin a le premier traité la liberté de guitare, mais au fond tout le monde est de son avis dans tous les camps. Un Bourbon dans la peau d’un Bonaparte, voilà ce que rêvent tous nos amis, à quoi les bonapartistes répondent avec assez de logique : « Alors, prenez notre ours. » — Je ne sais si l’on médite un 18 brumaire à Eu… Je crois qu’on est bien calme à Eu, et qu’on borne son ambition à être le seigneur de cette localité. Y a-t-il au moins de vos côtés un bon mouvement à la Joseph du Bourg en faveur de la Maison d’Anjou ? J’en serais si c’était celle du roi René avec Tartarin pour ministre de la guerre et beaucoup de trouvères à la clef…


Paris, 30 décembre 1883.

Mon cher ami,

J’arrive après Noël, mais à temps encore, pour souhaiter de longs chapelets de félicités à tous les habitants des Angles. Je n’ai pas eu le loisir de correspondre tous ces temps-ci ; je devais à mon entrepreneur un redoutable arriéré de feuilles avant le 31 ; j’ai naturellement attendu la dernière minute pour me souvenir de cette obligation, et, afin d’y faire face, je suis resté courbé jusqu’à hier soir sur les rames… de papiers, tout comme les galériens historiques, les Planche et les Montégut. J’ai tâché de faire pour la Russie ce que j’avais fait jadis pour, l’Orient dans Vanghéli, un extrait psychologico-pittoresque[9]. Mes amis dans le mouvement vont trouver cela bien vieux jeu. Si vous saviez comme l’évolution littéraire se précipite ici ! Ls mode est de s’intituler avec fierté : un décadent. L’autre jour, dans une réunion d’esprits très distingués où figuraient deux académiciens, on soutenait, — et tous les jeunes étaient d’accord sur ce point, — que Leconte de Lisle est un poète et que Musset n’en est pas un ; son tort est d’avoir du sentiment et de la passion, ce qui est incompatible avec l’art : voilà le dogme en faveur. L’art, c’est-à-dire une recherche prétentieuse, byzantine et glaciale, tel doit être le dernier mot de l’effort humain. A force de raffiner et de raréfier, nous en arriverons bientôt à un idéal littéraire semblable à celui de ce Quadjah de Damas qui me disait un jour : « Je lis un bien bon livre, Monsieur, un des chefs-d’œuvre de la littérature musulmane : car nous ne sommes que dix dans la grande mosquée qui puissions le comprendre. » Allons, décidément, comme disait le faux poète :


Je suis venu trop tard dans un siècle trop vieux...


On me rapporte que le duc de Broglie a bien voulu dire ces jours-ci dans son cercle que j’étais le seul de la jeune génération que l’on put décemment faire entrer à l’Académie. A ce propos vous aurez donné comme moi une larme sincère au pauvre Laprade et retrouvé quelques-uns de ses vers querciques que nous jetions autrefois aux arbres de Bobigneux en gravissant les sommets du Forez. L’auteur de Psyché était bien oublié ici : cela même a donné plus de saveur à cette belle lettre d’outre-tombe que les journaux nous ont apportée la veille de sa mort... La plume de diamant a disparu, perdue dans le bruit des crayons de Mangin. Coppée va succéder à Laprade et en parlera dignement. Montégut sera très probablement choisi pour l’autre fauteuil... Le forçat de la Revue remplacera celui que Guizot appela un jour le forçat de l’Histoire [10]. Comme le mot est juste et caractérise bien le soi-disant historien national ! Vous m’objecterez que je ne l’ai pas lu, que personne ne l’a jamais lu, mais j’ai lu ses discours politiques et cela suffit bien ! Dites à monsieur votre père que j’ai beaucoup, beaucoup pensé à lui hier soir. J’avais été engagé à une première aux Italiens dans la loge du baron de Nucingen. Vous savez comment un imprésario, habile à exploiter la mode, essaye de ressusciter le théâtre de Ventadour, dans les conditions de luxe, d’élégance et de choix social qui firent la fortune de cette institution au temps de nos pères. Hélas ! quelle parodie et que ce point de comparaison imprudemment choisi fait bien ressortir la transformation radicale de la société française ! Nous connaissons, comme si nous y avions été, par Balzac et par le Vieux Mélomane, ces chambrées éblouissantes de l’ancien Ventadour où Mme de Maufrigneuse et de Langeais, Rubempré, Rastignac, Lostalot, etc., écoutaient Mario, Tamburini et la Malibran. Je les évoquais hier et j’aurais voulu que votre père fut près de moi pour les évoquer encore mieux ; mais comme il aurait souffert dans la poésie de ses souvenirs ! Au théâtre lyrique, dans ce quartier bête, excentrique et démocratique, il n’y avait que de vaines ombres d’autrefois et les grossières réalités du présent. Sur la scène quelques polonais et batignolais, italianisés, aphones, gémissaient une œuvre sénile de Verdi ; dans les loges et à l’orchestre toute la Bourse, des figures connues de Galata, de Smyrne, d’Alexandrie ; çà et là quelques douairières en deuil du dernier roi de France.,..


Paris, 17 février 1884.

Mon cher ami,

Je n’ai pas répondu à votre carte, j’ai laissé à la Revue le soin de confondre vos soupçons injurieux... incessu patuit.

En ce moment je suis attelé à un travail sur une chronique espagnole, traduite et publiée par mon ami José-Maria de Heredia, gentilhomme cubain, grand poète, grand érudit, un des beaux fleurons de notre Ecole des Chartes. Vous êtes bien capable de ne pas même connaître de nom ce poète exquis. Ainsi, G. Boissier a trouvé cet été à Boulogne-sur-Mer une famille qui n’avait jamais entendu parler de Victor Hugo. Votre cas est plus excusable, car Heredia n’imprime pas : à la publicité de Lemerre il préfère spirituellement l’ancien jeu, le débit de ses sonnets dans les cénacles de lettres, dans les salons délicats, et cela lui a constitué déjà une notoriété poétique dans le Tout-Paris lettré. Il a fait huit ou dix des plus beaux vers de ce siècle : c’est quelque chose. En outre, quatre gros volumes de traductions et notes d’un ciselé à faire pâmer l’Ecole des Chartes. Tout cela n’est pas pour le gros public, mais assez d’autres se chargent de faire manger du foin à ce pachyderme.

Pour le Vieux Mélomane, j’ai à constater le succès très vif d’Hérodiade qui m’a fait grand plaisir, et le succès moins vif, mais réel cependant, de Manon, une Manon plus parisienne que l’original, qui ne se résout pas à passer l’Atlantique et meurt à Sainte-Adresse...

Adieu, mes amitiés au Rhône et cordiales poignées de main.


A Armand de Pontmartin


6 mai 1884.

Mon cher maître,

Voici encore un volume d’Arlequin en attendant le livre, le livre qu’on doit toujours faire, qui court devant nous tout le long de la vie, après lequel on s’essouffle. Ces études sur le XVIIIe siècle russe ont déjà paru dans la Revue, mais elles sont nouvelles, puisqu’elles sont oubliées. Brunetière, qui aurait remporté le prix de mémoire sur Pic de la Mirandole, me disait l’autre jour dans un élan d’indignation : « Quel public ! pour lui tout ce qui est imprimé est inédit ! » Le mot caractérise assez bien l’insondable ignorance et la prodigieuse légèreté de ce grand public démocratique : je parie la tête de M. Grévy que si quelques centaines de vieux humanistes voulaient bien se donner le mot et garder le silence, une réimpression du Neveu de Rameau signée Bonnetain, avec préface d’Alexandre Dumas, serait menée tambour battant jusqu’au dixième mille par des lecteurs inconscients, à grand renfort d’articles dans la presse sur cette nouveauté...

Je voulais seulement vous demander de tenir sur les fonds de la Gazette le Fils de Pierre le Grand. — Me voici devenu un vieux routier parisien ; j’ai un peu dans tous les coins des amis ou des équivalents d’amis, auxquels je passe de temps en temps la casse et qui vont me repasser le séné dans des officines plus bruyantes à coup sûr que la vieille Gazette ; eh bien ! vous croirez sans peine qu’un seul article m’ira vraiment au cœur, celui qui viendra du vieil ami de la jeunesse et des débuts, du premier qui m’a encouragé et mis en selle. Autrefois je vous demandais mon tour en vers ; mais je suis arrivé à l’âge où il est dûment décédé,


Le poète mort jeune en qui l’homme survit.


Adieu, mon cher et respectable maître ; quand est-ce que je le repasserai ce pont d’Avignon où tout le monde passe ? Du moins la chanson a été prophétique pour la littérature française qui depuis bientôt un demi-siècle passe ce pont pour aller se faire juger. Mes amitiés à Henri et croyez encore aux sentiments d’attachement filial de

Votre toujours dévoué.


Paris, 25 mai 1884.

Mon cher maître,

Que diriez-vous d’un élève de rhétorique, fût-il même, hélas ! un vétéran qui, en venant sur l’estrade recevoir le prix de discours latin, aurait l’aplomb de complimenter le recteur sur l’absence de solécismes dans le discours d’ouverture ? Eh ! bien, avant de vous remercier et au risque de paraître le dernier des jocrisses, je veux vous dire que votre Samedi d’hier me semble un des plus remarquables que vous ayez écrits, et qu’en le lisant j’en ai peut-être joui plus encore comme artiste que comme lauréat [11]. J’ai quelques raisons de bien connaître mon sujet et on m’accordera tout au moins que ce sujet ne traîne pas dans les Dictionnaires de la conversation ; j’ai été pénétré d’admiration devant la puissance d’assimilation qui vous a permis de saisir, de concentrer et de clarifier en quelques colonnes tout l’essentiel de ce sujet. J’en ressens presque la terreur naturelle aux auteurs gratifiés de trop bons articles ; car enfin un article est fait pour qu’on achète le livre, et le vôtre disant si bien et si bref tout ce qu’il y a dans le livre, personne n’a plus besoin ni envie d’acheter ce dernier. Quel modèle à proposer aux jeunes critiques, s’il y avait encore des apprentis dans cet art qui disparaît ! Il faudrait seulement les mettre en garde contre l’amitié qui grossit les mérites du prévenu et lui dit trop de choses flatteuses : dame ! ce n’est pas moi qui aurais ce courage. Si votre article m’a fait bien plaisir, votre lettre m’a fait de la peine, par le ton de tristesse qui y régnait. Faut-il donc que ce soit moi qui vous fasse un cours de philosophie ? Sans avoir travaillé comme vous un demi-siècle, je me dis déjà : « A quoi bon ? » et je me réponds avec la devise de La Rochefoucauld : « C’est mon plaisir... » Quand on écrit avec le respect de soi-même et des autres, on n’est plus lu que par un petit groupe de fossiles, ceux qu’on appelait autrefois les honnêtes gens et qui disparaissent comme une goutte d’eau de rose dans l’océan saumâtre de la démocratie... Nous sommes condamnés de naissance à la conspiration du silence. Si cela peut vous consoler, j’ai le plaisir que vous avez eu si longtemps de lire dans les feuilles très publiques des articles doucereux qui commencent invariablement ainsi : « Un homme du monde qui écrit agréablement à ses heures, » ou « Un dilettante qui a tout ce qu’il faut pour bien écrire... » et Dieu me pardonne si ces « écrivains de métier, » qui l’écartent doucement de leur boutique, se sont jamais avisés comme le dilettante de passer toute une nuit sur une page ! Mais il faut triompher de cet agacement et se rappeler ce que je constate chaque jour, combien le bruit de Paris est trompeur à distance :


De loin, c’est quelque chose et de près ce n’est rien.


J’entends le bruit assourdissant de trois ou quatre journaux du boulevard qui en imposent à Buenos-Ayres ou à Caracas, mais qu’on méprise ici. Ils font la vente, c’est vrai, mais ils ne font pas la réputation. Vous me parlez des Souvenirs de G. Claudin. Je peux vous affirmer que personne ne connait le livre et que bien peu ont entendu ce nom dans les milieux où se font les fortunes littéraires sérieuses, celles qui durent et forcent tôt ou tard à compter : ni chez M. de Broglie, ni chez M. Taine, ni à l’Académie, ni dans l’Université. Chaque jour on distribue sur le boulevard de la gloire en gros sous... ; mais tout ce bruit meurt bien avant de passer l’eau, avant de battre les murs du Palais Mazarin, du Collège de France et de toutes les maisons vraiment françaises...

J’allais oublier de vous donner une triste nouvelle : mon excellent voisin, le chef de la famille où je compte mes meilleurs amis et qui est pour moi un second foyer, le comte d’Haussonville, se meurt depuis deux jours d’une angine de poitrine ; il n’y a plus d’espoir de le sauver ; ce sera une grande perte pour l’Académie, pour la politique sensée, pour tout le petit milieu où je vis. Il n’y a pas huit jours, cet aimable vieillard nous lisait des souvenirs inédits, écrits avec une verve incomparable, et je pensais à vous durant cette lecture : il racontait les Salons de Paris en 1829-1830, Mme de Boigne, Mme de Chatenay, Pozzo di Borgo ; il nous faisait rire avec l’histoire d’une pièce de vers de la belle Delphine, qui avait pris pour sujet : Le diable se déguise en saint Joseph pour tenter la Madeleine... Quelques contemporains octogénaires l’écoutaient et contrôlaient ses souvenirs : M. de Vielcastel, M. de Saint-Aignan ; on avait bien voulu m’admettre comme un jeune Eliacin dans ce cénacle de patriarches ; et ce sera la dernière fois que j’aurai vu l’aimable et spirituel écrivain.

Mais je m’étends comme une inondation du Rhône. Adieu, mon cher maître, merci encore, mes amitiés à Henri et croyez-moi toujours

Votre respectueusement dévoué.


A Henri de Pontmartin


31 décembre 1884.

Mon cher ami,

Si j’étais vindicatif moi aussi, j’écrirais sur des petites cartes. Veuillez remarquer que j’y aurais mille fois plus de droits, car que faire aux Angles à moins que l’on n’écrive ? Tandis que je suis l’un des hommes les plus occupés de Paris où il y en a beaucoup. Je ne me souviens pas d’un mois dans ma vie aussi écrasé de travail. Je ne suis pas sorti de mon cabinet depuis fin novembre. Je viens de terminer, il y a deux heures, pour cette redoutable échéance du 31 décembre, un article à faire rompre le pont d’Avignon, qui exigeait, — l’article, pas le pont, — la lecture de quatorze volumes. Mais il s’agit de lancer un nouveau romancier russe, le troisième de la grande trilogie : Tourguenef, Tolstoï, Dostoïewsky. C’est un homme énorme ; je ne crois pas qu’il ait ici le succès général de Tolstoï, mais il a déjà trouvé des fanatiques. Taine me disait ces jours-ci que MM. Zola, Daudet, de Goncourt et consorts ne sont pas dignes de dénouer les cordons des souliers de cet homme-là. Vous verrez ça le 15 janvier. Avant de l’écrire, j’ai dû le parler dans une conférence à la Société historique du cercle Saint-Simon. C’était la première fois de ma vie que je parlais en public ; j’ai eu une peur affreuse ; je déclare que je préfère prendre de l’huile de ricin ; mais enfin je m’en suis tiré et mon auditoire s’est dit satisfait...


19 mars 1885.

Mon cher ami,

Oui, je suis coupable, je me le dis chaque jour, et selon l’usage, je me prolonge dans mon péché en le maudissant. Mais si vous saviez comme je suis pris, écrasé de besogne et cela avec une difficulté croissante à dévider le fil d’une pensée sur du papier de copie ! Jugez-en. J’achève la préparation d’un gros volume sur la littérature russe, ce qui vous explique mon absence momentanée de la Revue. D’autre part, les sangsues des Débats : la révision pour cette feuille d’une traduction de la Maison des morts de Dostoïewski, qui va commencer de paraître le 30 mars avec un avant-propos de votre serviteur. Puis des promesses arrachées par Yung, le directeur de la Revue Bleue, par F. Masson, le directeur de cette revue sardanapalesque qui s’appelle les Arts et les Lettres : une publication monstre de la maison Goupil, 300 francs par an si vous voulez vous abonner, qui est à la Revue ce que l’Opéra de Garnier est au Conservatoire ; elle a en tout cent quarante-sept abonnés, tous banquiers, je suppose ; donc personne ne vous y lit, mais l’administration paie royalement.

Enfin, et ceci est le coup de massue, la Revue, la vraie, la seule, m’a confié une grosse affaire : la liquidation de la succession Victor Hugo. Ce sera au moins trois articles, je voudrais arriver durant la campagne de printemps, je ne sais si j’y parviendrai. Je vois devant moi avec terreur les quarante volumes de l’édition Quantin. Il y en a une douzaine qui sont depuis beau temps dans notre mémoire et dans notre cœur, mais les autres ? Et la morale à tirer de cette immense fable. La meilleure préparation eût été sans doute d’aller écouter une journée aux Angles l’ancien combattant de la première d’Hernani. J’ai lu trois chapitres de ses Mémoires dans le Correspondant ; j’attends son volume...

Tout le monde va bien autour de moi. Je suis si heureux de savoir votre père parfaitement remis ! Dites-le lui, je vous prie, et croyez, mon cher ami, que toutes les causes sont bonnes pour expliquer les interruptions de correspondances, excepté la plus invraisemblable de toutes : un krack de la vieille amitié.


23 mars 1885.

Il est mort [12], mon cher ami ; pendant que la canaille qui grouille chez le marchand de vins, en face de sa maison, va s’approprier sa dépouille, pendant que les députés, les communards et les francs-maçons vont battre la caisse sur ce cadavre, nous nous enfermerons pour relire ce qui nous appartient de lui, ce qui est entré dans notre sang, ce que nous nous récitions à vingt ans entre Gourdan et La Mûre, quand je vous reconduisais le soir. En voyant disparaître cet esprit qui nous a possédés à nos meilleures heures, j’ai bien pensé à vous ; c’était comme un lien de plus de notre jeunesse, un des plus forts, qui se rompait. Il faut s’attrister, mais quelque énorme folie que fassent ses exploiteurs, quelque surprise que nous réserve cette mascarade, il ne faut pas injurier, il ne faut pas renier le génie qui nous a communiqué ces enthousiasmes dont notre amitié était réchauffée.

Je souhaite que nous nous retrouvions assez jeunes pour le relire encore ensemble, et je vous serre encore la main sur le vieux volume des Orientales.

A vous.


Paris, 26 mai 1886.

Mon cher ami,

Je suis un peu déçu de ne pas voir venir votre opinion sur ma préface. C’est la chose où j’ai mis le plus fort de ma pensée et je voudrais connaître la vôtre à ce sujet. Ici, je recueille l’impression que cet article a eu un grand pouvoir de pénétration, surtout dans la jeunesse. J’en ai le témoignage par des lettres de gens bien divers, des visites de jeunes gens et par des échos qui me reviennent de partout. Mais je voudrais savoir ce qu’on dit aux Angles. Le volume parait le 4 juin [13], il prendra aussitôt le rapide, et je réclame de mon juge un tour de faveur, que j’ai la fatuité de ne plus appeler de ce nom, tant une vieille amitié m’a habitué à considérer ce privilège comme une servitude due aux anciens souvenirs.

Retenu par mes travaux, je suis seul à Paris ; ma femme et mes enfants m’ont devancé en Ukraine ; j’ai embarqué la semaine dernière tout mon petit monde pour le voyage de 2 700 kilomètres, ce qui est un peu loin, à mon gré ; je ne pourrai les rejoindre qu’assez lard, en faisant un crochet par Agram pour rendre visite à Mgr Strossmayer. Le grand évêque a bien voulu m’engager depuis longtemps à aller voir sous ses auspices ce coin du monde slave que je ne connais pas encore.

Nous ne savons pas encore ce soir si nous les expulserons [14]. Le Conseil est divisé par cette pomme de discorde et les paris sont ouverts. C’est la politique chez la portière pour faire suite au roman chez la même. Je vous assure d’ailleurs que personne ne méditait un 18 brumaire rue de Varennes le soir où j’y fus [15]. Chacun se contentait de pousser sa vanité et de réclamer ses préséances avec cette âpreté qui est en raison directe de l’éloignement où l’on se trouve du pouvoir effectif. Voir les Mémoires d’Outre-Tombe

Adieu, mon cher ami, il est fort tard ; ceci n’est qu’un bonjour que je remettais à vous dire après avoir donné mes derniers bons à tirer et débarrassé ma table, en attendant qu’une autre besogne vienne en chasser les feuilles de papier à lettres ; elles ne trouvent jamais la place ni le temps de s’insinuer sur cette maudite table, et pourtant il en restera toujours une pour vous porter le cordial vale.


A Armand de Pontmartin.


Bobrowo (Russie), 30 juillet 1886.

Cher maître,

Je vous dois encore une fois des remerciements et cette fois peut-être plus vivement sentis que jamais [16]. Oui, je préfère mille fois une discussion aussi courtoise que vigoureuse aux éloges non mitigés : ces derniers, étant donnés nos rapports, risqueraient de ressembler au prix d’encouragement décerné par le vieux professeur au jeune élève, uniquement parce que c’est l’époque de la distribution annuelle et qu’il faut faire plaisir aux parents. Le fond du débat, entre nous, vous l’avez très bien marqué, c’est que vous avez le double de mon âge. Et de pareils débats sont insolubles. J’imagine M. de Féletz, qui était un excellent esprit, jugeant vos premiers essais sur les romantiques ; la situation et la contradiction eussent été exactement les mêmes. Je subis sans doute la réaction, et je crois la subir bien moins que beaucoup d’autres dont la force vous étonnerait si vous traversiez Paris : Victor Hugo s’écroule en entier. On ramassera sans doute bien des morceaux, qui sont bons, mais en ce moment c’est une conspiration unanime. Quant à l’apothéose de 1880, vous savez comme moi qu’elle était décernée au démagogue, à l’humanitaire, à l’exilé de 52, à l’octogénaire, et, comme l’a si finement remarqué Brunetière, au millionnaire : les admirateurs des Feuilles d’automne sont ceux qui y ont le moins participé. Un fait singulier et instructif vous sera affirmé par tous les Parisiens qui s’occupent des choses de théâtre : en l’an de grâce 1886, les directeurs osent à peine mettre sur l’affiche Hernani et Ruy Blas ; ils n’osent pas remonter les autres drames, malgré les sollicitations officielles, de peur d’y perdre à coup sûr de l’argent ; et quand ces mêmes directeurs donnent Andromaque ou Bérénice, on ne peut pas se procurer un strapontin l’avant-veille. J’en ai fait plusieurs fois l’expérience à l’Odéon et aux Français. J’ai également constaté qu’on prenait plus de plaisir et qu’on ricanait moins à Antony qu’aux drames d’Hugo Pour son théâtre, il y a positivement « décri » et définitif, je le crains, ce qui ne sera pas le cas des premières œuvres lyriques…

Vous abordez des sujets plus graves et que je ne veux pas reprendre ici en quelques lignes. Mais pourquoi pensez-vous qu’en rappelant les origines de l’univers selon la science, j’en ai parlé « heureusement sans y croire. » Je vous assure que j’y crois très fermement, et je croyais m’être suffisamment expliqué sur leur conciliation possible avec la Genèse. Croyez-vous encore aux six jours, entendus littéralement, malgré Cuvier, que vous ne récuserez pas ? Faut-il vous rappeler comment les systèmes de Copernic et de Galilée, d’abord anathématisés, ont fini par faire très bon ménage avec l’Écriture ? Il en sera de même du système de Darwin et de tant d’autres, au moins dans leurs parties irréfutables. Un savant prêtre, l’abbé Frémont, a consacré ses conférences de cet hiver dans l’église Saint-Philippe à la démonstration de cette thèse, et il admet parfaitement que nous provenions d’un mollusque ou de tout autre ancêtre aussi peu distingué. La Genèse trace de grandes lignes, elle laisse toute liberté à la science pour le détail. Concédez-moi, enfin, que j’ai été presque aussi dur que vous pour le réalisme français, pour Stendhal et pour Flaubert. Quant à l’influence de Bouvard et Pécuchet, je n’exagère rien ; si vous viviez dans les milieux littéraires des « jeunes, » pour qui je suis déjà un barbon, vous verriez qu’on y sait ce bréviaire par cœur. Ma thèse est précisément qu’il faut remplacer ce réalisme-là par un autre. Votre comparaison finale entre l’invasion cosaque et l’invasion écossaise, entre l’influence de Tolstoï et celle de Walter Scott, m’est bien souvent venue à l’esprit, si l’on tient compte de ce fait, que les phénomènes littéraires ont aujourd’hui bien moins de relief qu’en 1820 et qu’il est très difficile de les apercevoir dans l’immense dispersion d’idées d’une démocratie. Je crois que la comparaison peut être poussée à bout sans désavantage pour Tolstoï et qu’il a pénétré les esprits de notre génération aussi profondément que Walter Scott ceux de la vôtre. Mais il faut attendre quelques années encore pour faire la preuve.

Je suis effrayé de ma loquacité, c’est une post-face après la préface, et cela ne voulait être qu’un remerciement ; il part comme toujours d’un cœur qui vous est bien attaché, celui de

Votre respectueux et fidèle ami.


A Henri de Pontmartin.


Bobrowo, Lébédine, 30 août 1886.

Mon cher ami.

Il faut pourtant que vous voyiez le timbre à l’aigle double. La saison que nous traversons n’encourage guère à écrire des lettres ; elle nous prémunit contre les dangers de cet exercice et nous apprend que nos grands hommes n’ont pas de pire ennemie que leur écritoire. La maladie épistolaire est aussi funeste à M. Caubet qu’au général Boulanger, à M. Ferry qu’à M. le Comte de Paris. Pereunt propter nimiam litteraturam. Mais comme on ne me pendra jamais pour les lettres adressées aux Angles, je veux vous dire bonjour du fond de mon ermitage. J’y vis comme un Chartreux, cum libris et liberis ; ma femme est à Marienbad en train de prendre les eaux bohèmes. Je ne vois personne, je ne sais rien, les journaux de France m’arrivent vieux de huit jours et je n’ai plus la clé pour les lire.

Pour le quart d’heure, je pratique des fouilles dans la vénérable bibliothèque de Bobrowo. En fait de romans nouveaux, je lis la Nouvelle Héloïse qui me paraît un chef-d’œuvre fort supérieur à Sapho et à bien d’autres ; je lis les Malheurs de l’Amour par Mme de Tencin, et Zayde faussement attribuée à M. de Segrais, cet ouvrage étant de Mme de La Fayette. Comme il ne faut jamais disputer des goûts littéraires ! Je suppose que }e m’asseois dans un wagon à côté d’un lettré du haut commerce : il tire de son sac le Maître de Forges ou la Grande Marnière, moi ma Zayde ; certainement, cet homme prend du plaisir à son livre et mourrait d’ennui sur le mien ; moi, je me divertis à la lecture de ce dernier et j’aimerais mieux sauter par la portière que de lire le volume de mon voisin. Qui nous départagera ? Il y a bien le suffrage universel et ce chiffre sans réplique : 215e édition, que j’ai lu sur le chef-d’œuvre de M. Ohnet dans la gare de Carlsbad. C’est aussi péremptoire que le Sans dot ! Oui, mais M. Ohnet lui-même ne contente qu’un cénacle en comparaison de M. Richebourg, qui fait palpiter les 800 000 lecteurs du Petit Journal, et cet « écrivain » doit baisser pavillon à son tour devant Mathieu de la Drôme. Je lisais hier dans Joseph de Maistre : « La fortune des livres serait le sujet d’un bon livre ; les uns ont la renommée et les autres la méritent. »

Si vous me demandez pourquoi je relis le terrible comte, je vous répondrai que je me suis laissé entraîner à promettre un petit volume sur lui pour une publication que la maison Hachette va entreprendre. C’est une idée assez heureuse, qui est née un beau dimanche entre quelques amis chez Gaston Paris et qui a fait son chemin. Quelqu’un fit remarquer que nous n’avions rien de semblable à la collection des sketches, où les Anglais popularisent les biographies de leurs grands écrivains d’une façon méthodique, dans des volumes à bon marché. On dressa, séance tenante, et non sans grands débats, comme vous pouvez croire, une liste des quarante plus grands écrivains français, — le chiffre 40 est fatidique chez nous en littérature, — on résolut de les partager entre 40 noircisseurs de papier en tenant compte des affinités électives ou des sympathies qui donneraient du piquant pour le public à ces conjugaisons d’un mort et d’un vivant. Et voilà comment G. Paris fera Villon, E. Augier Corneille, Caro Descartes, Zola Rabelais, Brunetière Bossuet, Halévy Marivaux, Pailleron Beaumarchais, Renan Lamennais (c’est la perle, le clou !), A. Dumas George Sand, Taine Sainte-Beuve, Bourget Stendhal, J. Simon Thiers, etc.. Pour ma part, je rompis des lances pour faire inscrire sur la liste de Maistre qu’on avait, omis, et, comme conséquence, je dus m’en charger [17]. Ce seront de petits volumes cartonnés à 2 francs, tirés à 10 000 exemplaires, et le peuple français n’aura plus d’excuses s’il ignore ses gloires. Voilà à quoi j’occupe mon été.

Je vais nonobstant tirer un pied de cochon pour aller voir le littoral de la Mer Noire, que je ne connais pas encore, Odessa, la Crimée, Sébastopol aux grands souvenirs. Je viens d’envoyer aux Débats les notes de ma course en Bohême, mais les Débats ne pénètrent pas aux Angles !

Est-ce que les Venaissins prennent les mœurs de nos Russes, est-ce qu’ils font parler le « Coq rouge ? » Je viens de lire dans une Gazette que les forêts (oh ! ces méridionaux !) de votre voisin des Issarts flambaient. J’espère que le feu n’aura pas gagné vos garrigues. Quand les reverrai-je ? Quand y reporterai-je mes cheveux grisonnants, — car ils grisonnent ferme, — et mon amitié toujours bon teint ? Comptez sur cette dernière, mon cher ami, vous savez qu’elle est sourde à cette vilaine musique des heures, qui couvre peu à peu toutes les belles chansons d’autrefois.


A Armand de Pontmartin


Vers 1886.

... Je me figure que, lorsque vous regardez de votre ermitage les transformations rapides et les chutes de ce temps, vous devez parfois vous sentir plus burgrave que Job, vous devez dire à Henri comme Job à Otbert :


... Fils,
Mon pays me fait mal, je regarde ma race,
Ma race me fait peur.


On nous montre en ce moment l’œuvre de Delacroix, un qui voulait avec son pinceau ce que vous avez voulu avec votre plume. Cela a l’air de dater de trois siècles ; les peintres très forts et très pratiques d’aujourd’hui y viennent rire en compagnie. Moi, je suis tout bêtement séduit par cette orgie de rêves, de passions et de grands efforts, par ces lions à crinières rouges et ces lions à redingotes pincées, ces Croisés, ces émirs, ces Sardanapales. J’ai pensé à vous, là ; vous y eussiez été plus jeune encore que moi, chez vous ; vous m’auriez dit comment c’étaient toutes vos idées et tous vos sentiments qui palpitaient dans les tableaux de votre contemporain, et que personne ne comprend plus. Après quoi, je vous aurais fait lire un numéro de la Revue indépendante, des vers de Stéphane Mallarmé et de la prose de Paul Verlaine, l’illustre auteur des Chairs molles..., et vous auriez couru d’une traite à la gare de Lyon, épouvanté.

Adieu, cher maître, j’ai abusé de l’occasion et je suis inquiet : vous refusez, me dites-vous, les lettres des excentriques, des provinciaux et des curés. Je ne suis pas provincial, — ce qui a du bon, puisque c’est synonyme de propriétaire, — ni curé, ce qui est peut-être encore meilleur, mais je ne suis pas sûr d’échapper à la première rubrique.

Chargez-vous cette fois de mes amitiés pour Henri et croyez à ma vieille et respectueuse affection.


Au même


Paris, 31 décembre 1886.

Mon cher et respectable maître,

Je vais donc faire des efforts herculéens pour entrevoir le numéro de janvier des Lettres et les Arts, sûr d’être bien récompensé de ma peine. Mais savez-vous que lire cette revue est un des problèmes les plus difficiles à résoudre pour un Parisien ? Je ne connais qu’un moyen infaillible : aller la feuilleter à Odessa, où j’ai relevé un abonné, être mythique, le seul que je connaisse au monde. A Paris il y avait trois juives riches et affolées de littérature, abonnées l’an dernier ; je sais qu’elles n’ont pas renouvelé. Rothschild doit recevoir cette publication, mais il est en grand deuil et ne reçoit personne autre. Pensez donc : 300 francs par an, 30 francs le numéro ! Plus une armoire spéciale pour loger la collection de l’année, ce qui porte l’abonnement à un millier de francs ! C’est un problème pour tous les gens de presse que la durée de cette entreprise ruineuse. Et cela par un temps bien hostile aux débitants de prose...

J’espère que le Rhône s’est décidé à sortir de chez vous et qu’il aura fécondé vos garrigues en tordant ses cheveux. Il faut vous souhaiter de ne pas revoir cet hôte en 1887 et joindre à ce souhait tous ceux que je fais pour votre santé, votre infatigable labeur et votre repos. Avec ces trois équivalents, on amalgame presque du bonheur. Veuillez transmettre une bonne part de mes vœux amicaux à Henri et croyez-moi toujours, cher maître.

Votre dévoué serviteur.


Au même.


Paris, 25 avril 1887.

Mon cher maître.

Vous seriez justement surpris de ne pas recevoir mes compliments et mes vœux, au moment où vous fêtez cette millième Semaine, qui nous donne à tous un si bel exemple de travail et de perpétuelle jeunesse d’esprit. C’est bien le cas de l’appeler un jubilé : le mot sera juste pour ceux qui ont le bonheur, — ou le malheur, — d’avoir lu ces Semaines depuis la première, et que votre plume étincelante a fait si souvent jubiler. Ce que j’admire le plus dans cet effort continu, c’est que vous n’ayez pas depuis longtemps lâché votre sceptre, pris d’un invincible dégoût pour la vanité de la littérature. Quelle pyramide de livres oubliés ces mille articles doivent représenter à votre mémoire ! Que d’ossements en poussière ! Quelle vision d’Ezéchiel ! Comme ce digne prophète, vous les avez appelés, vous les avez fait vivre un instant ; mais aujourd’hui ? Si vous vouliez les ressusciter, ils se mêleraient dans une lamentable confusion ; vous évoqueriez un fantôme construit avec un torse de Ponsard, une côte de Viennet, un cartilage de Reboul, un tibia de Ducray-Duminil, et un péroné du vicomte d’Arlincourt. Vanité des vanités !

Pourtant vous continuez et vous continuerez. Vous n’arrêterez pas votre liste, comme un de vos grands amis, au chiffre fatidique de mille et trois. Je parie pour un beau tournoi entre le Chevreul de la chimie et celui de la critique. Notre temps est bien encourageant pour les octogénaires. On n’y fait quelque figure qu’en approchant de ce tournant ou en le dépassant. A qui appartient le monde ? Guillaume, Moltke, Bismarck, Gladstone, Deprétis, Grévy, Lesseps, Chevreul, Hugo naguère, Mac Mahon, Madier de Montjau, Delaunay, Maubant, Sarah Bernhardt... Tous octogénaires ou presque, ceux qui sont en scène. Tout pour le burgrave Job ; le petit Magnus n’a même pas le droit d’élever la voix. Faites bien longtemps votre partie dans ce chœur vénérable, cher maître ; continuez à nous juger avec l’indulgence que donne la longue pratique des péchés littéraires ; continuez à mêler un peu de sympathie pour l’avenir à vos regrets si légitimes du passé. C’est la grâce que vous souhaite un de ceux que vous avez formés ; s’il n’est pas toujours le plus docile, il est bien certainement le plus attaché à son vieux maître et il vous prie d’en agréer l’assurance.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Copyright by Raymond de Vogüé, 1922.
  2. Voyez la Revue du 1er mars 1922.
  3. Voyez la Revue du 1er novembre 1882.
  4. Le Volga.
  5. Voyez la Revue du 1er janvier 1883.
  6. Le cardinal Perraud, évêque d’Autun.
  7. Le Comte de Chambord.
  8. F. Sarcey.
  9. Voyez les Nouvelles Orientales, 1 vol. ; Nelson.
  10. Henri Martin.
  11. Voyez Souvenirs d’un vieux critique, cinquième série, 1 voI. in-18 ; G. Lévy.
  12. Victor Hugo.
  13. Le Roman russe, 1 vol. in-16 ; Plon.
  14. Il s’agit des Princes d’Orléans. Les Chambres votèrent la loi d’expulsion en juin 1886 : l’article 1er interdisait aux chefs des familles ayant régné sur la France et à leurs héritiers directs dans l’ordre de primogéniture de vivre sur le territoire de la République française.
  15. Il s’agit d’une réception chez le Comte de Paris.
  16. Voyez dans les Souvenirs d’un vieux critique, huitième série, ! vol. in-18 ; C. Lévy, l’article sur le Roman Russe.
  17. L’étude de E.-M. de Vogué sur Joseph de Maistre resta inachevée. Ce fut M. Georges Cogordan qui publia dans la collection Hachette le volume sur J. de Maistre.