Lettre à Armand et Henri de Pontmartin (1857-1909)/01

Eugène-Melchior de Vogüé
Lettre à Armand et Henri de Pontmartin (1857-1909)
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 45-78).
LETTRES
À
ARMAND ET HENRI DE PONTMARTIN
(1867-1909) [1]

Des lettres que nous publions avec l’autorisation de Mme la comtesse de Pontmartin, treize sont adressées à Armand de Pontmartin, les autres à son fils Henri. Quelques jours après la mort d’Armand de Pontmartin, le vicomte E.-M. de Vogué publiait dans le Journal des Débats, — le 4 avril 1890, — un article de souvenirs sur le critique des Samedis [2]. Nous en détachons ces lignes :

« Il avait épousé une personne du Vivarais et habitait une partie de l’année dans nos montagnes. C’était à peine vingt minutes de marche, pour l’aller trouver de l’autre côté d’un rideau de pins sur un coteau. Derrière ce rideau de pins, s’est levé pour moi le monde de l’imagination et de la poésie. Le comte Armand était le créateur et le révélateur de ce monde : il en venait tout droit avec sa silhouette fantastique ; on l’eût dit découpé dans une des gravures de Tony Johannot, celles que j’admirais sur son exemplaire des Contes d’Hoffmann, un des livres de chevet du vieux romantique... Il m’apprenait à lire les vers de ses illustres amis : ce n’était plus la chose morte qu’on lit sur le papier, mais l’écho vivant des voix divines, communiqué par ce Moïse qui descendait du Sinaï. Quand il s’éloignait après m’avoir reconduit au bout du verger, sa taille grandissait de toute la hauteur des demi-dieux qu’il personnifiait ; je voyais leurs ombres fuir sous les mûriers avec la sienne. Les ayant connus par lui, je n’ai jamais pu les séparer de sa personne... J’ai su par cœur tout ce que Pontmartin écrivait à cette époque ; il était la source de toutes mes connaissances et la règle de tous mes jugements. »

De son mariage avec Mlle de Montravel, Armand de Pontmartin avait eu un fils, Henri, qui naquit à Avignon le 21 novembre 1844 et mourut aux Angles, dans le petit manoir patrimonial situé au bord du Rhône, le 19 septembre 1916. Henri de Pontmartin, après d’excellentes études au lycée Bonaparte (aujourd’hui Condorcet), remporta comme son père des succès aux concours généraux. Licencié en droit, il entra à l’Ecole des Chartes dont il sortit le deuxième.

E.-M. de Vogüé avait fait ses études au collège d’Auteuil dans une pension tenue par des ecclésiastiques, qui était à cette époque en grand renom et disputait aux Jésuites de Vaugirard une partie des enfants du faubourg Saint-Germain. Après son baccalauréat, il resta trois ans à Gourdan, dans le château où s’était écoulée son enfance [3].

Reconstruit au XVIIIe siècle, Gourdan, avec ses pavillons et ses terrasses, était une vaste demeure perdue dans les Cévennes. Dans cette solitude qu’on a comparée à celle de Combourg, l’adolescent se mit à apprendre avec une véritable fièvre, lisant tout ce qui lui tombait sous la main, poètes et prosateurs, anciens et modernes, les chefs-d’œuvre classiques et les productions contemporaines, prenant des notes sur toutes ses lectures. Il se passionna pour la philosophie, la philologie, les sciences naturelles, la politique, le Moyen âge, la Renaissance, les voyages, mais surtout pour l’art et la poésie. Il ne sortait jamais sans un volume de Lamartine, d’Hugo, de Musset ou de Vigny

Il ressentait une grande joie lorsqu’une ou deux fois par an Henri de Pontmartin arrivait. Entre les deux jeunes gens, c’était un déluge de discussions, de citations, de vers, de thèses interminables déroulées pendant de longues promenades et prolongées la nuit dans la vieille bibliothèque. Eugene-Melchior garda de ces heures de communion intellectuelle un souvenir profond ; il voua à son ami une affection solide qui ne se démentit jamais.

La vie les sépara. Tandis qu’Henri de Pontmartin passait son existence aux Angles, E.-M. de Vogüé vécut à l’étranger de 1871 à 1882. La correspondance que nous publions, — elle s’étend de 1867 à 1909, — embrasse une grande partie de sa vie [4]. Nous suivons le diplomate dans les chancelleries de Constantinople et de Pétersbourg, le voyageur sur les routes de Syrie et de Palestine, dans les steppes et les forêts d’Ukraine ; à partir de 1883, nous trouvons l’écrivain installera Paris, nous assistons aux divers moments de sa pensée, à la genèse de ses écrits ; nous le voyons s’intéresser à la vie intellectuelle, politique et sociale de son pays, retourner en Ardèche pour y assumer pendant une législature la charge de député, reprendre ses courses à l’étranger dès que ses multiples occupations lui en laissaient le loisir.

On retrouvera dans ces lettres la profusion d’idées, la belle imagination, le goût des grands espaces qui donnent à l’œuvre d’E.-M. de Vogüé un accent si particulier. On y verra combien l’auteur du Roman russe aimait ses amis, — le chagrin qu’il éprouve à la mort d’Albert Sorel et de Brunetière l’atteste, — et avec quelle fidélité il s’adressait au témoin des années disparues pour lui payer largement la dette du souvenir.

R. V.




A Armand de Pontmartin


Gourdan, 17 septembre 1867.

Monsieur,

Je ne veux pas laisser se perdre le souvenir de la bonne hospitalité que j’ai reçue aux Angles sans vous en remercier encore une fois. Je voudrais pouvoir le faire à la Mûre [5] où l’on m’a dit avoir quelque espoir de vous posséder, mais je sais que c’est là une bonne fortune trop rare pour le Vivarais et je comprends à merveille qu’on hésite comme le faisait ce bon Henri avant de quitter le beau ciel du Comtat pour nos brumeuses montagnes.

Maintenant, les relations sont très suivies entre la Mûre [6] et Gourdan, et tous les jours nous nous réunissons tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. Henri est si bon, si amusant, si attractif, que je me demande comment je fais pour tuer les dix ou onze mois de l’année que je passe sans le voir. Encore son cousin me l’a-t-il soustrait hier soir pour cinq ou six jours. Enfin, j’espère que rien ne s’opposera à l’accomplissement de mes projets cet hiver et que je pourrai aller chercher avec lui à Paris un peu de travail et de vie, surtout cette fièvre intellectuelle qui ne règne que là, et où l’on puise à mon âge ces fortes pensées dont, selon le moraliste du XVIIIe siècle, le reste de la vie n’est que l’accomplissement. Mon plus grand plaisir sera alors d’aller retrouver avenue Trudaine l’accueil affable des Angles, mais non pas, hélas ! le ciel et la lumière de cette chère Provence où vous m’avez fait les honneurs du soleil.

Recevez-en mes remerciements et agréez, monsieur, mon affectueux et respectueux souvenir dont Mme de Pontmartin voudra bien prendre une part.


A Henri de Pontmartin


Péra, 2 décembre 1871.

Mon cher ami,

Voici de votre part un long et inexplicable silence interrompu seulement par la lettre de faire part qui m’annonce la mort imprévue de votre pauvre Prosper ; quelle affliction terrible pour votre tante, et quel acharnement met la mort à visiter les vôtres !

Moi, je ne faillirai pas à vous écrire ma lettre accoutumée du 2 décembre. Le 2 décembre ! au train où vont les choses, nous ne saurons bientôt plus ce que signifiait cette date ; les rancunes et les colères qu’elle inspirait à nos vingt ans sont déjà des cendres froides ! Pour nous deux, du moins, elle reste toujours un point de repère, une borne dans ma route vagabonde qui m’invite à m’asseoir pour causer un instant avec vous. Quels contrastes, mon Dieu ! dans cette vie étonnée que me fait le hasard ! Il y a un an, à pareil jour, je vous écrivais dans ma petite chambre de Fashlossbergstrasse, aux quatre murs nus et tristes ; au fond, l’ofen bourré de charbon, le feu lugubre qui ne sait pas les joyeuses chansons de la bûche de chêne, parvenait à peine à me réchauffer ; ma fenêtre donnait sur la misérable rue d’un faubourg ; devant moi, un chantier de démolitions avec sa lanterne blafarde ; plus loin, une vieille tour sévère de l’empereur Othon ; et de la neige, beaucoup de neige, et le froid gris et maussade de l’Allemagne, et le malheur, la captivité, le pressentiment obscur qui envahit l’âme à la veille des catastrophes, afin qu’elle ne s’y brise pas d’un déchirement trop soudain ; pour toute distraction, dans la rue, le boucan d’un sergent saxon qui passait à neuf heures, avertissant les prisonniers de rentrer chez eux [7].

Est-ce bien le même homme qui vous écrit aujourd’hui d’une chambre amoureusement capitonnée de tapis de Smyrne et prenant son jour sur le plus merveilleux panorama du monde ? Au-dessous de moi, la Corne d’Or disparaissant sous les navires pressés, et devant Stamboul la pointe du Sérail voilée sous les cyprès et les platanes, le dôme trapu de Sainte-Sophie ; à gauche, le Bosphore se perdant dans la mer de Marmara et les gradins étages de Scutari ; au second plan, les îles des Princes baignant mollement dans cette belle mer leurs coteaux tout semés de maisons grecques ; et, comme dernière ligne à l’horizon, la chaîne des montagnes de Bithynie dominée par les neiges de l’Olympe et encadrant ce tableau sans égal. Villes, mers, montagnes, tout ce qui fait la grâce et la splendeur d’un paysage s’y mêle, et ce qui donne un caractère unique à ce spectacle, c’est qu’on y sent la mer circuler de toutes parts, là même où on ne la voit pas ; dès qu’un rayon de soleil tombe d’aplomb à droite ou à gauche, il fait jaillir une flaque d’eau éclairée ; c’est une mer nouvelle qu’on ne soupçonnait pas, le golfe d’Ismith, un repli du Bosphore ou de la Marmara.

Cependant le soleil, un soleil de juin, entre turbulemment par la fenêtre grande ouverte et joue sur les vives couleurs de mes portières de Caramanie ; à peine si j’ai pu trouver un jour de lanterne sourde pour relire Novembre.

Donc, quel abime apparent entre le soldat prisonnier de Magdebourg et l’attaché d’ambassade de Constantinople ! et ce n’en est pas moins le même homme qui vous écrit, mon cher Henri, inquiet, assombri, merveilleusement habile à se torturer lui-même, faisant peu d’estime de sa brillante position, et ne désirant pas autre chose, sûr qu’il est d’être aussitôt las de tout... En somme, cette existence que vous semblez croire si éblouissante et qui l’a été en effet un moment à Thérapia, ne s’est jamais tant rapprochée de celle de Gourdan ; depuis que nous sommes à la ville, je ne quitte guère ma table de travail, sauf pour faire quelques promenades solitaires à cheval dans Stamboul ; le soir, même quand je ne vais pas dans le salon où se passent depuis bien des mois les seules bonnes heures de ma vie, je reste à écrire sous ma petite lampe, tandis que mes camarades sont au théâtre ou ailleurs, et au milieu des mêmes vieux livres que vous savez, il ne tient qu’à moi de me croire encore dans la sombre bibliothèque où naissaient les vers d’Ugolin [8], échauffant les murs moisis d’enthousiasme et d’espoir. Hélas ! pour me détromper, il suffit d’appeler mon imagination qui ne répond plus ! Les idées, les images, les poésies qui illuminaient ma vie austère sont mortes comme mes espérances d’autrefois. Le vase a été tellement cahoté de par la vie, il s’est heurté à des fortunes si diverses que, par mille fêlures, toute la forte liqueur a fui : il reste vide et encore un peu sonore.

Ah ! que vous aviez raison, mon ami, le jour où vous me disiez que je n’avais fait que descendre depuis mes dix-huit ans ! je me fais l’effet d’un revenant qui ne serait plus un esprit, comme dirait votre père.

Depuis quelque temps, mon oncle [9] m’occupe par d’assez lourdes besognes ; ce sont surtout des études sur les dissensions religieuses si subtiles et si complexes de ces Orientaux qui sont les dignes fils des Byzantins, et qui ont gardé d’eux la tradition et l’amour des hérésies disputeuses. Tout cela se mêle par bien des points à notre politique et présente un certain intérêt. Plaignez-moi, mon ami, vous voyez que je deviens un homme sérieux.


A Henri de Pontmartin


Constantinople, 31 mars 1873.

Mon cher ami,

Le voilà donc ce livre : il est sorti, comme disent les Italiens dans leur langue expressive, et c’est vous qui l’avez voulu. Le jour où libre enfin de partir pour mes courses lointaines, je vous ai demandé de venir les partager avec moi, vous m’avez répondu qu’un devoir impérieux vous retenait en France, mais vous m’avez fait promettre de vous rapporter un récit fidèle de mes caravanes et je ne vous faire tort ni d’une impression ni d’un étonnement. J’ai vaillamment accompli ma promesse, je vous assure, j’ai dû me la rappeler bien des fois durant les soirées de la tente, après une longue journée de cheval, pour lutter contre le sommeil et prendre la plume. Il en est résulté un gros volume de notes recueillies sans ordre et sans suite au hasard de l’heure, sous la tente, sur une table d’auberge ou un pont de bateau, sur le pommeau de la selle et le bât du chameau, sur les colonnes brisées de Baalbeck et de Karnak. Parfois la pluie ou les retards du voyage me laissaient le loisir de rêver et d’écrire : plus souvent, quand mes moukres attardés me pressaient de quitter l’étape, j’indiquais d’un mot des idées dont j’ai peine aujourd’hui à retrouver le fil. Enfin je vous l’ai rapporté comme je l’avais promis, ce pauvre compagnon bien sali, bien illisible, bien avarié par les pluies et les mois passés dans les fontes de ma selle. Alors vous m’avez dit : il faut publier cela !

Vous savez si j’ai bondi d’abord à l’idée de jeter dans une vitrine de libraire toutes ces intimités. Je vous ai opposé les mille raisons qui m’en devaient détourner. On croit communément en France que tout a été dit sur l’Orient, que le Sphinx a livré tous ses mystères, qu’il n’y a plus rien à faire de ce côté. A moi plus qu’à un autre il était téméraire de venir parler de la Palestine, quand de remarquables travaux signés du même nom qui figurera en tête de ce livre l’ont décrite avec tant de science et d’amour. Je serai forcément incomplet. Des convenances de situations, la nécessité de ne pas troubler l’œuvre laborieuse, faite surtout de prudence et d’abnégation, qui se poursuit ici, m’obligeront à réserver mes appréciations sur les hommes et les choses de la Turquie ; à glisser sur les côtés politiques, administratifs, sociaux et religieux que notre époque demande avant tout aux récits de voyage, vous le comprenez n’est-ce pas ? Mais le public qui n’est pas forcé d’entrer dans ces détails se montrera sévère pour ce livre tronqué. D’autre part, ces études naïvement écrites pour le demi-jour de l’amitié s’effrayent d’une publicité bruyante ; leurs recherches impartiales, partant audacieuses, blesseront bien des esprits, scandaliseront les uns, feront sourire les autres. Et puis, que viendraient-elles faire à l’heure présente, si rude aux lettres et aux choses de l’esprit ? Dans notre pays troublé, affolé de craintes et d’espérances, tout entier aux deuils d’hier, aux préoccupations d’aujourd’hui, aux incertitudes de demain, qui donc voudra s’égarer à ma suite dans le calme du désert ?

Je vous ai dit tout cela et vous ne m’avez pas fait grâce. Vous m’avez répondu avec raison, je l’avoue, que de cet Orient soi-disant si épuisé on ne sait pas le premier mot chez nous ; que depuis les classiques, Chateaubriand, Lamartine et les autres, il s’est assez transformé pour fournir matière à de nouvelles investigations. Vous m’avez rappelé que toute œuvre consciencieuse est sûre de trouver un petit nombre d’amis inconnus, d’esprits de même famille qui la fêtent en secret. Enfin, vous m’avez fait valoir cette considération qu’un récit de voyage est chez nous œuvre d’utilité publique s’il peut inspirer aux jeunes gens de loisir et de fortune le goût des pérégrinations lointaines. Le Français ne sort plus de son boulevard où il voit tout à son image ; on s’en aperçoit tristement dans ces contrées reculées dont nous avons oublié le chemin et où notre langue, nos mœurs, nos idées, notre action perdent chaque jour du terrain au profit des peuples voyageurs : et plus tristement encore chez nous où l’on se fait, de l’autre côté de la frontière, les idées les plus fausses, sinon les plus grotesques. Nous avons chèrement payé le droit de nous dire ces vérités.

J’ai donc cédé en partie au moins ; je n’ai pas essayé d’écrire un livre ; la plupart du temps, j’ai transcrit ce journal tel qu’il a été fait, effaçant quelques lignes trop personnelles, accentuant quelques idées et quelques recherches qui me tiennent plus particulièrement à cœur, rectifiant quelques assertions d’après mes devanciers. Je le répète, cette œuvre ne s’adresse qu’aux rares esprits comme le vôtre, impartiaux, calmes et désintéressés, regardant passer les choses de ce monde avec un sourire parce qu’elles ne valent pas mieux, amoureux seulement d’art et de poésie, de vérité et de lumière. Je viens des sources où l’on en trouve et je leur en apporte un peu, telle qu’il m’a été donné de l’y puiser. Si même ceux-là me faisaient mauvais accueil, il me resterait encore la meilleure récompense d’une entreprise de ce genre : le plaisir d’avoir vécu un peu plus longtemps parmi ces chers souvenirs. Que de fois, durant les journées grises et sombres de nos climats moins bénis, je suis retourné en pensée dans la bienheureuse Egypte me réchauffer à son clair soleil !

Quand c’était l’âme qui était grise et triste, je revenais en Palestine, la terre des consolations divines et des apaisements. Enfin, mon cher ami, vous me croirez sans peine, si je vous dis que ma meilleure tentation a été de causer plus longuement avec vous ; en revoyant ces notes écrites d’abord pour vous, j’ai cru bien souvent, malgré tant de terres et de mers qui nous séparent, reprendre nos ardentes causeries d’autrefois durant ces jeunes soirées déjà si lointaines que nous passions au coin de mon feu dans la vieille bibliothèque, à lire nos poètes chéris, à deviser de voyages et d’histoires, de projets et d’espérances, mettant nos deux vingt ans ensemble pour apprendre la vie et la parer de plus de rêves ; j’ai cru plus d’une fois m’appuyer sur votre bras par les matinées de printemps dans le petit chemin dont chaque pierre a gardé une de nos joies, un de nos mauvais vers et un de nos bons rires ; vous savez : le petit chemin qui monte entre les pins de la Grasse, et que nous ne referons plus [10].


A Armand de Pontmartin


Paris, vendredi, novembre 1874.

Monsieur et cher maître,

Je viens déjà vous demander de vous souvenir de vos bonnes offres d’hospitalité et j’en userai avec une indélicatesse d’autant plus révoltante que j’irai m’imposer chez vous avec ma progéniture... littéraire s’entend. Voici mon cas. Pendant cette première quinzaine parisienne qui a passé comme une minute, j’ai eu de longues conférences avec mon oncle, qui a voulu revoir avec moi le manuscrit soumis à son crayon rouge. Je l’ai trouvé, comme il appartient à un esprit aussi ouvert et aussi tolérant que le sien, plus facile que je ne m’y attendais. Moyennant quelques concessions secondaires, il m’a accordé le bon à tirer. Mais après m’avoir indiqué ses restrictions dans le domaine des idées où je lui avais reconnu toute compétence, il ne m’a pas caché que certains côtés littéraires l’inquiétaient et, sachant la vieille amitié qui nous lie, il m’a vivement conseillé d’aller vous trouver et vous demander votre plus sincère avis. Il se reconnaît lui-même trop étranger au courant littéraire actuel pour pouvoir prononcer un jugement motivé : vous qui, par métier, tâtez le pouls tous les matins à la littérature contemporaine, vous déciderez si l’enfant est né viable et s’il lui faut un berceau ou un bocal.

Je compte donc prendre le rapide un soir de la semaine prochaine et aller vous demander la permission de vous ennuyer quarante-huit heures de ma prose. Si vous condamnez mon ours, comme dit Henri, je trouverai du moins aux Angles le bon air, le calme, les promenades sous les marronniers et peut-être un peu de soleil dont j’ai oublié ici la couleur. Si vous deviez vous absenter la semaine prochaine, je vous serais bien obligé de me le faire savoir. Sinon, j’écrirai à Henri pour réclamer son équipage le jour de mon arrivée. Votre cheval ne s’étonnera pas d’être réquisitionné pour porter un manuscrit [11]. A bientôt donc, monsieur, et mille respectueuses amitiés.


Au même


9 octobre 1876.

Mon cher Maître,

Je viens de lire le journal qui porte l’étoile de M. Janicot, étoile qui ne sera pas de longtemps, je le crains bien, la Polaire de la France. Il faut, en vous remerciant, que je vous fasse un reproche : vous n’avez pas été assez sévère pour moi [12], Je sais mieux que personne « les taches qui déparent mon ouvrage. » Je sais combien c’est encore l’œuvre inexpérimentée d’un enfant et pour le savoir je n’ai qu’à regarder dans ce miroir que tout écrivain porte au fond de son cerveau plein d’images idéales qui deviennent noires et contrefaites, dès que nous les touchons avec notre vilaine encre. Heureux ceux qui peuvent, comme vous, mettre sur le papier les filles de leurs rêves avec toute leur beauté, peut-être, diront les grincheux, parce que vous écrivez avec de l’encre blanche !

J’en appelle donc devant ma conscience littéraire de l’extrême indulgence de mon juge : mais je suis profondément touché, parce que je comprends bien que le critique s’est effacé sans trop s’en douter derrière le vieil ami qui m’a vu grandir auprès de lui, et que le cœur s’est ouvert aux dépens des yeux. Peut-être aussi y a-t-il dans vos éloges un peu d’un autre sentiment : la joie du prédicateur qui aperçoit enfin quelqu’un dans son église et le canonise du coup... Aussi êtes-vous tout heureux quand à l’appui de votre thèse une pauvre recrue marche sur vos traces... et s’essaye à mettre une plume de fer sur son casque d’acier. C’est sur le .compte de ces deux bons sentiments, l’amitié et l’amour du drapeau, que je dois mettre votre trop grande bienveillance. Mais je sais qu’indulgence oblige, que je dois m’appliquer sans retard à mériter ces éloges prématurés. Et tenez, ce soir même votre article m’a fait l’effet d’un salutaire coup de fouet. J’étais engagé à aller voir La belle Hélène : au lieu de voir jouer Dupuis, j’ai joué moi-même les jeunes Scipions en rentrant incontinent, — (c’est conciliable) — pour allumer ma lampe et piocher un travail que j’ai sur le chantier. Je veux creuser mon sillon assez profond pour que les nouvelles couches qui sont en train de nous prendre nos champs, s’arrêtent du moins avec respect en y trouvant les grands ossements dont parle le vieux Virgile. Je vous quitte donc, mon cher Maître, pour me remettre à la poursuite de ces enragées d’idées qui volent toujours plus haut en ne nous laissant que quelques plumes aux doigts : exercice éreintant, mais d’une saine et délicieuse fatigue, la meilleure de toutes celles que j’ai essayées, — et le diable sait s’il y en a ! J’irai vous remercier mieux aux Angles dans quelque temps, quand il n’y aura plus de soleil ici et qu’il faudra aller en chercher chez vous. Amitiés à Henri en attendant, et pour vous, cher Maitre, sentiments de reconnaissance et de respectueuse affection.

Votre tout dévoué.


N.-B. Je voudrais avoir la place de vous raconter un dîner que j’ai fait hier chez Baudry avec cet endiablé d’About ; ç’a été un feu d’artifice incessant, mais on a peur tout le temps que les baguettes vous retombent sur la tête ; et on sent la poudre de mine : décidément, ce n’est pas là encore le vrai esprit français. Du reste, à part la pose continuelle d’About pour le roi Voltaire, c’était une soirée charmante : nous dînions dans l’atelier de ce grand et excellent maître qui a le tort de n’être pas mort au milieu de ses reproductions de la Sixtine commentées par quelques peintres di primo cartello ; et Reyer nous jouait une partition exquise d’un opéra inédit.

Encore une nouvelle qui vous rajeunira : il y a un étudiant de Toulouse âgé de vingt-deux ans et d’un drame en vers en cinq actes qui a pris le coche sur la place du Capitole, a débarqué tout droit avec son manuscrit chez M. Perrin et a été reçu d’emblée.

Place aux jeunes !


A Henri de Pontmartin


Saint-Pétersbourg. 21 janvier 1877.

Mon cher ami,

Vous attendez ma première du Pôle : la voilà, à condition que vous me retournerez du soleil : courte d’ailleurs, car il est deux heures, le courrier de cabinet part demain matin, et c’est le seul moyen de vous faire des confidences qui ne profitent pas à la IIIe section et au général P...

Pas le temps de se sentir vivre et de s’observer depuis quinze jours : une course folle en traîneau, dans un mirage de neige, une pluie de cartes, cent figures nouvelles par jour, rien de précis encore, des silhouettes d’impressions.

Il faut vous dire tout de suite, pour vous expliquer ma vie à la vapeur et vous dire très franchement, sans pose, que je suis ici l’objet d’un engouement inexplicable : la Revue est le meuble de fondation de tous les salons, et on ne la coupe pas seulement, on la lit, d’un bout à l’autre ; des femmes, qui lisent Rawlinson et Maspéro, Strauss et Janet, avalent les Pharaons comme un simple roman de Feuillet [13]. Donc il paraît que j’avais ici une certaine notoriété ; le lendemain de mon arrivée, à la présentation à la cour du premier de l’an, l’Impératrice [14] s’est arrêtée devant moi, et, contre tous les précédents, m’a complimenté longuement sur le Mont Athos. Vous savez ce qu’est cette société à la Louis XIV, où l’opinion c’est le mot d’ordre qui part d’en haut.

Deux heures après, les paroles souveraines avaient fait le tour des salons, j’étais emballé. Le lendemain le Goloss [15] publiait sur votre pauvre diable d’ami un article pompeux et exagéré, dont je vous enverrais le texte russe, si j’étais un vil farceur, et dont je vous copierai la traduction, si j’ai le temps. Depuis, on se m’arrache. Ceci dit sans fausse modestie comme sans griserie. Tel que je me vois avec le scepticisme que vous me connaissez, j’ajoute que je me plairais difficilement ici. Je sais ce que peut durer un engouement, dans ce pays où on l’aurait inventé s’il n’existait pas, et que piédestaux et statues y sont de neige fondante. Et puis, cela ne fait pas le bonheur. Ce monde étrange et raffiné sera curieux pendant quelques mois, bientôt vide et ennuyeux. Tout y est de surface, je crois... Les hommes... nous n’en parlerons pas. Les femmes... des animaux curieux, supérieurement doués : des cerveaux qui remuent autant d’idées que la coupole de l’Institut mais qui me semblent avoir pris toute la substance du cœur. J’ai recueilli hier avec respect sur la table d’une jeune femme un monument de 750 pages de Janet sur les Causes finales, — lu et fatigué, — de ces livres dont on entend parler chez nous aux quatrièmes pages, comme des remèdes infaillibles, mais que personne n’a vus et dont on doute. Tout à l’heure, une princesse m’a parlé des « idiosyncrasies du caractère, » des mots que les Parisiennes se mettraient à quatre pour dire et elles n’y arriveraient pas. Bref, c’est drôle, mais je crains que cela ne soit que ça, et je condamne d’avance des femmes qui me lisent sans dormir.

Des reliefs extérieurs du pays je n’ai pas encore grand’ chose à dire : on se perd dans une fourrure, on vole en traîneau d’une porte à l’autre, à travers de larges rues désertes, à tournure allemande, où passent de rares masques emmitouflés, où ceux qui se respectent ne circulent jamais à pied. — De — 8 à 10 degrés maintenant ; — 20 les deux premiers jours de mon arrivée. Un seul aspect imposant, la Neva glacée, large de deux kilomètres avec sa longue ligne de quais. Une seule impression de nature polaire : une course en troïka à Cronstadt, sur la mer glacée. Le désert, mon désert, avec de la neige au lieu de sable, du gris au lieu de lumière, des horizons aussi infinis mais partant plus lugubres, des effets intraduisibles à la tombée de la nuit, quand les deux tonalités du ciel et du terrain blanc se fondent et qu’on roule dans une boîte sphérique de cristal laiteux. Des mâts sortant au bout de la neige glacée, comme attendant la cavalerie française du Zuydersée. De sinistres maisons de refuge avec leurs cloches pour les chasse-neiges, des corbeaux, des moujiks souffreteux, c’est à crever l’âme d’un pauvre Oriental et je pleure mon hiver du Caire tous les matins en revoyant la même lumière de limbes à travers mes doubles fenêtres, sur la neige immuable.

Nous nous réchauffions, dans le voyage de Cronstadt, en récitant du Dante avec Nigra [16], qui partage avec moi la popularité littéraire de la localité. Pas l’esprit brillant et sémillant que j’attendais, un sérieux, un triste, très nourri, teinté de sanscrit et de sciences naturelles, un professeur de l’Université de Bologne à enveloppe lourde, mais qui aurait été dans quelques salons. — Deux vues de cour : le 1er et surtout le 6, à la bénédiction solennelle des eaux de la Neva : des haies de grenadiers surhumains, comme triés encore par l’œil de Nicolas, des coiffures militaires sorties des Bouffes, des conseillers actuels dorés et rachitiques, des chambellans avec des clés dans le dos, un monde inconnu chez nous et de fort grand air en somme : l’Empereur surtout, très grand air [17]. J’ai rencontré hier, dans un champ de neige planté de quatre bâtons qui s’intitule fallacieusement le jardin d’été, — jardin public, — le maître de 86 millions d’âmes, se promenant seul avec son chien, gardé par le respect religieux des moujiks et des bourgeois qui s’inclinaient devant lui. J’ai admiré cela, je l’avoue, comme on admire les forces qu’on ne comprend pas, car nous ne pouvons plus même comprendre cet ordre d’idées. — Du reste, on me dit qu’il n’y en a plus pour longtemps : l’auteur le plus lu en Russie est Zola : on me demande partout si je le connais... Je me sens entre deux mondes : je viens de voir la dernière personnification de celui qui s’en va.

Aussi bien, comme je ne peux vous écrire qu’à bâtons rompus, ayant trop de matière, je veux vous parler de ma dernière impression de tout à l’heure : un portrait d’Ignotus qui ne sera pas fait tous les jours, car le modèle est presque invisible dans l’intimité. Il faut vous dire qu’une de mes principales protectrices est la princesse Gortchakow, belle-fille du chancelier. Ce soir, il devait y avoir réception chez elle : j’arrive, la réception est décommandée pour une maladie d’enfant ; je tombe dans la stricte famille ; on me fait bon accueil, je reste. Le vieux prince, qui ne sort jamais, ne paraît pas dans le monde et ne reçoit guère, narrait au milieu de ses enfants. Il était perdu dans une invraisemblable redingote battant les talons, sur un pantalon noir à guêtres serrant le mollet : un portrait des premières années du siècle. Une figure ronde, fraîche, rasée, fine et vive sous ses cheveux blancs de quatre-vingts ans, des lunettes masquant la vivacité du regard : un peu de M. Thiers grand seigneur et Régence. La parole de même, alerte, sémillante, facile, toujours M. Thiers avec un peu plus de XVIIIe, des échappées galantes et sceptiques d’avant 89. Il parlait au gré de ses souvenirs de Rome, de Vienne, de 1830, s’interrompait pour décacheter les dépêches qu’on lui apportait, reprenait ; personne ne soufflait mot : tout se tait quand il est là.

Pas de mots profonds, incisifs, à la Bismarck, à la Guizot, pas de modelé : de la grâce légère, un imperturbable contentement de soi qui perce. Je pensais à un chat qui jouerait avec le lion de Berlin. Le nom de Klaczko est venu sur ces lèvres minces avec une aigreur contenue : il faut croire que le Polonais a frappé juste. Puis le chancelier m’a adressé la parole, m’a fait causer vice-rois et Pharaons, en me sondant avec son regard clair et sardonique : je sentais qu’il croyait me sonder jusqu’aux pieds, tandis qu’il ne me sondait que jusqu’à la profondeur où je voulais qu’il me sondât, et j’ai compris son infériorité dans la partie d’échecs qu’il joue depuis quinze ans avec l’autre, parce qu’il se croit trop sûr du jeu de l’adversaire. Il s’est levé enfin pour aller faire la partie de l’Empereur, en finissant une histoire légèrement ironique sur le Saint-Synode : et je pensais que, quand nous le conduirons sous le dôme d’Isaac [18], il ne restera rien de cette Russie du Congrès de Vienne qu’il domine comme une ombre du passé, au milieu de la nouvelle Russie jeune, âpre, inquiète, incertaine de sa voie nouvelle : rien que les prières archaïques auxquelles il ne croit guère et que les diacres réciteront sur lui dans ce beau chant mineur de la liturgie slavonne. Curieuse figure, malgré tout, faite d’un peu de Voltaire, de Talleyrand, de Thiers, la dernière de cette fine et élégante race de diplomates que nos enfants ne connaîtront plus, remplacée qu’elle sera par les diplomates brusques et précis de l’école Bismarck, — Ignatieff, — sans parler des diplomates démocrates que l’Europe nous envie.

Voilà mon bilan de ce soir : chaque jour apporte ainsi le sien dans cette course folle à travers le monde russe de deux heures à quatre heures du matin, qui ne me laisse le temps ni de réfléchir ni de lire : ce n’est pas le moment de tirer de ces sensations pêle-mêle des jugements d’ensemble. Je voudrais lire en entier l’article du « célèbre critique » que le Journal de Saint-Pétersbourg a reproduit en partie : vous voyez qu’il y a de la gloire pour tout le monde ici. C’est égal, toute cette lanterne magique curieuse et froide ne vaut pas pour moi, même quand elle grandit démesurément mon ombre sur la neige, une bonne espère avec des tourdes sur la montagne qui sent bon au soleil, à votre porte. Heureux V... Voilà le bonheur ! Rappelez-moi a cet ami fidèle, amitiés à mon vieux maître, et poignée de main.


A Armand de Pontmartin


Menton, Hôtel Victoria, mardi.

Mars 1878.

Mon cher Maître,

Les oiseaux du Nord sont arrivés sur les bords de votre belle Méditerranée [19] : ils ont tout de suite pensé à vous. Samedi nous partons pour Cannes à neuf heures et demie ; nous y arrivons à onze heures quarante-sept et nous allons vous prendre pour déjeuner ensemble, si vous voulez bien. Mais où vous prendre ? Prière de faire jouer le fil pour me dire en deux hémistiches votre adresse et si vous êtes libre samedi. Nous sommes attendus ce jour-là chez les B... et nos heures sont comptées. Si vous deviez venir à Nice d’ici-là, prière de me faire signe par le susdit télégramme, hôtel Victoria, Menton ; on vous racontera le couronnement du Pape [20], quelques milliers de verstes à la vapeur en un mois, du Palais d’Hiver au Vatican, de Vienne à Venise et Florence... quatre semaines où nous avons vu plus de belles choses qu’un abonné de la Gazette qui aurait fait de tous ses jours des samedis.

A bientôt de toutes façons : renseignez-nous vite et contentez ma profonde et vieille amitié.

Votre tout dévoué.


Au même.


Villa Borgo, Cap Martin, Menton.

6 avril 1819.

Mon cher Maître,

Henri m’a fait entrevoir l’autre jour, durant les cinq minutes que je passe avec lui chaque année, une espérance qui m’a rendu bien joyeux. Vous voudrez bien, m’a-t-il dit, faire une petite pointe jusqu’à nous. Voilà une dette du fils que le père doit payer suivant l’usage : ce sera la première, j’imagine, que votre fils vous aura fait payer. Forts de cette assurance, nous ne pensons plus qu’à vous attendre. Que vous dire pour vous entraîner ? Nous sommes ici dans un ermitage, mais dans un ermitage de sybarites. Figurez-vous une maison adossée aux forêts de pins du Cap Martin, les pieds dans la mer, toute déserte ; en face, Menton, et à l’extrême horizon Bordighiera ; à gauche, tout le cirque des montagnes qui dominent cette côte ; à droite, la pleine mer. Et sur tout cela un soleil-roi, un millionnaire de soleil, qui paraitra peut-être chose toute naturelle à vos yeux méridionaux, mais qui grise nos yeux pétersbourgeois. Songez, des infortunés qui, il y a huit jours encore, languissaient dans ce cercle de glaces imaginé par Dante comme le plus raffiné des supplices, et qui se réveillent un beau matin en pleine féerie, en plein printemps ! Rien ne peut rendre la volupté de cette transition, les chemins de fer sont pardonnés du coup ; c’est exactement la sensation d’un cantonnier qui se réveillerait dans le lit de Rothschild, ou, si vous préférez, de saint Antoine dans celui de Cléopâtre. Ajoutons vite que la villa, comme par un fait exprès, contient deux chambres actuellement vides où vous vous trouverez suffisamment au large avec un peu d’indulgence. D’ores et déjà vos lits sont faits, vos couverts sont mis, et ma femme ne vous pardonnerait jamais, si vous ne descendiez pas tout droit chez nous. Je me fais un plaisir de présenter au vieux critique le grand poète du Nord, tout le monde nouveau pour lui de Pouchkine, hélas ! traduit en vile prose. Ainsi nous attendons un télégramme ; je vous prends tous deux à six heures à la gare de Menton, je vous emmène dans notre Thébaïde, et je ne vous lâche plus.

Rien à craindre pour le plus sauvage, nous ne voyons pas une âme et vivons en bourgeois retirés avec une simplicité républicaine.

A bientôt donc, cher Maître, mille compliments de ma femme et respectueux, affectueux dévouement.

A Henri de Pontmartin


Aix-les-Bains, maison Bertier, rue de Chambéry,

16 juin 1879.

Mon cher ami,

Mon courroux, qui eût été si justifié, n’est pas la cause de mon silence, mais bien la dévorante activité de Paris où je viens de passer trois semaines fort embesognées. J’ai quitté la villa Borgo, après vous y avoir vainement attendu, vers le 25 mai seulement ; le rapide était si bondé à ce moment que nous avons dû, pour installer ma femme commodément, prendre le simple express de jour et voir contre toutes mes habitudes la Provence de nuit et la Bourgogne de jour. J’ai brûlé Avignon à minuit et je ne pouvais penser à vous déranger à cette heure indue.

Après trois odieuses semaines de mouvement perpétuel à Paris, nous voici arrivés d’hier à Aix pour y achever notre congé dans le repos et le bon air des montagnes de Savoie. C’est ici que vous devez réparer tous vos crimes et vous faire pardonner en nous faisant une bonne visite. Nous repartons le 5 juillet pour traverser seulement Paris et nous trouver à Pétersbourg du 10 au 15, afin d’y attendre les grands événements de la fin d’août. Dieu sait pour combien de temps je ferai mon nouveau bail avec l’exil et le futur président de la R. F. Vous n’avez cette fois aucune raison valable de ne pas venir nous serrer la main dans ce très tranquille séjour : si vous vous décidez, j’irai à votre rencontre à Grenoble pour revoir le Grésivaudan. — Quant à M. votre père, il a un moyen plus simple de changer en bénédictions nos malédictions du mois d’avril ; il recevra en septembre de C. Lévy un volume : les Histoires orientales, pour lequel je lui demande un samedi de faveur. Ce sont les quatre derniers articles, plus un nouveau qui paraîtra à la Revue le 1er ou le 15 juillet. Le volume eût été prêt avant mon départ de France, grâce à la merveilleuse rapidité de mon nouvel éditeur ; mais il est de tradition qu’on ne peut rien lancer avant les vendanges...

Adieu, cher ami, et cordiales poignées de mains.


Tsarskoé-Sélo, 7 août 1819.

Mon cher ami,

Je crois que nous n’avons pas parlé des Mémoires de Mme de Rémusat. N’est-ce pas que c’est palpitant ? ... Il y a longtemps qu’on n’a publié une chose plus curieuse que ce Napoléon en déshabillé... Pour moi, ces notes intimes ne rabaissent pas le géant : dans ses moindres paroles (sans doute défigurées pourtant), il apparaît très peu homme, toujours dans le nuage. Quoi de plus merveilleux que ces trois pages de l’avant-dernière livraison où le Premier Consul raconte sa jeunesse, sa genèse morale, son élévation, les simples et profonds ressorts de sa politique ? Là-dessus, je me suis remis à relire de furia le Consulat de Thiers. C’est vraiment magnifique, consolant et enrageant à la fois ; ce livre valait la statue de Nancy beaucoup plus que la politique douteuse des dernières années d’Adolphe. Ce n’est cependant pas pour cette apologie raisonnée du 18 Brumaire qu’on la lui eût fondue aujourd’hui ; quel magnifique tableau que celui de cette résurrection de la France, revivant à pleins poumons, se retrouvant elle-même dans toutes ses énergies, administrative, financière, militaire, diplomatique et littéraire ! Ne sommes-nous pas un peu cette France d’alors, du Directoire écœurant ? Nous aussi, nous marchons à la nuit tombante, comme ces gens de Judée qui allaient à Emmaüs, « tristes et causant des choses du jour, » de l’espoir évanoui d’Israël. Nous attendons celui dont la parole ardente réchauffera notre cœur, celui qui nous apparaîtra soudain avec l’auréole, les signes du salut, potens in opere, puissant dans ses œuvres. Dieu ! que c’est médiocre, tous ces avocats qui vont jeter des phrases banales à Nancy, en face du sergent prussien qui rit de cette joute aux portefeuilles et se rendort tranquille. Il me semble que si quelqu’un venait maintenant qui parlât haut et ferme, nous serions tous conquis à lui, par ce qui nous reste d’orgueil au cœur et de sang aux veines... Je vis pour quelques semaines dans les bois de sapins de Tsarskoé-Sélo, et y profite du soleil tardif. Peut-être y ramasserai-je quelque chose pour la rue Gutenberg. En attendant, je corrige les épreuves des Histoires orientales [21].

Adieu, cher ami, et poignée de mains.


Tsarskoé-Sélo, 1er septembre 1879.

Cher ami,

Ce soir l’héritier attendu, pressé d’entrer dans ce pauvre monde, est arrivé avant l’heure prévue [22]. Un gros et solide garçon de la vieille fabrique qui ne voyagera pas avec des onguents dans sa malle. Il a coûté bien du mal à sa mère et une rude journée d’angoisses à son père. Maintenant, tout est pour le mieux et je peux employer la formule de rigueur. Vous devinez qu’il s’appellera définitivement Henri, puisqu’il est la mystérieuse réparation de l’anniversaire de Sedan [23]. Je ne puis pas ne pas espérer de cette coïncidence fatidique de singulières destinées pour l’âme qui revient après neuf ans d’absence. Destinées de rachat, de restitution, j’espère, pour l’orgueil que les autres, nous les vieux déjà, n’avons pu sauver.

C’est égal, c’est une rude bataille morale à livrer pour l’homme qui assiste impuissant à cette lutte de la vie et de la mort autour des êtres aimés ; mais c’est superbe, cet impatient qui arrive d’un seul coup aux deux biens divins, la lumière et le verbe, sous la forme de son premier cri en ouvrant les yeux. Comme nos créations de chimères sont peu de chose en face de cette création-type, de ce mystère qui symbolise et résume l’œuvre éternelle de la vie, la raison d’être de l’univers ! Et ce que ce petit rien de maintenant pourra peser dans le monde, si on lui donne le cœur qu’il faut ! Nous y tâcherons.

Adieu, affectueusement à votre père, à vos tantes.


Saint-Pétersbourg, 20 octobre 1879.

Mon cher ami,

Calmann m’écrit que mon volume [24] sera mis en vente à la Librairie nouvelle le mercredi 29. Je vais adresser ma requête à mon juge ; je vous prie seulement de brouiller les dossiers et d’arranger artificieusement les papiers sur la grande table du salon des Angles (que je vois d’ici), de façon à ce que ma sentence vienne au rôle des premières et ne soit pas remise à de trop lointaines vacations. Je compte sur vous pour cela. Songez qu’un malheureux exilé en Sibérie n’a guère à espérer de publicité, sauf d’indéfectibles amis.

Je ne me fais pas d’illusions d’ailleurs sur l’absurdité qu’il y a à lancer un volume en ce moment : il sera d’abord aplati par le voisinage de Mme de Rémusat, lancée, semble-t-il, avec grand talent..., et puis toute la littérature du jour ne se résume-t-elle pas à crier « vive la Commune ! » Car nous y voilà enfin, huit ans après, malgré Maxime Du Camp...


A Armand de Pontmartin


Saint-Pétersbourg, 1er décembre 1879.

Mon cher maître,

Merci pour votre amical et bienveillant Samedi venu si vite à mon aide [25]. Certes, j’aurais eu mauvaise grâce à ne pas céder le pas à M. Double, un frère ! ... Eh quoi ! il y a un courageux jeune homme qui écrit des volumes sur Brunehaut et sur Dagobert à l’envers de ses camarades qui prennent des culottes au club ! Mais c’est un frère vraiment, et si nous nous rencontrions dans la rue, nous nous embrasserions sans nous connaître. Il n’y a, bien sûr, que lui et moi dans Paris pour causer avec les personnages les plus rébarbatifs de l’histoire, Brunehaut ou Thoutmès, Dagobert ou Jérémie II, et pour reconstruire ces squelettes. Encore ai-je pour mon originalité l’excuse de n’être pas millionnaire et de ne pouvoir employer mon temps plus gaîment. Grâce à vous, j’achèterai désormais les volumes de Double fils, et s’il n’y en a qu’un, je serai celui-là. Il me rendra, j’espère, la pareille afin que nous ayons un lecteur chacun.

Encouragé par votre satisfecit, je continue à glaner dans le champ de Mérimée et je prépare en ce moment une étude sur un fils de Pierre le Grand, — une vie aussi curieuse que celle d’un héros de Gaboriau et qui n’a que le tort d’appartenir à ["histoire, puisque le public n’admet pas que l’histoire puisse être aussi dramatique que les élucubrations d’un romancier.

Mais je suis de plus en plus décidé à marcher avec un dédain vignyque pour le jugement de la foule ; les exemples de clairvoyance qu’elle donne aujourd’hui dans tous les ordres d’idées m’y convient... Une autre génération viendra, il vaut mieux la devancer que suivre celle-ci. C’est déjà un grand honneur d’être approuvé par un survivant comme vous de la pléiade qui a tout compris, tout aimé, tout senti : je m’en contente et vous en remercie chaleureusement avec toute ma vieille et bien déférente amitié.


A Henri de Pontmartin


S.-P..., 10 décembre 1879.

Mon cher ami,

Je ne sais si ce mot vous arrivera à travers les neiges qui bloquent le Midi ; bon Dieu ! que d’embarras vous faites là-bas pour quelques malheureux centimètres de neige ! Ma dernière lettre partant par la simple poste, peu tolérante aux informations politiques, je réponds par ce courrier à votre phrase sur l’Impératrice : vos journaux ont rêvé que son mal était au cerveau, il n’en est rien ; elle se meurt d’une maladie de consomption, c’est absolument une lampe qui s’éteint à Cannes.

Vous demandez sans doute ce que vous devez penser de notre Russie. Dame, ça va bien. Jusqu’ici le mal était violent, mais très peu étendu. Il augmentera chaque jour devant l’inertie et l’impéritie du gouvernement. Sous ses apparences de vigueur despotique, ce gouvernement est plus faible (cela ne vous étonnera pas) qu’une république centre-gauche ; faible, parce qu’il manque d’hommes, et il manque d’hommes, parce que rien n’y est organisé en vue de tremper les caractères, tout en vue de les déprimer. Dans leurs proclamations qu’ils envoient audacieusement aux ambassades, les nihilistes exigent, pour déposer les armes, une Assemblée Constituante populaire, élue au suffrage universel.et destinée à appliquer les théories du socialisme pur. On ne la leur donnera pas, sans doute, on ne donnera même pas une méchante constitution à la prussienne du vivant de l’Empereur actuel ; son fils devra la donner ; il sera peut-être trop tard ; en tout cas, cette pâture chimérique ne satisfera qu’un petit nombre de bonnes gens, très petit ici, puisqu’il n’y a pas à proprement parler de bourgeoisie. Ici, plus qu’ailleurs, il n’y a qu’une question sociale ou, pour parler plus juste au point de vue russe, une question agraire : 60 millions de paysans, — mis seulement en goût par l’émancipation, — veulent la terre que possèdent quelques milliers de nobles : quand on tire sur le tsar, leur dieu protecteur, ils sont persuadés que c’est à l’instigation des nobles pour prévenir le nouveau partage des terres que leur destine leur père le tsar. Donc, l’avenir plus ou moins prochain de ce pays, de l’avis des gens les plus intelligents ici, est une guerre agraire à forme russe, une nouvelle Pougatcheftchina. Relisez Pougatchef et vous saurez ce qui se passera un jour en Russie. Vous me direz que cette lettre pourrait être signée M. Josse. Pas tout à fait, car des raisons de situation m’ont impérieusement et impérialement dicté un dernier paragraphe qui devait faire avaler la pilule, mais que je ne pense pas, et qui disparaîtra d’une édition future. La question ainsi posée se réduit à savoir combien de temps la formidable armée du tsar sera préservée du travail de propagande et, partant, propre à écraser une jacquerie. A quel moment, dans cette armée sortie du peuple, les L... et les B... seront-ils assez nombreux pour que la révolte puisse braver les crosses en l’air ? Pas de si tôt, bien certainement, mais ce jour arrivera enfin : si la révolution se fait avant, on pourra l’écraser et en tirer seulement une constitution quelconque pour le plaisir des professeurs ; si elle a la sagesse d’attendre la crise psychologique de l’armée, ce sera une décomposition sociale sans exemple dans l’histoire, car il n’y a dans ce pays de la pyramide renversée d’autre soutien à l’édifice que la baïonnette ; il n’y en a pas d’autre. Dixi...


Au même


4 décembre 1879.

Mon cher Henri,

Merci de vous être fait le commissionnaire de mon volume dans la presse méridionale [26] ; je ne sais comment rendre mes « actions de grâce, » ainsi que disait notre cher abbé Pâlot, à votre père et à vous, pour avoir si magnifiquement retourné le proverbe sur les torts des absents. Je remercie tous les Elysée Méraut qui voudront bien emboîter le pas, sur votre recommandation, au critique parisien. J’ai su que, dans les premiers jours de novembre, une moitié de l’édition, parue le 5, était vendue...

Vous aurez appris par les feuilles publiques la tragique tentative restée heureusement inoffensive qui nous préoccupe tous ici. On causera beaucoup en France de ces quelques mètres de remblai minés ; on ne s’avouera pas que chez nous, c’est tout le sol qui est miné. J’apprends à l’instant les dernières convulsions du ministère en face du programme conventionnel [27] : vous me permettrez de m’en occuper un peu cette fois, car il s’agit pour moi de savoir si, d’ici à quelques semaines, je serai épuré, on si je ne m’épurerai pas moi-même, de guerre lasse. Cela ne peut tarder beaucoup, et j’ai parfois de vives jouissances à l’idée de pouvoir enfin piquer librement ma plume dans ce bon fouillis de nigauds.

Adieu et bien à vous.


Au même


Saint-Pétersbourg.

Mon cher ami,

Etant donné que dans vos provinces, toutes gauches sous la neige, le taureau de fer va moins vite actuellement que nos traîneaux de bergers, la présente arrivera sans doute juste à temps pour vous souhaiter les bonnes fêtes. Mais que souhaiter ? N’est-ce pas l’image de notre pauvre pays, ce ministère, cercle vicieux qui tourne sur lui-même, dont la circonférence est partout et le centre nulle part, soit dit sans comparaison avec le Dieu de Pascal ; ce ministère qui donne la représentation du jour de l’an comme les clowns du cirque, en ressortant de derrière le portant avec de la farine et des toupets nouveaux pour recevoir les mêmes coups de pieds et les mêmes nasardes. Oui, sans doute, j’ai admiré l’article Rémusat, mais surtout je m’approprie la conclusion si vraie : « Rapetisser — finissent. » Car s’il y a une histoire pour enseigner les hommes, s’il y a quelque chose à apprendre d’Athènes, de Rome, de Byzance, de Madrid, c’est que nous finissons. Il reste de nous une belle mousse de vin de Champagne qui pétillera encore longtemps à la surface du monde, mais ce seront les barbares qui boiront le vin de Grèce dans les coupes de Corinthe. Moi aussi, les Mémoires m’ont irrité encore plus qu’amusé. En 1820, en 1830, j’eusse compris cette publication : le monstre était encore chaud, presque menaçant ; il était de l’intérêt public de rapetisser cette ombre scandaleuse. Aujourd’hui, qu’il ne nous reste plus que de la gloire en magasin, le procédé étant perdu, aujourd’hui que la figure est bien casée à sa place, dans son cadre, en pleine histoire, c’est idiot et coupable de la gratter à la dérobée. L’homme qui trouait les Meissonnier au Luxembourg faisait une besogne pareille. J’adore Saint-Simon, et son nom est une perle de notre écrin ; cependant, si je l’avais inédit dans mes papiers de famille, je crois que je ne le publierais pas. J’ai horreur des gens qui touchent à Louis XIV et à Napoléon, parce que je sens bien que nous n’avons plus devant nous de figures pareilles ; et il n’est pardonnable de manger son bien que quand on est sûr d’un héritage encore. Et puis, la justice historique envers un homme doit se mesurer, à un certain moment de l’histoire, non aux souffrances de ses contemporains, mais à la somme de bien ou de mal qui reste de son œuvre pour les neveux ; or le mal de Napoléon s’est effacé sous de bien autres maux ; la défiance de l’Europe s’est changée en indifférence, et nous voudrions bien en être à la frontière de 1815. Le bien, c’est-à-dire la vigoureuse charpente donnée à la France nouvelle, le Code, le Concordat, les Finances, la Légion d’Honneur, l’Institut, etc., tout cela subsiste et nous soutient encore, tant qu’on ne l’aura pas démoli tout à fait. On me dira peut-être qu’il reste le mauvais exemple du 18 brumaire ; il y a aussi celui d’Hercule chez Augias, celui de Marianne, — (la vôtre), — balayant le salon des Angles, celui de quiconque a jamais vidé un évier, une souillarde, diraient vos tantes ! Prenez n’importe quel étranger de sang-froid, donnez-lui à lire l’histoire la plus flattée du Directoire, et demandez-lui ce qu’on pouvait, ce qu’on devait faire des Anciens et des Cinq Cents, si l’on aimait son pays ; je gage que pas un ne variera dans sa réponse. Et ceux qui jouent l’honnêteté avec le cliché du 18 brumaire, trouvent que le 4 septembre est une journée morale justifiée ! Où est la différence ? O partis, comment trouver le courage d’écrire l’histoire quand on vous connaît ! Ne semble-t-il pas qu’une page d’histoire contemporaine applaudie par un seul Français doit être fausse par cela même ?

Mais voilà un singulier entraînement pour une lettre de souhaits. C’est que j’enrage après l’année qui va se faire enterrer civilement. Je lui dois pourtant un fils superbe et un livre qui l’est moins. L’Athénien qui a bien voulu parler du second a tous mes remerciements, j’aurais mauvaise grâce à ne pas être content ; seulement, je m’attendais à tout, excepté à me voir donner une leçon d’orthodoxie avec un texte de Renan. Si X. n’a voulu qu’écraser mon pauvre article avec les trente plus merveilleuses pages qu’ait écrites, peut-être, le maître, c’était un divertissement facile ; mais s’il juge vraiment que M. Renan est plus chrétien que moi, il ne reste plus qu’à envoyer M. Coquille se confesser chez Taxile Delord.’ Bref, je regrette Thureau-Dangin, pour qui j’ai une grande estime, et je vous prie de le remercier de ma part de l’intention.

Adieu, cher ami, vous avez douze jours pour me répondre et votre lettre me trouvera encore attardé dans le passé de 79 ; c’est un calendrier qui me convient à moi qui ai toujours eu les mélancoliques habitudes de la femme de Loth, avec moins de sel, hélas ! Je me retourne encore une fois, de tout cœur, vers ces chères Angles, qui n’ont rien de commun avec Sodome ; j’adresse tous mes vœux amicaux à votre père, et je vous serre la main bien cordialement.


Au même


Ambassade de France.

St-Pétersbourg, 16 mars 1880

Mon cher ami,

Vous vous trompez en supposant que vous n’aurez pas vos cinq minutes annuelles ; vous les aurez pas plus tard que le jeudi — absolu. Nous partons ce samedi 20, — de Paris le mercredi 24, — et jeudi au rapide vous pourrez contempler la caravane d’un infortuné qui ameutera les populations autour d’une nourrice en grand costume russe, kakochnik, etc. On croira que je viens donner des représentations sur la place Henri-IV. Vous comprenez d’avance que vous ne serez pas quitte de la scie de la visite au cap Martin où nous allons passer deux mois.

Adieu, à jeudi, avec beaucoup plus de plaisir que vous ne méritez d’en donner.


Au même


Bobrowo [28], 8 juillet 1880.

Mon cher ami,

C’est merveilleux ! votre gazette est arrivée, c’est tout dire et malgré quelques signes doux au lieu de signes rudes, etc., vous pouvez être fier du succès de votre premier thème russe ; la première lettre que j’adressai ici après six mois de leçons n’est jamais parvenue ; ce n’est donc pas si simple de faire agréer aux postes impériales les orthographes individuelles... Dites à votre père que je viens de lire intégralement Trop Jolie dans le feuilleton du Journal de Saint-Pétersbourg , Gazette de l’Empire. Je doute, par exemple, que ces reproductions lointaines lui rapportent jamais autre chose qu’un surcroit de célébrité. Annoncez-lui en outre que je vais m’introduire audacieusement dans la redoutable famille des critiques. Il est vrai que je m’exercerai d’abord la main in anima extranea ; je m’attelle à un travail sur Pouchkine et son temps, qui me permettra de retracer l’histoire de ce mouvement romantique russe, né parallèlement au nôtre de 1820 à 1830. Cela pourra bien devenir un volume pour de bon après les portions de saumon. Vous me direz, peut-être, que le besoin ne s’en faisait pas impérieusement sentir sur le boulevard des Italiens. Cependant les burgraves de notre littérature que j’ai vus à Paris m’y ont encouragé, en m’avouant qu’ils ne connaissaient du grand poète que le nom. Voyons, vous qui savez tout, vous seriez bien embarrassé de dire ce qu’il a écrit en dehors des petites nouvelles traduites par Mérimée. A ce propos, comme vous n’avez rien à faire, vous pourriez me rendre un petit service de collaboration. Vous devez avoir aux Angles la table de la Revue. Colligez-moi donc ce qui a pu être écrit par Mérimée, ou traduit par lui de l’œuvre de Pouchkine, avec indication des numéros et dates. Je sais qu’il y a eu un article de critique d’ensemble, je l’ai eu sous les yeux, mais j’ai oublié l’année. Je ne crois pas qu’un autre ait touché à mon sujet depuis trente ans. Avant, il y avait eu deux méchants articles de M. de Saint-Julien en 37 et 47.

Telles sont mes occupations et préoccupations actuelles, panachées des exercices d’un campagnard russe. Cela vaut mieux, n’est-ce pas, que de penser à — et de parler de — ce qui se fait chez nous. Ça a l’air d’histoires du bon vieux temps, ces scènes d’expulsion où le ridicule le dispute à l’odieux. A Paris, ce n’aura été, comme toutes choses, qu’un spectacle de haut goût pour les flâneurs : mais j’imagine que, dans les petits coins de province, le coup portera, et droit contre la République. Ce sera très difficile à faire comprendre, par exemple aux gens de la Louvesc ou de Saint-Romain-d’Ay [29], le pourquoi d’un jésuite emmené entre les gendarmes. Je serais curieux de savoir par vous comment les sbires de M. Constans auront procédé à Avignon et l’impression produite sur le bourgeois, celui qui vit à égale distance du tombeau et du Cercle Henri IV. Ah ! il faut de plus solides estomacs que les leurs pour manger du prêtre ! M. de Bismarck, une belle fourchette pourtant, en a déjà une indigestion. Cela constaté, il est juste d’ajouter que, depuis Mirabeau, on n’a pas parlé une plus belle et plus forte langue que celle du fameux discours. Restera-t-il Barras ou sera-t-il Bonaparte ? Nous le saurons sous peu ; en tout cas il me semble qu’il coupe sa queue pour nous en forger des chaînes, et que le ruere in servitium commence avec une noble émulation...

Adieu, mon ami, écrivez-moi par l’ambassade à Pétersbourg, c’est la meilleure voie, et cordialement à vous.


Au même


Ambassade de la République française.


St-Pétersbourg, 26 août 1880.

Mon cher ami.

Pardon, il y a bien eu une étude de Mérimée sur Pouchkine ; mais insérée au Moniteur et non à la Revue ; elle a pris place dans son volume : Portraits historiques et littéraires. C’est moins que rien d’ailleurs, quelques pages dans cette manière sèche, hautaine, presque toujours ironique, que Mérimée forçait sur le tard, comme s’il ne voulait plus toucher aux choses et aux gens que du bout des doigts. Quant aux deux articles de la Revue de 39 et de 49, c’est la besogne de pauvres diables qui avaient vendu de la soupe en Russie, une critique comme celles qu’on faisait en 1800 sur Shakspeare ou Dante. Tout est à faire.

Autre problème plus compliqué. Vous « qui savez toutes choses comme Adrien Turnèbe, » (voir Montaigne, Apologie de Raymond Sebond,) ne pourriez-vous me dire s’il n’a pas paru dans la Revue Britannique une traduction d’études russes sur la Princesse Tarakanoff ? Je sais bien qu’on n’a pas comme ça la Revue Britannique sur sa table de nuit, mais on peut y arriver peut-être à la Bibliothèque d’Avignon. Si, comme j’en ai une vague idée, ce sujet a été traité dans cette cave, c’est forcément entre 1867 et 1878, plutôt plus près du premier millésime. Il m’importe de le savoir, car je veux rappeler l’histoire de cette aventurière, une des plus palpitantes et des plus étonnantes histoires du XVIIIe siècle. Si vous pouviez venir à mon secours, faites-le, car je ne crois pas qu’il y ait de table générale de la Revue Britannique, et quant à faire venir toute la collection d’A. Pichot, ce serait roide. Si vous me donnez une réponse, j’intriguerai à l’Académie pour vous faire donner l’an prochain le Prix Montyon. Comme c’est embêtant, les gens qui passent avant vous sur votre domaine et qui passent mal ! Vous n’êtes pas même chasseur ; mais V... pourra vous dire la rage sourde qu’on dévore quand s’étant levé, à la première aube, un jour d’ouverture, on trouve, en arrivant à la luzerne ou au marais, qu’un plus matineux a manqué et fait partir les perdreaux ou les canards avant vous. Encore V... n’a-t-il jamais vu des perdreaux et des canards qu’en rêve. Je viens de dévorer une correspondance Rostopchine, publiée ici il y a quatre ans, qui révèle tout simplement un Saint-Simon moscovite ; plein de feu, j’allais bâcler mon article là-dessus en huit jours, quand je me rappelle que Rambaud a éventé la mèche dans la Revue en février 76, et sans en tirer le parti qu’il pouvait ! Me voilà refait. Que de perles historiques et littéraires il y avait là, pourtant ! En parlant de tels ou tels favoris de Catherine : « Un homme à pendre à chaque moment ; » « sa conscience s’est tue à la vue de 90 000 roubles de rente ; » « je tombai malade et pendant ce temps la mort frappa un superbe coup. » Rostopchine écrit de Paris, le jour de la naissance de l’Enfant du Miracle : « Le duc de Bordeaux sera un sursis pour les Bourbons, une espérance pour les royalistes, un proscrit pour les libéraux, un prétendant pour l’Europe ! » A la même époque : « La patrie est au boulevard de Gand et le salut de l’État chez Tortoni. » « Un gouvernement représentatif dirigé par le Vaudeville. » « Mme du Cayla raconte elle-même que la grande jouissance de S. M. T. C. est de répandre beaucoup de tabac sur la gorge de sa belle et de le prendre avec son nez : du moins, il sent l’amour et le prise. » Et tutti quanti.

Vous verrez par l’en-tête de ce papier (que j’ai dû redresser suivant les dernières ordonnances officielles que nous sommes rentrés à Pétersbourg. Nous avons quitté à regret nos bois d’Ukraine, il y a deux semaines. Aussi bien, notre été polaire est fini, je me contente ce soir de 5 degrés au-dessus de zéro, tandis que vous rôtissez encore aux Angles. Cette ville est morte à cette époque et pour deux à trois mois encore ; c’est le seul moment où l’on puisse travailler à loisir sans corvées ni gênes. Aussi est-ce habituellement en automne que je fraye pour la Revue. Vous allez voir la petite fête du 31 août, mais je crois bien que tout ce que l’on pouvait accorder d’attention et d’irritation à cet intermède tragique a été dépensé le 29 juin. On ne rejoue guère deux fois ces pièces politiques avec succès en France ; la seconde cueillette de Jésuites se fera en un tour de main. Et puis les élections des conseils généraux vous ont dit votre fait ; si vous n’êtes pas assez pulvérisés, je ne sais pas ce qu’il vous faut. Allez, vous n’avez plus qu’à vous incliner devant Auguste Grévy comme votre confrère de Lisieux. J’attends avec curiosité le Temps de demain pour voir dans quelle eau de Jouvence mon ami Renan s’est encore plongé. Il n’y a pas à dire : dans les maigres années littéraires que nous traversons, quelques lignes de lui sont un gros événement. Adieu, mon ami, je vais rentrer dans ma fourrure, dans ma nuit.

Cordialement à vous.


Au même


Ambassade de France.


Saint-Pétersbourg, 24 novembre 1880.

Mon cher ami.

J’aurais pu attendre le 2 décembre pour être classique dans mes écritures ; mais, hélas ! nous l’attendrons longtemps encore le 2 décembre, qui serait aujourd’hui si bien accueilli...

Ici, nous végétons dans la gelée, la crotte, la nuit et le calme plat de la vie. Je suis accablé de travail et n’ai pas même de loisirs pour la Revue, pas assez de liberté surtout pour traiter les sujets actuels qui solliciteraient maintenant mon esprit. Je viens pourtant de suivre un grand procès nihiliste avec pendaison à l’épilogue, qui donnerait matière à une étude profondément humaine du document humain, comme dit l’autre.

J’ai savouré comme vous le bijou de Renan et senti ce que vous définissez si bien le regret de la soutane perdue. On ne fera jamais mieux que la première partie de cette étude, comme analyse subtile et impitoyable de soi-même, et la note est très consciencieuse, très vraie ; moi qui ai un peu approché Renan, je l’ai bien retrouvé là tel que je me l’étais fait sur pièces. Et la mort de Talleyrand, quel chef-d’œuvre dans un autre genre, comme la page s’accroche au clou de la mémoire ! une fausse note seulement, ce vilain bruit d’écus remués avec le nom de Dupauloup... Quant à Lanfrey, si je ne l’avais pas connu ambassadeur à Berne, je croirais du coup à la métempsycose. Vanité à part, je me retrouve dans cette âme, sinon dans cet esprit, comme dans un miroir. Je pense, hais et aime tout comme lui : j’y ai été d’un rouble, 50 kopeks pour les Lettres d’Everard, et en lisant, il me semble que j’écris, tant ma pensée court devant en suivant les idées et en finissant les phrases mot pour mot. Consolant, n’est-ce pas, quand on se dit, somme toute, que c’est là un livre mort ? Et l’homme est mort aussi, j’entends de la seconde mort, de la définitive, car les hommes qui écrivent meurent deux fois. Il lui reste pour toute postérité un vieil académicien qui se cache derrière le cadavre pour faire des niches à Gambetta, et l’admiration de deux vieilles dames.

Adieu et poignée de mains.


Au même


Saint-Pétersbourg, 7 octobre 1881.

Mon cher ami,

« Je prends une grande feuille de papier pour vous écrire, » comme écrivait Flaubert à Maxime. J’espère que voilà pour nous l’événement de la saison et j’imagine comme on a savouré aux Angles ces récits honnêtes, sincères, enflammés de l’amour des lettres et peignant au vif une belle âme de bon combattant [30]. Votre père a dû se délecter aux souvenirs de son temps : pour nous, c’est autre chose, quelque chose de plus attirant encore, la peinture du milieu où nous aurions dû vivre comme des poissons dans l’eau. Cet état d’âme littéraire, que dépeint si bien Du Camp, n’est-ce pas exactement l’état d’âme où nous avons passé notre première jeunesse ? Ne devriez-vous pas vous appeler Louis de Cormenin ? Que de retours j’ai faits sur nous en lisant ces récits qui m’ont vraiment possédé ! Et cet Ausone de Chancel « avec ses chefs-d’œuvre dans la cervelle qui s’y trouvent si bien qu’ils n’en veulent pas sortir, » comme p le connais ! Oh ! les braves gens et le bon temps ! S’ils étaient plus reculés dans le temps, je me convertirais à la métempsycose, sûr que mon âme a habité un de leurs pourpoints romantiques. Vous savez, vous le témoin, s’il y a un goût, une idée, un rêve de ce petit cénacle pour lesquels je ne me sois pas passionné à mon tour, et si ces pages imprimées par un autre sont pour nous des pages d’histoire intime. Seulement, eux étaient dans le moment, dans la note, comme on dit aujourd’hui : nous, romantiques vivarois, nous retardions, nous étions à la traîne de notre génération, mollusques quaternaires oubliés par la marée. Aussi les désillusions de l’âge mûr sont plus amères pour nous que pour eux. Vous, vous seriez tout à fait désigné pour mourir sous-préfet à Bouffarik, si la pudeur permettait encore d’être sous-préfet, et si la pittoresque Algérie n’avait pas pris une couleur sérieusement civile. Moi, je reste à peu près fidèle au drapeau, mais en évoluant exactement comme l’esprit frère de Du Camp. Il avait rêvé de grands poèmes, l’histoire de France en romans, des nouvelles à tuer tous les bourgeois ; il a voyagé dans le monde et dans les idées, fait le tour des choses ; il s’est acquis une certaine notoriété par des travaux de statistique, de critique, de reviewer, et il mourra académicien à la douzaine ou à la quarantaine avec la réputation d’un esprit très sage, très appliqué, affreux réactionnaire d’ailleurs. J’ai rêvé les mêmes choses que lui, passé par les mêmes évolutions ; comme lui, je rencontrerai un succès d’estime avec des travaux de critique, de diplomatie, d’archéologie, et, si Dieu me prête vie, je mourrai académicien dans le rang... ; pas plus fier pour cela, je vous assure, et n’en tenant pas moins ma vie pour absolument ratée. Puissé-je du moins rester toujours aussi honnête homme, dans le sens bossuétien du mot, que l’est certainement mon sosie !

Me voici soulagé de mon enthousiasme pour cette délicieuse lecture. Maintenant, je dois expliquer mon long silence en vous disant que j’ai pas mal remué depuis ma dernière. J’ai quitté l’Ukraine il y a un mois ; j’ai eu à opérer ici un déménagement : deux incendies. Nous sommes installés comme qui dirait à Paris sur le boulevard du Jardin des Plantes, à l’extrémité Est de cette capitale, dans une vieille maison solitaire qui donne sur un grand jardin abandonné, le jardin de ce palais de la Tauride, où brilla Potemkine (prononcez tiôm, par grâce !). Cela garde un grand air de lieu mort avec des souvenirs. Dans cette solitude pétersbourgeoise, je travaille pas mal. J’attends les épreuves d’un Mazeppa que vous lirez en novembre. Vous me demanderez pourquoi le besoin à’ un Mazeppa se faisait généralement sentir. Je vous répondrai que vous, l’homme le plus savant de France, vous avez certainement répété cent ou deux cents fois ce nom dans votre vie, et que vous ignorez totalement ce que fut celui qui l’a porté, en dehors de l’histoire du cheval sauvage qui n’était pas sauvage ; qu’il est agaçant de répéter un nom en ignorant ce qu’il couvre ; et que ce récit s’adresse à tous les curieux qui peuvent être agacés de ce chef comme vous et moi, mais je sais maintes lignes que je n’ai jamais écrites dans un article que pour vous, persuadé que la populace n’y entendrait rien, ou n’y trouverait aucun plaisir.


Au même


Saint-Pétersbourg, 24 avril 1882.

Mon cher ami,

... Je suis revenu ici pour Pâques, qui tombait cette année le même jour dans les deux styles. Le grand vendredi, j’ai reçu la notification de ma mise en disponibilité ; j’ai enseveli le vieil homme, et le lendemain je suis ressuscité avec la joie sincère de me sentir enfin mon maître, libre de mon temps, de mes actions, de mes pensées et de mes écrits... Ah ! la fable du loup et du chien, la petite place pelée du collier, fût-ce celui de la Légion d’honneur ! Comme La Fontaine mériterait son rang, ne serait-ce que pour avoir bien marqué cela ! Et puis, je suis si las d’une vie toute en façade qui usait sous la meule mondaine ou dans le fatras d’une chancellerie le meilleur de mon temps et de mon intelligence. Je ne la maudis pas, car j’y ai beaucoup appris, mais ce livre-là était épuisé et me retenait dans l’ignorance d’une infinité d’autres que je dois lire, — sans compter ceux que je veux faire. Maintenant, vous allez me voir à l’œuvre, c’est peut-être un peu tard, mais quoi ! Rousseau n’avait pas encore publié une ligne à mon âge. Je ne sais si je vous ai écrit que j’avais beaucoup vu Maxime Du Camp à Paris. Il a eu peut-être une influence décisive sur moi par l’évidente sincérité du contentement avec lequel il regarde sa vie toute donnée aux lettres ; on le sent bien véridique quand il vous dit : « Je n’irais pas au bout de ce cabinet pour saisir un portefeuille, voire une couronne. » Pourtant, la vie littéraire ne l’a pas gâté, il n’a jamais eu une création, partant jamais d’action sensible sur les esprits ; ce n’est qu’un observateur exact servi par une implacable mémoire qui rendrait des points à la vôtre ; il est bon témoin quand il affirme que, même sans le succès, les lettres portent leur récompense en elles-mêmes.

La veille de mon départ de Paris j’ai assisté à une petite fête dont monsieur votre père eût beaucoup joui. Le comte d’Haussonville a lu à quelques amis des fragments de mémoires intimes, entre autres sur l’ambassade de Chateaubriand à Rome où il fut attaché. Je ne sais ce que René avait fait à son jeune attaché, mais celui-ci prend le contre-pied des Mémoires d’Outre-Tombe et nous restitué un Chateaubriand au naturel qui doit être absolument vrai. Cela pourrait s’appeler la revanche de Mme de Chateaubriand, qui faisait seule, paraît-il, bonne figure à l’Ambassade, tandis que le piètre ambassadeur, berné par les cardinaux, folichonnant avec Prudence, mendiant un ministère à Paris, jouait le « vague des passions » vis-à-vis des vieilles Anglaises et faisait des dettes payées par le Roi. Jamais l’idole n’avait été si rudement secouée, même par Sainte-Beuve ; ce qui ne nous empêchera pas de relire les incomparables Mémoires.

Adieu, mon cher ami, ne m’oubliez pas et annoncez-moi aux vôtres pour cet automne. Quelle fête de revoir les Angles et les lambeaux de ma jeunesse à tous les romarins des collines jusqu’aux Issards !

A vous.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.

  1. Copyright by Raymond de Vogué, 1922.
  2. Armand de Ferrar, comte de Pontmartin, publiciste, naquit à Avignon, le 16 juillet 1811 et mourut aux Angles (Gard) le 29 mars 1890.
  3. Gourdan, près d’Annonay, était situé dans la commune de Saint-Clair (Ardèche).
  4. Né à Nice le 25 février 1848, le vicomte E.-M. de Vogué est mort à Paris le 24 mars 1910.
  5. Propriété de feue la comtesse de Montravel, située dans la commune de Serrières (Ardèche).
  6. Propriété de feue la comtesse de Montravel, située dans la commune de Serrières (Ardèche).
  7. Engagé volontaire au 90e de ligne, E.-M. de Vogüé avait été blessé et fait prisonnier au combat de Beaumont, le 30 août 1870.
  8. Tragédie inédite.
  9. Le comte de Vogué, ambassadeur à Constantinople. — Charles-Jean Melchior, comte, puis marquis de Vogué, archéologue et historien, né à Paris le 18 octobre 1829, décédé à Paris le 10 novembre 1916, membre de l’Académie française et de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres,
  10. Cette lettre a servi de préface à Syrie, Palestine, Mont Athos, 1 vol. in-16 ; Plon. Nous la reproduisons ici, car dans le volume l’auteur en a modifié le texte.
  11. Il s’agit du manuscrit de Syrie, Palestine, Mont Athos, premier ouvrage de l’écrivain.
  12. Voyez dans les Nouveaux samedis, quinzième série, 1 vol. in-18 ; C. Lévy, l’article d’Armand de Pontmartin intitulé : Syrie, Palestine, Mont Athos, Voyage aux pays du Passé.
  13. Voyez dans la Revue du 15 janvier 1877, l’article d’E.-M. de Vogué, Chez les Pharaons, Boulaq et Saqqarah.
  14. Marie-AIexandrowna, princesse de Hesse-Darmstadt, née le 27 juillet 1824, mariée le 16-28 avril 1841 à l’empereur Alexandre II, morte le 22 mai-.3 juin 1880 (les doubles dates correspondent au calendrier julien et au calendrier grégorien).
  15. Journal russe. Le mot Goloss signifie la Voix.
  16. Constantin Nigra, ambassadeur d’Italie à Pétersbourg. Voyez à ce sujet l’article d’E.-M. de Vogüé, recueilli dans les Routes, 1 vol. in-16 ; Bloud.
  17. Alexandre II, né en 1818, monté sur le trône en 1855.
  18. Cathédrale de Saint-Pétersbourg.
  19. L’écrivain, qui avait épousé, le 6 février 1878, Mlle Alexandra Annenkoff, demoiselle d’honneur de l’Impératrice, fille de feu le général Nicolas-Nicolaïéwitch Annenkoff, qui fut contrôleur général de l’Empire et général gouverneur de Kiew, faisait son voyage de noces.
  20. Léon XIII.
  21. 1 vol. C. Lévy ; épuisé.
  22. Henri de Vogüé, fils aîné de l’écrivain, né à Tsarskoé-Sélo. mort pour la France le 10 octobre 1915.
  23. Henri de Vogué, lieutenant au 28e de ligne, frère cadet de l’écrivain, avait été blessé mortellement à Sedan le 1er septembre 1870.
  24. Histoires orientales.
  25. Voyez dans les Nouveaux Samedis, vingtième série ; C. Lévy, l’article sur le volume : Histoires orientales du vicomte E.-M. de Vogué.
  26. Le Fils de Pierre le Grand, 1 vol. in-18 ; Calmann-Lévy ; épuisé.
  27. Il s’agit du ministère formé le 4 février 1879 par Waddington, et qui fut remplacé le 28 décembre 1879 par le ministère Freycinet.
  28. Bobrowo, situé dans le gouvernement de Kbarkoff, était la propriété de la générale Annenkoff, belle-mère de l’écrivain.
  29. Communes de l’Ardèche.
  30. Les Souvenirs littéraires de Maxime Du Camp qui paraissaient alors à la Revue.