Lettre à M. Etienne, Supérieur général

Lettre de M. Huc, Missionnaire Lazariste, à M. Etienne, Supérieur général de la Congrégation de la Mission
Annales de la propagation de la foi (19 & 20p. 269-308).


Lettre de M. Huc, Missionnaire Lazariste, à M. Etienne, Supérieur général de la Congrégation de la Mission.


Macao 20 décembre 1846.


« Monsieur et très honoré père »


« Vous savez, sans doute, depuis longtemps que Mgr Mouly, notre Vicaire apostolique, nous avait chargés, M. Gabet et moi, d'aller explorer la Tartarie Mongole, et étudier avec soin les mœurs et le caractère de ces peuples nomades que nous avons mission d'évangéliser. Comme il nous avait été recommandé d'aller le plus loin possible, nous dûmes faire quelques préparatifs et nous organiser en caravane, pour ne pas nous trouver au dépourvu en parcourant ces contrées désertes et inconnues. Le 3 du mois d'août 1844, nous quittâmes la vallée des Eaux noires, chrétienté située à près de cent lieues au nord de Pekin.

Voici quel était le personnel et l'ordre de la petite caravane. Samdadchiemba, notre jeune Lama, monté sur un mulet de courte taille, ouvrait la marche, en traînant après lui deux chameaux chargés de nos bagages ; puis suivait M. Gabet hissé sur une grande chamelle ; un cheval blanc me servait de monture.

Samdadchiemba était notre seul compagnon de voyage. Ce jeune homme n'était ni chinois, ni tartare, ni thibétain. Cependant au premier coup-d’œil il était facile de saisir en lui les traits qui distinguent ce qu'on est convenu d'appeler la race mongolique : une teinte fortement bronzée redoublait l'étrangeté de sa figure presque triangulaire ; un nez large et insolemment retroussé, une grande bouche fendue en ligne droite, donnaient à sa physionomie un aspect sauvage et dédaigneux. Lorsque ses petits yeux noirs sortaient de dessous de longues paupières dégarnies de cils et qu'il vous regardait, en plissant la peau de son front, il inspirait, tout à la fois, des sentiments de confiance et de peur. Rien de tranché sur cette figure : ce n'était ni la malicieuse ruse du Chinois, ni la franche bonhomie du Mongol, ni la courageuse énergie du Thibétain ; mais il y avait un peu de tout cela. Samdadchiemba était un Dchiaour. Plus loin je dirai un mot de la patrie de notre chamelier.

A l'âge de onze ans, ce jeune homme s'était échappé de la Lamazerie où on l'avait placé, jugeant à propos de se soustraire par la fuite aux coups d'un maître, dont il trouvait la correction trop sévère. Il avait ainsi passé la plus grande partie de sa jeunesse errant et vagabond, tantôt dans les villes chinoises, tantôt dans les déserts de la Tartarie. Il est aisé de comprendre que cette vie d'indépendance avait peu poli l'aspérité naturelle de son caractère. Son intelligence était entièrement inculte ; mais en retour, sa puissance musculaire était exorbitante, et il n'était pas peu fier de cette qualité dont il aimait à faire parade. Après avoir été instruit et baptisé par M. Gabet, il voulut se donner à la sainte Eglise, comme il disait, et s'attacher au service des Missionnaires. Le voyage que nous venions d'entreprendre était tout-à-fait dans le goût de sa vie aventureuse.

Samdadchiemba n'était pas plus instruit que nous des routes de la Tartarie. Nous nous enfonçâmes dans les déserts, ayant pour seuls guides une boussole et l'excellente carte de l'empire chinois par M. Andriveau Goujon. Je n'entrerai point dans les détails de notre vie nomade et des aventures qui nous sont survenues. Mon dessein est d'esquisser à grands traits, dans cette lettre, nos longues courses pendant plus de deux ans. Je me contenterai, en général, de signaler les nombreux pays et les peuples divers que nous avons rencontrés.

Après huit jours de marche dans les fertiles prairies du royaume de Géchekten, les nombreux voyageurs mongols et chinois que nous rencontrions sur notre route, étaient un indice que nous étions peu éloignés da la grande ville de Tolon-noor. Déjà nous apercevions, loin devant nous, reluire aux rayons du soleil la toiture dorée des deux magnifiques lamazeries. Nous cheminâmes longtemps à travers les tombeaux innombrables qui environnent la ville ; en considérant cette population immense comme enveloppée dans une vaste enceinte d'ossements et de pierres tumulaires, on eût cru voir la mort travaillant incessamment au blocus des vivants. Parmi ce grand cimetière qui semble étreindre la ville, nous remarquâmes çà et là quelques jardins, où à force de soins et de peines on parvient à cultiver de misérables légumes. Si on excepte ces quelques plantes potagères, le sol sur lequel s'élève la ville de Tolon-noor ne produit absolument rien ; le pays est aride et sablonneux ; les eaux y sont extrêmement rares, on aperçoit seulement, sur certains points, des sources peu abondantes et qui se dessèchent facilement à la saison des chaleurs.

Tolon-noor n'est pas une ville murée. C'est une vaste agglomération de maisons laides et mal distribuées. Les rues sont tortueuses, sales et boueuses. Cependant, malgré le peu d'agrément que présente Tolon-noor, malgré la stérilité de ses environs, l'extrême froidure de l'hiver et les chaleurs étouffantes de l'été, sa population est immense ; le commerce y est prodigieux. Règle générale, sur ce grand marché les Chinois finissent toujours par faire fortune et les Tartares par se ruiner. Tolon-noor est comme une monstrueuse pompe pneumatique qui réussit merveilleusement à faire le vide dans les bourses mongoles.

Cette grande ville commerçante, appelée par les Tartares Tolon-noor (sept lacs), par les Chinois Lama-miao (Temple lamanesque ), est désignée sur la carte d'Andriveau Goujon, sous le nom de Djonaimansoume. Mais nous n'avons jamais compris comment on avait pu donner à cette ville un nom également inconnu et incompris des Tartares et des Chinois.

Tolon-noor appartient au royaume de Gechekten, pays fertile et pittoresque. Mais d'années en années il perd sa couleur tartare. Les Chinois, par une rare combinaison de ruse et d'audace, finissent peu à peu par l'envahir. Les timides et simples Mongols se laissent l'aire, et, dans peu de temps, ils seront obligés de reculer vers le nord et d'aller demander au désert un peu d'herbe pour leurs troupeaux.

Du royaume de Gechekten nous passâmes dans le Thakhar, que les Chinois nomment Paki (huit bannières). Ce pays fut donné aux Tartares qui étaient venus aider la dynastie actuelle à faire la conquête de la Chine. Les miliciens qui sont sous les huit bannières, sont tous soldats de l'empereur et, dit-on, les plus valeureux de l'empire. Ce n'est jamais qu'à la dernière extrémité qu'on les met en mouvement. Ils furent convoqués lors de la dernière expédition anglaise, mais on leur fit bientôt rebrousser chemin : en avançant vers le midi, ces pauvres soldats mouraient presque tous de chaleur. D'ailleurs on avait fait réflexion à Pékin qu'il y aurait peut-être de la difficulté à s'emparer de l'escadre anglaise avec une cavalerie tartare.

Le Thakhar est un pays magnifique ; les pâturages y sont gras, les eaux bonnes et intarissables. C'est là que se trouvent les grands troupeaux de l'empereur. Le pays des huit bannières est un des plus beaux que nous ayons vus. Au milieu de ces steppes, point de villes, point d'édifices, point d'art, point d'industrie, point de culture. C'est partout et toujours une prairie, quelquefois entrecoupée de grands lacs, de fleuves majestueux, de hardies et imposantes montagnes ; quelquefois se déroulant en vaste et incommensurable plaine. Alors, quand on se trouve au milieu de ces verdoyantes solitudes dont les bords vont se perdre à l'horizon, on croirait être par un temps calme au milieu de l'Océan. Les blanches tentes mongoles surmontées de bannières qu'on voit se dessiner dans le lointain, sur ce fonds de verdure, font assez l'effet de petits navires aux mais pavoises. Quand une fumée noire et épaisse s'élève de ces ïourtes, on croirait voir des bateaux à vapeur sur le point d'appareiller. Au reste, le marin et le mongol ont entr'eux de frappantes analogies de caractère. De même que le premier s'identifie avec son navire qu'il ne quitte jamais, l'autre en quelque sorte ne fait qu'un avec son cheval Plus le coursier du désert est fougueux et sauvage, plus il s'élance par sauts et par bonds à travers les précipices, plus aussi le cavalier mongol est à son aise. C'est comme un matelot qui aime à se trouver sur un navire agité par la tempête. Le mongol et le marin, quand ils ont mis pied à terre, se trouvent tout déconcertés et comme jetés hors de leur sphère ; ils ont la démarche pesante et lourde ; la forme arquée de leurs jambes, leur buste toujours penché en avant, les regards qu'ils jettent à droite et à gauche, tout annonce des hommes qui passent la plus grande partie de leurs jours, non pas sur la terre, mais sur un cheval ou sur un navire.

Les solitudes de la Mongolie et la vaste étendue des mers agissent sur l'âme à peu près de la même manière ; leur aspect n'excite ni la joie ni la tristesse, mais plutôt un mélange de l'une et de l'autre, un sentiment mélancolique et religieux qui peu à peu élève l'âme sans lui faire perdre entièrement de vue les choses d'ici bas ; sentiment qui tient plus du ciel que de la terre et qui parait bien conforme à la nature d'une intelligence servie par des organes.

Après quelques journées de marche dans le Thakhar, nous rencontrâmes une vieille ville déserte, ruine imposante et majestueuse. Les remparts crénelés, les tours d'observation, les quatre grandes portes situées aux quatre points cardinaux, tout était conservé. Mais tout était comme aux trois quarts enfoncé dans la terre et recouvert de gazon. Depuis que cette ville avait été abandonnée, le sol s'était élevé et était presque monté jusqu'à la hauteur des crénaux. Quand nous fûmes arrivés vers la porte méridionale, nous dîmes à Samdadchiemba de continuer sa route, pendant que nous irions visiter la vieille ville, comme la nomment les Tartares. Nous y entrâmes avec une espèce de saisissement. On ne voit là ni décombres ni ruines, mais seulement la forme d'une belle et grande cité, enterrée à demi, et que les herbes enveloppent comme d'un linceuil funèbre. L'inégalité du terrain semble dessiner encore la place des rues et des monuments. Nous rencontrâmes un jeune berger mongol qui fumait silencieusement sa pipe, assis sur un monticule, pendant que son grand troupeau de chèvres broutait l'herbe au dessus des remparts et dans les rues désertes... On rencontre souvent dans les déserts de la Mongolie des traces de villes. Il est probable qu'elles ont été autrefois bâties et occupées par les Chinois.

Non loin de la vieille ville on rencontre une large route allant du nord au midi ; c'est celle que suivent ordinairement les ambassades russes qui se rendent à Pékin. Les marchands chinois qui vont faire le commerce à Kiakta, ville frontière de la Russie, suivent aussi cet itinéraire. M. Timkouski, dans la relation de son Voyage à Pékin, dit qu'il n'a jamais pu savoir pourquoi leurs guides leur faisaient prendre une route différente de celle que les ambassades précédentes avaient suivie. En voici la raison. Les Chinois et les Tartares nous ont dit que c'était une précaution politique du gouvernement. Il ordonnait de faire avancer les Russes par des circuits et des détours, afin qu'ils ne pussent pas reconnaître les chemins : précaution sans contredit bien ridicule et qui n'empêcherait certainement pas l'autocrate russe de trouver la route de Pékin, s'il lui prenait un jour fantaisie d'aller présenter un cartel au fils du ciel.

Nous arrivâmes à Koukou-hote (ville bleue), appelée par les Chinois Koui-hoa-tcheu. Il y avait un mois que nous étions en marche. Il existe deux villes du même nom, à cinq lis de distance l'une de l'autre ; la ville neuve et la ville vieille. Nous allâmes loger à cette dernière. Elle est entourée de murs, mais le commerce y est si grand qu'il a fini par franchir les remparts. Peu à peu des maisons se sont élevées, de grands quartiers se sont formés en dehors de la première enceinte, et maintenant l' extra-muros est devenu beaucoup plus important que l'intérieur. La ville neuve, peu distante de sa sœur aînée, compte peu d'années d'existence. Elle a un aspect beau, grandiose et qui serait même admiré en Europe. Je parle seulement de l'extérieur. Au dedans les maisons, basses et de style chinois, n'ont rien qui soit en rapport avec les hauts et larges remparts d'alentour. Le commerce d'ailleurs y est de nulle importance. On a beau bâtir des villes avec élégance et à grands frais, on a beau dire ensuite au peuple : « Allez trafiquer là dedans » ; le peuple n'écoute jamais.

« De Koukou-hote nous allâmes à Thagau-kouren (enceinte blanche), ville bâtie sur les bords du fleuve jaune. Thagau-kouren n'a de remarquable que la propreté des rues, la bonne tenue des maisons et le calme qu'on voit régner partout. Son commerce est loin de pouvoir être comparé à celui de Koukou-hote. Toutes ces villes qu'on rencontre dans la Tartarie, à des distances plus ou moins éloignées des frontières de la Chine, sont des marchés très-fréquentés, où se rendent les Tartares de tous les points de la Mongolie.

« Avant d'entrer dans le pays d' Ortous, nous avions à traverser le fleuve jaune. Il venait d'éprouver un affreux débordement, et les eaux n'étaient pas encore rentrées dans leur lit. On nous dit que cette année la crue d'eau avait été retardée et s'était déclarée plus grande que d'ordinaire. Quel parti prendre dans cette fâcheuse conjoncture ? rebrousser chemin ? attendre que les eaux se fussent retirées ? Rien de tout cela ne pouvait nous convenir. Nous résolûmes donc de continuer notre chemin. Mon Dieu ! quelle inexprimable misère ! Pendant trois jours entiers nous chevauchâmes dans des marais inconnus, nous abandonnant à la Providence et laissant aller nos montures d'après leur instinct. Quand nous rencontrâmes le lit du fleuve, la petite caravane monta sur une barque de passage, et nous arrivâmes, je puis dire miraculeusement, dans le pays d' Ortous.

« Les rives du fleuve jaune sont ordinairement couvertes de flaques d'eau et de marécages. Quand les ténèbres commencent à se répandre dans le désert, alors on entend s'élever petit à petit un tumulte harmonieux qui, allant toujours croissant, ne cesse que vers le milieu de la nuit. Ce sont les mille voix, les concerts bruyants des oiseaux aquatiques qui arrivent par troupes, folâtrent sur la surface des eaux et se disputent avec acharnement les touffes de joncs et les larges feuilles de nénuphar où ils veulent passer la nuit. La Tartane est peuplée de ces oiseaux nomades qui passent, sans cesse, par nombreux bataillons, en formant dans les airs par leur vol régulièrement capricieux mille desseins bizarres. Oh ! comme les oiseaux voyageurs sont bien à leur place dans les déserts de la Tartarie !

« Le pays d' Ortous est misérable et désolé. Partout des sables mouvants ou des montagnes stériles. Tous les jours, quand l'heure de dresser la tente était venue, nous étions forcés de prolonger encore notre marche, pour tâcher de découvrir un moins triste campement. L'eau était l'objet de notre continuelle sollicitude. Quand nous avions le bonheur de rencontrer des lagunes ou quelque citerne, nous ne manquions jamais de faire nos provisions dans deux seaux de bois que nous nous étions procurés à Koukou-hote. Ces eaux saumâtres et fétides sont dans l’Ortous d'une rareté extrême, et malgré nos précautions il nous est arrivé plus d'une fois de passer des journées entières, sans qu'il nous fût donné de pouvoir même humecter nos lèvres. Nos animaux n'étaient pas mieux partagés que nous ; presque chaque jour ils ne trouvaient à brouter que des broussailles chargées de nitre et quelques herbes courtes, maigres et poudreuses.

« Les bœufs et les chevaux que les Mongols nourrissent dans l’Ortous, sont misérables et de pauvre mine ; mais les chameaux, les moutons et les chèvres y prospèrent merveilleusement. Cela vient de ce que ces animaux affectionnent d'une manière particulière les plantes nitreuses, et vont se désaltérer volontiers dans les eaux saumâtres.

« Nous étions éloignés du fleuve jaune de dix journées de marche, lorsque nous fimes la rencontre d'une route très-bien tracée et qui paraissait assez fréquentée. Un Mongol nous dit qu'elle conduisait au Tabos-noor (lac du sel). Comme elle serpentait vers l'occident, nous la suivîmes volontiers. Une journée avant d'arriver au Tabos-noor, le terrain change par degré de forme et d'aspect ; il perd sa teinte jaune et devient insensiblement blanchâtre, comme si on l'avait arrosé d'une dissolution de chaux. La terre se boursoufle sur tous les points et forme de petits monticules, où croissent des épines rampantes qui les enveloppent comme d'un épais réseau. Ce qu'on appelle Tabos-noor est moins un lac qu'un grand réservoir de sel gemme, mélangé d'efflorescences nitreuses. Ces dernières sont d'un blanc mat et friables au moindre contact ; on peut facilement les distinguer du sel gemme, qui a une teinte un peu grisâtre et dont la cassure est luisante est cristalline. Le Tabos-noor a au moins deux lieues de circonférence. On voit s'élever çà et là quelques ïourtes habitées par les Mongols qui font l'exploitation de cette magnifique saline. Quand le sel est convenablement purifié, ils le transportent sur les marchés chinois les plus voisins, et l'échangent contre du thé, du tabac et de l'eau-de-vie.

« Nous traversâmes le Tabos-noor dans toute sa largeur de l'orient à l'occident ; mais nous dûmes user de grandes précautions pour avancer sur ce sol toujours humide et quelquefois mouvant. Les Mongols nous recommandèrent de suivre avec beaucoup de prudence les sentiers battus, et de nous éloigner des endroits où nous verrions l'eau sourdre et monter. Ils nous assurèrent qu'il existait des gouffres qu'on avait plusieurs fois sondés sans jamais en trouver le fond. Tout cela porterait peut-être à croire que le noor ou lac, dont on parle dans le pays, existe réellement, mais qu'il est souterrain. Au dessus serait alors comme un couvercle, une voûte solide, formée de matières salines et salpetreuses, produites par les évaporations continuelles des eaux souterraines. Des corps étrangers, incessamment charriés par les pluies et poussés par les vents, auront bien pu former ensuite une croute assez forte pour porter les caravanes qui traversent le Tabos-noor.

« Deux jours après avoir laissé derrière nous le lac de sel, nous eûmes le bonheur d'arriver dans une vallée assez fertile et qui nous parut magnifique, comparativement aux tristes pays que nous venions de parcourir. Nous résolûmes d'y camper quelques jours, pour reposer nos animaux, dont le dépérissement commençait à nous alarmer. Les Mongols qui avaient dressé leurs tentes dans cette vallée, nous traitèrent avec honneur et distinction. Quand ils surent que nous étions des Lamas venus du ciel d'occident, ils voulurent nous donner une petite fête de leur façon. Quoique j'aie dit au commencement que je ne m'arrêterais guère aux incidents de notre voyage, je ne puis résister au plaisir de transcrire ici la traduction d'un chant national que nous avons recueilli sous la tente mongole.

« Le repas patriarcal qu'on nous avait servi était achevé, et il ne restait plus au milieu des convives qu'un entassement d'os de mouton bien blancs et bien polis, lorsqu'un enfant alla détacher un violon à trois cordes suspendu à une corne de bouc. Il le présenta à un vénérable vieillard, et celui-ci le fit passer à un jeune homme qui baissait modestement la tête, mais dont les yeux s'animèrent subitement, aussitôt qu'il eut entre les mains le violon mongol. — « Lamas du tout-puissant Jéhovah, nous dit le chef de famille, j'ai invité un Toolholos pour embellir cette soirée de quelques récits. » Pendant que le vieillard nous adressait ces mots, le chanteur préludait déjà en promenant ses doigts sur les cordes de son instrument, et bientôt il se mit à chanter d'une voix forte et accentuée. Quelquefois il s'arrêtait et entremêlait son chant de récits animés et pleins de feu. On voyait toutes ces figures tartares se pencher vers le chanteur et accompagner des mouvements de leur physionomie le sens des paroles qu'ils entendaient. Le Toolholos chantait des sujets nationaux et dramatiques qui excitaient vivement la sympathie de ses compatriotes. Pour nous, peu initiés à l'histoire de la Tai tarie, nous prenions un assez mince intérêt à tous ces personnages inconnus que le rapsode mongol faisait passer tour à tour sur la scène.

« Après qu'il eut chanté quelque temps, le vieillard lui présenta une grande tasse de vin de lait. Le chanteur posa aussitôt le violon sur ses genoux et se hâta d'humecter, avec cette liqueur mongole, son gosier desséché par tant de merveilles qu'il venait de raconter. Quand il eut achevé de boire et pendant qu'il essuyait de sa langue les bords encore humides de la tasse : « Toolholos, lui dimes-nous, dans les chants que tu viens de « faire entendre tout était beau et admirable ; cependant tu n'as encore rien dit de l'immortel Tamerlan. L'invocation à Timour est un chant fameux et chéri des Mongols. — Oui, oui, s'écrièrent plusieus voix à la fois, chante-nous l'invocation à Timour. Et il se fit un instant de silence, et le Toolholos, ayant recueilli ses souvenirs, chanta sur un ton vigoureux et guerrier les strophes suivantes :

« Quand le divin Timour habitait sous nos tentes, la nation mongole était redoutable et guerrière ; ses mouvements faisaient pencher la terre; d'un regard elle glaçait d'effroi les dix mille peuples que le soleil éclaire.

« O divin Timour ! ta grande âme renaitra-t-elle « bientôt? reviens, reviens, nous t'attendons, ô Timour! Nous vivons dans nos vastes prairies, tranquilles et doux comme des agneaux ; cependant notre cœur bouillonne, il est encore plein de feu. Le souvenir des glorieux temps de Timour nous poursuit sans cesse. Où est le chef qui doit se mettre à notre téte et nous rendre guerriers ?

« O divin Timour ! etc.
« Le jeune Mongol a le bras assez vigoureux pour
« dompter l'étalon sauvage, il sait découvrir au loin sur
« les herbes les vestiges du chameau errant.... hélas !
« il n'a plus de force pour bander l'arc des ancêtres,
« ses yeux ne peuvent apercevoir les ruses de l'ennemi.

« O divin Timour ! etc.

« Nous avons aperçu sur la colline sainte flotter la
« rouge écharpe du Lama, et l'espérance a fleuri dans
« nos tentes.... dis-le-nous, ô Lama! quand la prière
«

est sur tes lèvres, Hormousta te dévoile-t-il quelque chose des vies futures ?

«  O divin Timour ! etc.

« Nous avons brûlé le bois odorant aux pieds du divin Timour. Le front courbé vers la terre, nous lui avons offert les vertes feuilles du thé et le laitage de nos troupeaux. Nous sommes prêts, les Mongols sont debout, ô Timour !.... et toi, Lama, fais descendre le bonheur sur nos flèches et sur nos lances.

« O divin Timour ! ta grande âme renaitra-t-elle bientôt ? reviens, reviens, nous t'attendons, ô Timour ! »

« Quand le troubadour tartare eut achevé ce chant national, il se leva, nous fit une profonde inclination et suspendit son instrument de musique aux parois de la tente. Ces poètes chanteurs, qui vont de foyer en foyer célébrant partout les personnages et les événements de leur patrie, sont de tous les temps et de tous les lieux; nous en avions déjà vu dans l'intérieur de la Chine, mais nulle part peut-être ils ne sont aussi populaires que dans le Thibet.

« Avant de quitter l' Ortous, nous trouvâmes sur notre route des montagnes qui méritent, peut-être, que je ne les passe pas entièrement sous silence. Dans les gorges et au fond des précipices formés par cette chaîne imposante, on n'aperçoit que de grands entassements de schiste et de mica, broyés et comme réduits en poudre. Ces débris d'ardoise et de pierres lamellées ont été, sans doute, charriés dans ces gouffres par de grandes eaux, car ils ne paraissent nullement avoir appartenu à ces montagnes qui sont de nature granitique. A mesure qu'on avance vers la cime, ces monts affectent des formes de plus en plus bizarres et inusitées. On voit de grands quartiers de roche roulés et entassés les uns sur les autres, et comme étroitement cimentés ensemble. Ces blocs sont incrustés de coquillages ; mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est qu'ils sont découpés, rongés et usés dans tous les sens ; ce ne sont de tout côté que des cavités, des trous qui serpentent par mille détours ; on dirait qu'ici la nature a été vermoulue. Quelquefois le granit offre des empreintes profondément creusées, comme si elles eussent servi de moule à des monstres. Il nous semblait souvent que nous marchions dans le lit d'une mer desséchée. Nul doute que ces montagnes n'ont été lentement travaillées par la mer. Ce qu'elles offrent de phénoménal ne peut pas s'attribuer aux eaux de la pluie et encore moins aux inondations du fleuve jaune qui, pour si grandes qu'on les suppose, n'arriveraient jamais à une si haute élévation. Les géologues qui prétendent que le déluge a eu lieu par affaissement, trouveraient peut-être sur ces montagnes des preuves assez fortes pour étayer leur système.

« Quand nous fûmes arrivés sur la cime de ces monts, nous aperçûmes à nos pieds le fleuve jaune qui roulait majestueusement ses ondes du midi au nord. Cette vue nous remplit de joie, car il nous tardait beaucoup de sortir de cet aride pays d' Ortous. Aussitôt après avoir traversé le fleuve, nous fûmes sur la terre de Chine et nous dîmes adieu, pour quelque temps, à la Tartarie, aux déserts et à la vie nomade.

« Nous avions projeté de nous reposer quelques jours dans la petite ville de Che-tsui-dze, bâtie sur les bords du fleuve jaune, et de reprendre ensuite notre route vers l'occident toujours à travers la Tartarie. C'était d'abord dans le royaume Halechan que nous avions intention de nous diriger. A Che-tsui-dze plusieurs Tartares nous détournèrent de suivre notre projet, en nous assurant que nos animaux épuisés comme ils l'étaient, ne pourraient vivre au milieu des steppes sablonneuses du Halechan. Nous crûmes devoir prendre en considération leurs bons avertissements : il fut décidé que. nous couperions la province du Kan-sou jusqu'à Si-ning, pour de là pénétrer ensuite chez les mongols du Kou-kou-noor.

« Le Kan-sou est borné à l'est par le Chen-si, au sud par le Su-tchuen, à l'ouest par le Kou-kou-noor et le pays des Si-fan, au nord par les monts Halechan et les Eleuts.

« Ning-hia est la première grande ville que nous rencontrâmes sur notre route. Ses remparts de belle apparence sont environnés de marais, de joncs et de roseaux. L'intérieur de la ville est pauvre et misérable, les rues sont sales, étroites et guenilleuses, les maisons enfumées et comme disloquées. On voit que Ning-hia est une très-vieille ville. Quoique située non loin des frontières de la Tartarie, le commerce y est de nulle importance. Autrefois, du temps des Royaumes-Unis, c'était une cité royale.

« Bientôt nous arrivâmes à Tsoug-wei, bâtie sur les bords du fleuve jaune. La propreté, la bonne tenue et l'air d'aisance de cette ville contrastent singulièrement avec la misère et la laideur de Ning-hia. Tsoug-wei est une ville très-commerçante, à en juger par ses innombrables boutiques, toutes très-bien achalandées, et par la grande population qui incessamment encombre les rues. Quand nous partîmes de Tsoug-wei, après avoir passé la grande muraille, nous traversâmes la crête des monts Halechan pour rentrer de nouveau en Chine.

« Souvent des lamas tartares nous avaient fait des peintures affreuses des Halechan, mais la réalité est bien au-dessus de tout ce qu'on peut dire de cet épouvantable pays. Cette longue chaîne de montagnes est exclusivement composée de sable mouvant et tellement fin, qu'en le touchant on le sent couler entre les doigts comme un liquide. Il est inutile de remarquer qu'au milieu de ces sablières on ne rencontre pas la moindre trace de végétation. Mon Dieu ! quelles peines, quelles difficultés pour traverser ces montagnes ! A chaque pas nos chameaux s'enfonçaient jusqu'au ventre et ce n'était que par soubresauts qu'ils pouvaient avancer. Les chevaux éprouvaient encore plus d'embarras, parce que la corne de leurs pieds avait sur le sable moins de prise que les larges pates des chameaux. Pour nous, dans cette pénible marche, nous devions être bien attentifs pour ne pas rouler du haut de ces collines mouvantes jusque dans le fleuve jaune, que nous apercevions à nos pieds. Par bonheur le temps était calme et serein : s'il eut fait du vent, nous aurions été certainement engloutis et enterrés vivants sous des avalanches de sable.

« Après avoir traversé les Halechan, nous rencontrâmes la route qui se rend à Ili, le Botany-bay de l'empire chinois. C'est là qu'on déporte les criminels condamnés à l'exil. 'Avant d'arriver dans ce lointain pays, les malheureux exilés sont obligés de traverser les monts Moussour (glaciers). Ces montagnes gigantesques sont uniquement formées de glaçons entassés les uns sur les autres. Pour faciliter le passage on doit tailler dans la glace un escalier. Ili (1)[1] est renfermé dans le Torgot, pays évidemment tartare-mongol. Outre que les rivières, les montagnes, les lacs de ce pays sont désignés par des noms purement mongols, durant notre voyage nous avons eu occasion de faire connaissance avec des lamas du Torgot, qui nous ont donné des notions exactes sur leur patrie. Rien ne distingue les Tartares du Torgot des autres peuples de la Mongolie, ni langage, ni mœurs, ni costume. Quand on demandait à ces lamas d'où ils étaient, ils répondaient toujours : « Nous sommes mongols du royaume de Torgot. » Ainsi voilà une partie de l'immense Vicariat de Mongolie qui se trouve à une distance épouvantable de Si-wan. Combien pourtant il serait à désirer qu'on pût fonder une Mission dans le Torgot ! Il doit y avoir dans ces contrées si reculées une chrétienté nombreuse et fervente. On sait que c'est à Ili qu'on exile de toutes les provinces de la Chine les chrétiens qui ne veulent pas apostasier. Quel beau spectacle qu'une mission toute composée de confesseurs de la foi !

« La route d' Ili nous conduisit jusqu'à la grande muraille, que nous franchîmes de nouveau pour rentrer en Chine. Je vais dire un mot de ce monument si renommé. On sait que l'idée d'élever des murailles pour se fortifier contre les invasions des ennemis n'a pas été particulière à la Chine ; l'antiquité nous offre plusieurs exemples de semblables travaux. Outre ce qui fut exécuté en ce genre chez les Assyriens, les Egyptiens et les Mèdes, en Europe une muraille fut construite au nord de la Grande-Bretagne par ordre de l'empereur Septime-Sévère. Mais aucune nation n'a rien fait d'aussi grandiose que la grande muraille élevée par Tsin-che-hoang, l'an 214 de J. C. Un nombre prodigieux d'ouvriers y fut employé, et les travaux de cette entreprise gigantesque durèrent pendant dix ans. La grande muraille s’étend depuis le point le plus occidental du Kan-sou, jusqu'à la mer orientale. L'importance de cet immense travail a été différemment jugée par ceux qui ont écrit sur la Chine. Les uns l'ont exalté outre mesure, et les autres se sont efforcés de le tourner en ridicule. Je crois que cette divergence des opinions vient de ce que chacun a voulu juger de l'ensemble de l'ouvrage d'après l'échantillon qu'il avait sous les yeux. M. Barrow, qui vint en Chine en 1793 avec l'ambassade anglaise de lord Macartney, a fait le calcul suivant. Il suppose qu'il y a dans l'Angleterre et dans l'Ecosse dix-huit cent mille maisons. En estimant la maçonnerie de chacune à deux mille pieds, il avance qu'elles ne contiennent pas autant de matériaux que la grande muraille chinoise. Selon lui, elle suffirait pour construire un mur qui ferait deux fois le tour du globe. M. Barrow prend sans doute pour base de son calcul la grande muraille telle qu'elle existe vers le nord de Pékin. Sur ce point la construction en est réellement belle et imposante. Mais il ne faudrait pas croire que cette barrière élevée contre les invasions des Tartares, est dans toute son étendue également large, haute et solide. Nous avons eu occasion de traverser la grande muraille sur plus de quinze points différents ; plusieurs fois nous avons voyagé pendant des journées entières en suivant sa direction, et sans jamais la perdre de vue. Souvent nous n'avons rencontré qu'une simple maçonnerie au lieu de ces doubles murailles qui existent aux environs de Pékin. Quelquefois c'est une élévation en terre, il nous est même arrivé de voir cette fameuse barrière uniquement composée de quelques cailloux amoncelés. Pour ce qui est des fondements dont parle M. Barrow et qui consisteraient en grandes pierres de taille cimentées avec du mortier, nulle part nous n'en avons trouvé le moindre vestige. Au reste, on doit concevoir que Tsin-che-hoang dans cette grande entreprise s'est appliqué à fortifier d'une manière spéciale les environs de la capitale de l'empire, où ordinairement se portaient, tout d'abord, les hordes tartares. Du côté de l' Ortous et des monts Halechan les fortifications n'étaient guère nécessaires : le fleuve jaune garde bien mieux le pays que ne saurait le faire un mur d'enceinte.

« Après avoir franchi la grande muraille, nous nous trouvâmes en présence de la barrière de San-yen-tsin célèbre par sa grande sévérité à l'égard des étrangers. On nous fit d'abord des difficultés, mais tout se borna à une assez violente querelle avec les soldats de la douane. Ils voulaient absolument de l'argent, et nous étions absolument déterminés à ne leur donner que des paroles. Ils finirent enfin par nous laisser le chemin libre en nous recommandant, toutefois, de ne pas dire aux Tartares que nous étions passés gratis.

« De San-yen-tsin nous allâmes à Tchouang-loug-in, vulgairement appelé dans le pays Ping-fan. Son commerce est assez vivant ; la ville, prosaïquement taillée sur les patrons ordinaires, n'offre aucun trait particulier ni de laideur ni de beauté.

« Pour arriver à la grande ville de Si-ning-fou, nous suivîmes un chemin affreux. Nous éprouvâmes surtout beaucoup de misères pour traverser la haute montagne de Ping-keou, dont les aspérités offraient à nos chameaux des difficultés presque insurmontables. Chemin faisant, nous étions obligés de pousser continuellement de grands cris pour avertir les muletiers qui auraient pu se trouver sur la route, de conduire leurs bêtes à l'écart. La route était si étroite et notre caravane inspirait à ces animaux une si grande frayeur, qu'il était souvent à craindre de les voir se précipiter dans des gouffres. Quand nous fûmes arrivés au bas de la montagne Ping-keou, notre route se continua pendant deux jours à travers des rochers et le long d'un profond torrent, dont les eaux tumultueuses bondissaient à nos pieds. L'abime était toujours béant à côté de nous ; il eût suffi d'un faux pas pour y rouler.

« Si-ning-fou est une ville immense, mais peu habitée. Son commerce est intercepté par Tang-keou-eul, petite ville située sur les bords de la rivière Keou-ho, et à la frontière qui sépare le Kan-sou du Koukou-noor. Ce lieu n'est pas marqué sur la carte ; il est toutefois d'une haute importance sous le point de vue commercial. Je reviendrai sur Tang-keou-eul après avoir dit encore un mot du Kan-sou.

« Cette province est belle et parait assez riche. L'admirable variété de ses produits est due à un climat tempéré, à un sol naturellement fertile, mais surtout à l'activité et au savoir faire des agriculteurs. Nous avons admiré un magnifique système d'irrigation par le moyen de canaux superposés. A l'aide de petites écluses construites avec simplicité, l'eau est distribuée dans tous les champs avec régularité et sans efforts ; elle monte, descend, circule, et se joue en quelque sorte, à travers ces riches campagnes, au gré des cultivateurs. Dans le Kan-sou le froment est beau et abondant ; les moutons et les chèvres y sont de belle espèce ; de nombreuses et inépuisables mines de charbon mettent le chauffage à la portée de tout le monde ; en un mot, il est facile de se procurer dans ce pays un bon confortable à peu de frais.

« Les Kansounais diffèrent beaucoup, par leur langage et leurs mœurs, des habitants des autres provinces de l'empire. Mais c'est surtout leur caractère religieux qui les distingue le plus des Chinois, ordinairement si indifférents et si sceptiques. Dans le Kan-sou on rencontre de nombreuses et florissantes lamazeries qui suivent le culte réformé du Bouddhisme. Tout porte à croire que le pays a été occupé autrefois par les Si-fan ou Thibétains orientaux.

« Les Dchiahours sont peut-être la race la plus saillante de la province du Kan-sou. Ils occupent le pays communément appelé San-tchouan, patrie de notre Samdadchiemba. Ces Dchiahours ont toute la fourberie et l'astuce des Chinois, moins leurs manières polies et les formes honnêtes de leur langage. Aussi sont-ils craints et détestés de tous leurs voisins. Quand ils se croient lésés dans leurs droits, c'est pour l'ordinaire à coups de poignards qu'ils se font raison. Parmi eux l'homme le plus honoré est toujours celui qui a commis le plus grand nombre de meurtres. Ils parlent entre eux une langue particulière, incompréhensible mélange de mongol, de chinois et de thibétain oriental. A les en croire, ils sont d'origine tartare. Quoique soumis à l'empereur chinois, ils sont gouvernés par une espèce de souverain héréditaire, appartenant à leur tribu, et qui porte le titre de Tousse. Il existe dans la Kan-sou et sur les frontières du Su-tchuen plusieurs tribus semblables, qui se gouvernent ainsi d'elles-mêmes et d'après leurs lois spéciales. Toutes portent le nom de Tousse auquel on ajoute souvent le nom de la famille de leur chef ou souverain. Yan-tousse est la plus célèbre et la plus redoutable. Samdadchiemba appartient à cette tribu.

« Je reviens à Tang-keou-eul. Cette ville a peu d'étendue, mais elle est très-populeuse, très-active et très-commerçante. C'est une véritable Babel où se trouvent réunis des gens de toute langue ; des thibétains orientaux, des Houng-mao-eul ou longues chevelures, des tartares de la mer bleue, des chinois de toutes les provinces, et des Hounydze-turcs, descendants d'anciennes migrations indiennes. Tout porte, dans cette ville, le caractère de la violence. Chacun marche dans les rues, armé d'un grand sabre et affectant dans sa démarche une féroce indépendance. Il est impossible de sortir, sans être témoin de querelles qui ordinairement s'éteignent dans le sang.

« Après quelques jours de repos à Tang-keou-eul, nous allâmes visiter la Lamazerie de Koumboun chez les Si-fan ou Thibétains orientaux. Comme nous avions résolu d'apprendre la langue thibétaine et de nous mettre au courant des doctrines du Bouddhisme, nous séjournâmes pendant plus de six mois dans ce célèbre couvent de lamas.

« Koumboun est la patrie de Tsonka-Remboutchi, célèbre réformateur de la religion bouddhique. Les traditions lamanesques rapportent que Tsonka-Remboutchi, né miraculeusement, coupa ses cheveux à l’âge de sept ans et adopta la vie religieuse. Après avoir étudié longtemps les prières sous la conduite d'un lama à grand nez, venu du ciel d'occident, il révéla sa mission divine et partit pour le Thibet. C'est là qu'il commença à établir la reforme bouddhique dans les habits religieux et les formules liturgiques. Cette réforme est suivie dan» le Thibet et la Tartarie. Maintenant on distingue des lamas de deux espèces, les lamas à habits jaunes et les lamas à habits gris, c'est-à-dire les bonzes de Chine qui n'ont pas voulu entrer dans les principes de la réforme. Koumboun est une lamazerie qui jouit de la plus grande célébrité ; elle compte plus de trois mille lamas.

« Sa position offre à la vue un aspect vraiment enchanteur. Qu'on se figure une montagne partagée par un profond ravin, d'où s'élèvent de grands arbres incessamment peuplés de corbeaux et de corneilles au bec jaune. Des deux côtés du ravin et sur les flancs de la montagne, s'élèvent en amphithéâtre les blanches habitations des lamas, toutes de grandeurs différentes, toutes entourées de petits jardins et surmontées de belvédères. Parmi ces modestes maisons dont la propreté et la blancheur font toute la richesse, on voit saillir de nombreux temples bouddhiques aux toits dorés, étincelant de mille couleurs et entourés d'élégants péristyles. Pourtant ce qui frappe le plus, c'est de voir circuler dans les nombreuses rues de la Lamazerie tout ce peuple de lamas, revêtus d'habits rouges et coiffés d'un grand bonnet jaune en forme de mitre. Leur démarche est ordinairement grave et silencieuse. Nous sommes restés longtemps à Koumboun, et pour rendre hommage â la vérité je dois dire que nous avons eu toujours à admirer la paix et la concorde qui règnent parmi ses nombreux habitants. Ils se traitent avec respect et politesse ; les devoirs de l'hospitalité sont remplis parmi eux avec une cordiale générosité. Dès notre arrivée dans la lamazerie, un lama que nous ne connaissions nullement nous offrit sa maison, et pendant le long séjour que nous y fîmes, nous eûmes toutes les peines du monde pour l'empêcher de remplir à notre égard les offices d'un serviteur.

« Une discipline très-sévère contribue beaucoup à maintenir dans la lamazerie la paix et le bon ordre : les infracteurs de la règle, qu'ils soient jeunes ou vieillards, sont châtiés à coups de barres de fer, dont marchent toujours armés les chefs chargés de la discipline. Ceux qui se rendent coupables du moindre larcin sont expulsés après avoir été marqués au front d'un signe d'ignominie, avec un fer rougi au feu. Les punitions ne sont pas abandonnées, pourtant, à l'arbitraire des supérieurs. Il y a deux tribunaux qui, dans les cas graves, procèdent juridiquement au jugement des accusés.

« L'enseignement lamanesque se divise en quatre sections ou facultés. La première est la faculté des prières ; c'est la plus estimée et la plus nombreuse ; on place en second lieu la faculté de médecine, puis vient la faculté de mysticité et enfin la faculté des formules liturgiques.

« La naissance et la vie de Tsonka-Remboutchi, l'histoire de la réforme bouddhique, son culte et ses croyances, le régime et la discipline de la lamazerie, l'enseignement des quatre facultés bouddhiques, tout eela a dû fixer notre attention et être l'objet de nos études pendant notre séjour à Koumboun. Je pourrais entrer sur tous ces points dans des détails nombreux et pleins d'intérêt, mais pour cette fois je dois me borner à faire un court et rapide sommaire.

« Il y avait plus de trois mois que nous résidions à Koumboun, et depuis longtemps nous étions scandaleusement infracteurs d'une grande règle de la lamazerie. Les étrangers qui ne font que passer à Koumboun, ou qui doivent seulement y faire un court séjour, ont la faculté de s'habiller à leur gré ; mais ceux qui sont attachés à la lamazerie et ceux qui doivent y résider pendant l'espace de plus de deux mois, sont obligés de revêtir les habits sacrés des lamas. On est très-sévère sur cette règle d'uniformité. Plus d'une fois on nous avait avertis à ce sujet. Enfin les autorités nous firent dire que puisque notre religion ne nous permettait pas de porter les habits sacrés des lamas, on nous invitait à résider dans la petite lamazerie de Tchogortan, distante de Koumboun de près de vingt minutes de chemin. Dans cette détermination on usa de la plus grande délicatesse.

« Tchogortan est comme la maison de campagne de la faculté de médecine. Les grands lamas et les étudiants qui appartiennent à cette faculté, s'y rendent tous les ans vers la fin de l'été et y passent ordinairement quinze jours, occupés à aller recueillir les plantes médicales, sur les montagnes environnantes. Pendant le reste de l'année, les maisons, pour la plupart, sont désertes ; on y rencontre seulement quelques lamas contemplatifs qui ont creusé leur cellule dans les rochers les plus escarpés de la montagne. Nous demeurâmes à Tchogortan pendant quelques mois, continuant de nous occuper de l'étude du thibétain, tout en veillant à la garde de nos chameaux. De temps en temps nous allions faire des promenades à Koumbom, et presque tous les jours nous recevions, à Tchogortan, la visite de quelques lamas surtout de ceux qui étaient les plus zélés à s'instruire des vérités chrétiennes.

« Au mois d'août 1845, pour célébrer l'anniversaire de notre départ de la vallée des eaux noires, nous nous remimes en route. Notre petite caravane s'était augmentée d'un chameau, d'un cheval et d'un lama du mont Ralchico que nous reçûmes en qualité de pro-chamelier. Nous rentrâmes ainsi dans la vie nomade et nous allâmes dresser notre tente sur les bords de la mer bleue.

« Le Kou-kou-noor (lac bleu) est appelé par les Chinois Hin-hai (mer bleue). Les Chinois ont raison d'appeler mer plutôt que lac cet immense réservoir d'eau qui se trouve dans la Tartarie. Il a, en effet, son flux et reflux, son eau est amère et salée, et quand on en approche, l'odorat est saisi par une forte odeur marine. Au milieu de la mer bleue, vers la partie occidentale, est une petite île où est bâtie une lamazerie. Une vingtaine de lamas contemplatifs l'habitent. On ne peut pas aller les visiter, car il n'y a pas une seule barque sur toute l'étendue de la mer bleue ; du moins, nous n'en avons jamais aperçu, et les Mongols nous ont assurés que parmi eux personne ne s'occupait de navigation. Seulement pendant l'hiver, au temps des grands froids et lorsque la mer est glacée, les Tartares organisent leurs caravanes, et vont en pèlerinage à la petite lamazerie. Ils apportent leurs offrandes aux lamas contemplatifs, dont ils reçoivent en échange des bénédictions pour la bon té des pâturages et la prospérité de leurs troupeaux.

« Le Kou-kou-noor est d'une grande fertilité. Quoique dépourvu d'arbres et de forêts, son séjour est assez agréable : les herbes y sont d'une prodigieuse hauteur. La pays est entrecoupé d'un grand nombre de ruisseaux qui fertilisent le sol et permettent aux grands troupeaux île se désaltérer à satiété. Du côté du pays rien ne manquerait, ce semble, au bonheur des tartares nomades du Kou-kou-noor. Mais peut-il y avoir de bonheur sans paix et tranquillité ? Ces pauvres mongols vivent toujours dans l'appréhension des attaques des brigands. Quand ceux-ci paraissent, on se livre un combat à outrance, et si les brigands sont les plus forts, ils emmènent les troupeaux et mettent le feu aux iourtes. Aussi les habitants des bords de la mer bleue veillent à la garde de leurs troupeaux, toujours à cheval, toujours la lance à la main, un fusil en bandoulière et un grand sabre passé à la ceinture. Quelle différence entre ces vigoureux pasteurs à longues moustaches et les mignons bergers de Virgile, toujours occupés à jouer de la clarinette ou à parer de rubans et de fleurs printanières leur joli chapeau de paille d'Italie !

« Nous séjournâmes pendant une quarantaine de jours sur les bords de la mer bleue. Mais les nouvelles de l'arrivée des brigands nous forcèrent souvent de décamper et de suivre les caravanes tartares qui ne faisaient que changer de place, sans jamais s'éloigner trop des magnifiques pâturages qui avoisinent le noor. Ces brigands sont des tribus du Sifan ou thibétains à tentes noires, qui habitent du côté des monts Bayen-hara, vers les sources du fleuve jaune ; leurs bandes nomades sont très-nombreuses et connues sous le nom générique de Kolo. On nous fit la nomenclature de ces hordes de brigands, et c'est alors seulement que nous entendîmes parler des Kolo-kalmouks. Ce qu'on appelle Kalmoukie est quelque chose de purement imaginaire. Les Kalmouks ne sont qu'une tribu de Kolo ou thibétains à tente noire. Les cartes géographiques sont aussi très-fautives au sujet du Kou-kou-noor. On donne à ce pays beaucoup trop d'étendue. Quoiqu'il soit divisé en vingt-neuf bannières, il doit se terminer à la rivière Tsaidam. Là commence un autre pays mongol qu'on désigne par le nom de Tsaidam.

« D'après les traditions populaires du pays, la mer bleue n'a pas toujours existé où on la voit maintenant. Un vieux tartare nous raconta que cette mer occupait primitivement, dans le Thibet, la place où s'élève actuellement la ville de Lassa ; mais qu'un jour toutes ces eaux abandonnèrent leur antique réservoir et vinrent, par une marche souterraine, jusqu'à l'endroit où elles sont aujourd'hui. Cette singulière histoire nous fut aussi racontée à Lassa avec peu de changements. Je regrette de ne pouvoir l'écrire ici ; les détails en seraient trop longs.

« Pendant notre séjour dans le Kou-kou-noor, nous fîmes les préparatifs pour la longue route que nous allions entreprendre. Nous attendions journellement le retour de l'ambassade thibétaine qui, l'année précédente, s'était rendue à Pékin ; nous avions dessein de nous joindre à la caravane pour aller jusqu'à Lassa étudier les croyances tartares à la source même d'où elles émanent. Tout ce que nous avions vu et entendu durant notre voyage, nous faisait espérer qu'à Lassa nous trouverions un symbolisme plus épuré et peut-être moins vague. En général les croyances des lamas sont toujours indécises et flottantes au milieu d'un vaste panthéisme dont ils ne peuvent se rendre compte. Quand on leur demande quelque chose de net et de positif, ils sont toujours dans un embarras extrême, et se rejettent les uns sur les autres; les disciples ne manquent jamais de dire que les maîtres savent tout ; les maîtres invoquent la toute-science des grands lamas ; les grands lamas se regardent comme des ignorants à côté des saints de telle et telle lamazerie. Toutefois grands et petits lamas, disciples et maîtres, ils disent tous que la vraie doctrine vient de l'occident ; Us sont unanimes sur ce point. « Plus vous avancerez vers l'occident, nous disaient-ils, plus la doctrine se manifestera pure et lumineuse. » Quand nous leur faisions l'exposé des vérités chrétiennes, ils se contentaient de dire avec calme : « Nous autres nous n'avons pas lu toutes les prières. Les lamas de l'occident vous expliqueront tout, vous rendront compte de tout. Nous avons foi aux traditions venues de l'occident. »

« Au reste ces paroles ne sont que la confirmation d'un fait qu'il est aisé de remarquer sur tous les points de la Tartarie. Il n'est pas une seule lamazerie de quelque importance, dont le grand lama ou supérieur ne soit un homme venu du Thibet. Un lama quelconque qui a fait un voyage dans ce pays est regardé comme un homme supérieur, comme un voyant, aux yeux duquel ont été dévoilés tous les mystères des vies passées et futures au sein même de l’éternel sanctuaire et dans la terre des esprits (1)[2].

« Le 15 octobre, l'ambassade thibétaine arriva dans le Kou-kou-noor, et nous nous mîmes en route. La troupe avait été grossie d'un grand nombre de caravanes mongoles qui profitaient de cette excellente occasion pour faire le voyage du Thibet. On peut porter au nombre suivant les hommes et les animaux qui composaient cette grande caravane : deux mille hommes, douze cents chameaux, autant de chevaux et quinze mille bœufs à long poil, connus sous le nom d' yak ou bœuf grognant.

« L'ambassade thibétaine est en réalité une spéculation commerciale entre Lassa et Pékin. Les bœufs et les chameaux sont destinés au transport des marchandises et des vivres. Ce serait chose intéressante et curieuse que de décrire en détail la marche et les mouvements de cette grande caravane, qui s'en allait par troupes et par pelotons à travers le désert, s'arrêtant tous les jours dans les plaines, dans les vallées, aux flancs des montagnes ; tous les jours improvisant avec ses tentes, si nombreuses et si variées, des villes et des villages qui s'évanouissaient le lendemain pour reparaître encore le jour d'après. Quel étonnement pour ces vastes et silencieux déserts de se voir tout-à-coup traversés par une multitude si bruyante et si nombreuse !

« Après quinze jours de marche parmi les magnifiques plaines du Kou-kou-noor, nous arrivâmes chez les Mongols du Tsaidam. Le pays est infécond et sauvage. Le terrain aride et salpètreux produit à peine quelques broussailles desséchées. Cette nature si triste et si morose semble aussi avoir gagné le cœur des habitants. Ils paraissent tous avoir le spleen ; ils parlent peu et leur accent est très-guttural. Nous rencontrâmes dans le pays de Tsaidam quelques restes de lamazeries qui, depuis peu de temps, avaient été dévastées et incendiées par les brigands.

« L'abattement fut général, quand nous arrivâmes aux pieds de la montagne Borhan-bota qui, disait-on, se trouve toujours enveloppée de vapeurs pestilentielles. Avant d'en commencer l'ascension, chacun prit les mesures sanitaires enseignées par la tradition et qui consistent à manger quelques grains d'ail. Enfin on se hasarda à grimper sur les flancs du Borhan-bota. Mais bientôt les chevaux se refusent à porter leurs cavaliers ; chacun va donc à pied, marchant à petit pas. Insensiblement tous les visages blanchissent, le cœur s'affadit et les jambes ne peuvent plus fonctionner. Mon Dieu, quelle misère ! on est anéanti, brisé, et pourtant il faut encore ramasser toute son énergie pour assommer les animaux qui se couchent à chaque pas et refusent d'avancer. La moitié de la troupe, par mesure de prudence, s'arrêta en chemin dans un enfoncement de la montagne. L'autre moitié, par prudence aussi, se tua en efforts pour ne pas mourir asphyxiée au milieu de cet air chargé d'acide carbonique. Nous fûmes de ceux qui franchirent le Borhan-bota d'un seul coup. Quand nous fûmes au sommet nos poumons se dilatèrent enfin à leur aise. Descendre la montagne ne fut qu'un jeu, et nous pûmes aller dresser notre tente loin de cet air meurtrier.

« Le passage du Borhan-bota n'avait été qu'un apprentissage. Le mont Chuga allait bien autrement meure à l'épreuve nos forces et notre courage. Comme la journée devait être longue et pénible, le coup de canon qui d'ordinaire annonçait le départ se fit entendre à une heure après minuit. Quand la grande caravane commença à s'ébranler, la nuit était pure et la lune resplendissante. Nous n'étions pas encore arrivés au sommet et le jour était sur le point de paraître, lorsque le ciel se rembrunit et le vent se mit à souffler avec une violence qui allait toujours croissant. Les versants opposés étaient encombrés de neige ; les animaux en avaient jusqu'au ventre, et souvent ils allaient se précipiter dans des gouffres dont il leur était difficile de sortir ; il en périt plusieurs. Nous marchions à l'encontre d'un vent si glacial et si fort, que la respiration se trouvait parfois arrêtée. Malgré nos épaisses fourrures, nous tremblions à chaque instant d'être tués par le froid. A l'exemple de plusieurs voyageurs, je montai à rebours sur mon cheval et je le laissai aller au gré de son instinct. Lorsqu'on fut arrivé au pied de la montagne et qu'il fut enfin permis de se reconnaître, on remarqua plus d'une figure gelée. M. Gabet eut à déplorer la mort passagère de son nez et de ses oreilles.

« Ce fut au mont Chuga que commença sérieusement la longue série de nos misères. La neige, le vent et le froid se déchaînèrent sur nous avec une fureur de jour en jour plus violente. Nous entrions dans les steppes du Thibet, c'est-à-dire dans le pays le plus affreux qu'on puisse imaginer. Les hommes et les animaux étaient sans cesse contraints de fouiller dans la neige, ceux-ci pour pouvoir brouter un peu d'herbe, et nous pour déblayer quelques argols (1)[3], unique chauffage qu'on rencontre dans le désert. Dès ce moment, la mort commença à planer sur la grande caravane. Tous les jours on était forcé d'abandonner sur la route des chameaux, des bœufs, des chevaux, qui ne pouvaient plus se traîner. Le tour des hommes vint un peu plus tard. Nous cheminions, du reste, comme dans un vaste cimetière. Les ossements humains et les carcasses d'animaux qu'on rencontrait à chaque pas semblaient nous dire sans cesse que sur cette terre meurtrière et au milieu de cette nature sauvage, les caravanes qui nous avaient précédés n'avaient pas trouvé un sort meilleur que le nôtre.

« Ma santé se maintenait ; mais bientôt j'eus l'inexprimable malheur de voir M. Gabet malade. Il tomba dans une extrême faiblesse ; ses forces avaient été brisées par le passage du mont Chuga. Combien l'avenir était sombre ! encore deux mois de route pendant les horreurs de l'hiver !

« Nous étions en présence des montagnes Bayen-hara. Des pieds jusqu'à la cime tout était enveloppé d'une épaisse couche de neige. Dieu dans sa bonté infinie nous donna assez de courage et de force pour franchir ces redoutables hauteurs. Après quelques jours de marche nous allâmes dresser notre tente sur les bords du Mouren-ousson.

« Vers sa source, ce fleuve magnifique porte le nom de Mouren-ousson. Plus bas il s'appelle Kin-cha-kiang, en Chine c'est le Yia-dze-kiang ou fleuve bleu. Quand nous passâmes le Mouren-ousson sur la glace, un spectacle singulier s'offrit à nos yeux. Nous avions déjà remarqué de loin des objets informes qui paraissaient incrustés dans la glace au milieu de ce grand fleuve. Quel fut notre étonnement quand nous reconnûmes plus de cinquante bœufs sauvages qui, sans doute, s'étaient mis à la nage au moment de la concrétion des eaux. Leurs grandes têtes surmontées de cornes monstrueuses étaient à découvert, le reste du corps était pris dans la glace.

« Nous avons souvent aperçu dans les déserts du Thibet de grands troupeaux de bœufs sauvages. Ces animaux sont d'une grosseur démesurée. Leur poil est long et ordinairement noir ; quelquefois il tire sur le fauve. Ces bœufs sont surtout remarquables par la grandeur et la belle forme de leurs cornes. Quand on en trouve quelques-uns qui se sont isolés du troupeau, on peut se hasarder à les mitrailler. Mais il faut que les chasseurs soient en grand nombre pour bien assurer leur coup ; car s'ils ne tuent pas cet animal facile à irriter, ils en seront infailliblement broyés et mis en pièces.

« Nous avons souvent aussi fait la rencontre de certains animaux que les gens du pays nomment mulets-sauvages. Ils ont le corps petit et effilé. Leur poil est invariablement roux sur le dos ; mais sous le ventre, au front et aux jambes il tire sur le blanc. Leurs oreilles sont longues et semblables à celles des ânes et des mulets. Leur tète, grosse et disgracieuse, n'est nullement proportionnée à l'élégance de leur corps. Ils sont d'une étonnante agilité, mais d'un caractère peu farouche ; quelquefois nous les avons vus folâtrer avec les chevaux de la caravane. Pourtant à l'approche de l'homme ils prennent la fuite, et les gens du pays nous ont assurés qu'on n'avait jamais pu en apprivoiser. Ce quadrupède est incontestablement ce que les naturalistes appellent cheval hémione ou demi-âne. Les chèvres jaunes, les rennes, et les bouquetains abondent dans le Thibet antérieur.

« Après le passage du Mouren-ousson, la caravane commença à se débander. Ceux qui avaient des chameaux voulurent prendre les devants, de peur d'être trop retardés par la marche lente des bœufs. D'ailleurs la nature du pays ne permettait plus à une aussi grande troupe de camper dans le même endroit.

« Bientôt un affreux ouragan qui dura pendant quinze jours vint se joindre aux horreurs d'un froid intolérable. Les animaux étaient décimés par la mort. Les misères de tout genre avaient jeté les pauvres voyageurs dans un abattement voisin du désespoir. Quel spectacle affreux de voir ces hommes qu'on abandonnait mourants le long du chemin ! quand un malade ne pouvait plus ni parler ni se mouvoir, on disposait à côté de lui sur une pierre un petit sac de farine d'orge et une écuelle de bois, et puis la caravane continuait sa route. Après que tout le monde était passé, alors les corbeaux et les vautours qui tournoyaient dans les airs s'abattaient sur cet infortuné qu'ils déchiraient tout vivant. Trente-neuf hommes furent ainsi abandonnés avant leur mort à la voracité des oiseaux de proie.

« M. Gabet était dans un état alarmant. Ses pieds et sa figure étaient gelés, ses lèvres déjà livides et ses yeux presque éteints. Si encore on eût pu lui donner quelque soulagement ! Nous n'avions d'autre moyen que de l'envelopper entièrement dans des couvertures et puis de fisseler le tout sur un chameau. S'arrêter était chose impossible. Malgré cette déplorable situation, nous étions forcés de continuer notre route. Pour comble de malheur les vivres commencèrent à nous manquer. Il ne nous restait plus que quelques mesures de farine d'orge. Pendant quinze jours nous dûmes nous contenter d'une modique ration. Humainement parlant nous devions périr, mais la bonté infinie de Dieu était toujours là pour veiller sur nous.

« Un jour que nous suivions les sinuosités d'un vallon, le cœur oppressé par de tristes pensées, voilà que tout-à-coup nous voyons apparaître des cavaliers sur la cime des montagnes environnantes. Nous ne pûmes nous empêcher d'éprouver un frémissement subit, en les voyant se précipiter vers nous avec impétuosité. Dans ce pays désert et inhabité que faisaient ces cavaliers ? Nous ne doutâmes pas un instant que nous étions tombés entre les mains des brigands. Leur allure d'ailleurs n'était nullement propre à nous rassurer. Un fusil en bandoulière, deux grands sabres suspendus de chaque côté de la ceinture, des cheveux noirs et huileux qui tombaient en longues mèches sur les épaules, des yeux flamboyants et une peau de loup sur la tête en guise de bonnet, tel était le portrait des personnages dont nous étions environnés. Ils étaient au nombre de vingt-sept, et de notre côté nous étions seulement dix-huit voyageurs ; car depuis quelques jours nous avions pris les devants sur le gros de la troupe. Après qu'on eut mis pied à terre de part et d'autre, un courageux Thibétain de notre petite bande s'avança pour parler au chef des brigands. A la suite d'une conversation assez animée : — « Quel est cet homme ? dit le Kolo, en indiquant de la main M. Gabet qui était encore attaché sur son chameau. — C'est un grand lama du ciel d'occident répondit le marchand thibétain : la puissance de ses prières est infinie. » Le Kolo porta aussitôt ses deux mains jointes au front, adressa quelques paroles à voix basse au marchand thibétain ; puis, ayant fait un signe à ses compagnons de brigandage, ils montèrent tous à cheval, partirent au grand galop et disparurent derrière les montagnes. « N'allons pas plus loin, nous dit le marchand thibétain, dressons ici notre tente. Les 'Kolo sont des brigands, mais ils ont le cœur grand et généreux ; quand ils verront que nous restons sans peur entre leurs mains, ils ne nous attaqueront pas ; d'ailleurs, ajouta-t-il, je crois qu'ils redoutent beaucoup la puissance des lamas du ciel d'occident. » Sur son avis, nous n'allâmes pas plus loin et nous dressâmes la tente. Pendant la nuit nous dormîmes d'un œil seulement, et le lendemain nous continuâmes en paix notre route. Parmi les voyageurs qui se rendent à Lassa il en est peu qui puissent se vanter d'avoir vu les fameux Kolo de si près sans en avoir reçu aucun mal.

« Nous venions d'échapper à un grave danger, mais il s'en préparait un autre plus formidable, nous disait-on, quoique d'une nature différente. Nous commencions à gravir la vaste chaîne des monts Tanla. Au dire de nos compagnons de voyage, tous les malades devaient mourir sur le plateau, et les bien portants y endurer une forte crise. M. Gabet avait été irrévocablement condamné à mort par les gens à expérience. Après six jours de pénible ascension, nous arrivâmes enfin sur ce fameux plateau, le point peut-être le plus élevé du globe. Nous apercevions comme à nos pieds les pics et les aiguilles de ces immenses massifs dont les derniers rameaux allaient se perdre dans l'horizon. Nous voyageâmes pendant douze jours sur les hauteurs du Tanla, et par bonheur nous n'eûmes jamais de mauvais temps.

Dieu nous envoya tous les jours un soleil bienfaisant et tiède pour tempérer un peu la froidure de l'atmosphère. Cependant l'air fortement oxigéné était d'une vivacité extrême. Il périt beaucoup d'animaux ; notre petit mulet fut du nombre. Les tristes prophéties qui avaient été faites au sujet de M. Gabet se trouvèrent avoir menti : ces redoutables montagnes lui rendirent au contraire la santé et ses forces premières.

« La descente du Tanla fut brusque, longue et rapide ; elle dura quatre jours entiers. Après quelques étapes, nous rencontrâmes des sources thermales d'une extrême magnificence. Parmi d'énormes rochers on voyait comme de grands réservoirs où l'eau bouillonnait avec violence. Quelquefois elle jaillissait en colonne comme si elle fût sortie d'un corps de pompe. Au-dessus de ces grandes sources, des vapeurs épaisses s'élevaient dans les airs et se condensaient en nuages. Ces eaux sont sulfureuses. Les malades thibétains s'y rendent quelquefois de fort loin pour prendre des bains.

« Nous arrivions insensiblement vers les pays habités. Déjà nous commencions à apercevoir çà et là quelques tentes noires dont la vue nous épanouissait le cœur. Les thibétains nomades ne logent pas dans les ïourtes de feutre comme les Mongols, ils demeurent sous de grandes tentes faites avec de la toile noire. Leur forme est ordinairement hexagone : mais le système de perches et de cordages qui les tiennent fixées en terre est si bizarre, que je renonce à pouvoir en donner une idée exacte par écrit. Ce qui dans le monde connu ressemblerait le plus à la tente noire des thibétains, ce serait une araignée monstrueuse qui se tiendrait immobile sur ses hautes et maigres jambes, mais de manière à ce que son large abdomen touchât à terre.

« Les Thibétains nourrissent peu de chevaux, mais leurs coursiers sont d'une race supérieure à celle qu'on voit en Tartarie. Les chameaux qu'on rencontre dans le pays, appartiennent tous aux Mongols qui les laissent au pâturage pendant leur séjour à Lassa. Les troupeaux des thibétains nomades se composent de bœufs à long poil et de moutons. L' yak ou bœuf à long poil est trappu, ramassé et moins gros que le bœuf ordinaire ; il a le front large et les yeux gros ; il grogne comme le cochon, mais sur un ton plus fort et plus prolongé. Tout son corps est couvert d'un poil long, fin et luisant. Celui qui est sous le ventre descend ordinairement jusqu'à terre. L' yak a les pieds faits comme ceux des chèvres ; aussi aime-t-il à gravir les montagnes et à courir à travers les précipices. Quand il prend ses ébats il redresse et agite la queue, dont l'extrémité se termine par une touffe de poil en forme de panache. Il porte entre les épaules une assez grosse protubérance qui sert à retenir l'attelage quand on l'applique à la charrue ; car, quoi qu'on ait pu en dire, il sert très-bien au labour. La chair de l' yak est excellente ; le lait que donne la vache à long poil est délicieux, et le beurre qu'on en fait au-dessus de tout éloge.

» La station thibétaine la plus importante qu'on rencontre en allant à Lassa, est située sur les bords de la rivière Na-ptchu, désignée sur la carte par le nom mongol de Khara-oussou (1)[4]. On nous raconta qu'à une époque très-reculée, un roi du Kou-kou-noor ayant fait la guerre aux Thibétains, les subjugua en grande partie, et donna le pays de Na-ptchu aux soldats qu'il avait amenés avec lui. Quoique les Tartares soient actuellement fondus dans les Thibétains, on peut encore remarquer parmi les tentes noires de Na-ptchu un grand nombre d'iourtes mongoles. Les caravanes qui se rendent à Lassa doivent rester quelques jours dans ce pays pour organiser un nouveau système de transport. La difficulté des chemins ne permet pas aux chameaux d'aller plus loin. Nous vendîmes donc les nôtres, et après avoir loué des bœufs à long poil nous continuâmes notre marche.

« La route qui conduit de Na-ptchu (1)[5] à Lassa est en général rocailleuse et fatigante. Quand on arrive à la chaine des monts Koiran elle est d'une difficulté extrême. Pourtant on éprouve la joie inexprimable de se trouver dans un pays de plus en plus habité. Les tentes noires qu'on aperçoit dans le lointain, les nombreux pèlerins qui se rendent à Lassa, les innombrables inscriptions gravées sur des pierres amoncelées le long de la route, tout contribue un peu à alléger les rigueurs du voyage.

« A mesure qu'on approche de Lassa le caractère exclusivement nomade des Thibétains s'efface peu à peu. Déjà quelques champs cultivés apparaissent dans le désert ; les maisons remplacent les tentes noires, enfin les bergers ont disparu, on se trouve au milieu d'un peuple agricole !

« La grande vallée de Pampou, faussement appelée Panetou sur la carte, est un pays magnifique. L'agriculture y est florissante ; les fermes sont d'un aspect ravissant. Pour le moment je ne dirai rien sur les Thibétains, parce qu'en parlant de notre séjour à Lassa, j'aurai à m'étendre sur ce peuple si peu connu en Europe.

« A Pampou notre caravane fut obligée de se transformer encore une fois. C'est là que s'arrêtent ordinairement les bœufs à long poil. Ils sont remplacés par des ânes robustes et accoutumés à porter de lourds fardeaux. Nous n'étions séparés de Lassa que par une montagne, c'était peut-être la plus ardue et la plus escarpée de toutes celles que nous avions vues. Les Thibétains et les Mongols la gravissent avec une grande dévotion. Les pèlerins, disent-ils, qui ont le bonheur d'arriver au sommet obtiennent la rémission complète de leurs péchés. Ce qu'il y a de bien certain, c'est que si cette montagne n'a pas le pouvoir de remettre les péchés, elle a du moins celui d'imposer une rude et forte pénitence à ceux qui la franchissent. Pendant presque tout le temps nous fumes obligés de marcher à pied. Impossible d'aller à cheval parmi ces sentiers escarpés et rocailleux.

« Le soleil venait de se coucher, quand nous entrâmes dans une belle et spacieuse vallée. Lassa était devant nos yeux. Cette multitude d'arbres séculaires qui entourent la ville, ces maisons blanches, hautes et terminées en plate-forme, ces temples nombreux aux toitures dorées, mais surtout ce Bouddha-la où s'élève le palais grandiose du Talé lama, tout donne à la capitale du Thibet un aspect majestueux et imposant.

« A l'entrée de la ville, des Mongols que nous avions connus en route et qui nous avaient précédés de quelques jours, vinrent nous recevoir. Ils nous invitèrent à mettre pied à terre dans un logement qu'ils nous avaient préparé. Nous arrivâmes à Lassa le 29 janvier 1846. Il y avait dix-huit mois que nous étions partis de la vallée des Eaux noires.

« Permettez-moi, monsieur et très-honoré Père, de m'arrêter ici pour le moment. Dans une prochaine lettre je continuerai le sommaire que j'ai commencé.

« Votre soumis et respectueux enfant,

« E. Huc, Prêtre de la Mission. »



  1. (1) La Carte d’Andriveau-Goujou donne deux noms à ce pays : Goudja ou Ili.
  2. (1) Lassa veut dire en thibétain terre des esprits. Les Mongols appellent cette ville Moxiche-dhot, c'est-à-dire Sanctuaire éternel.
  3. (1) Quand la fiente des animaux est propre à être brûlée, les Tartares l'appellent Argol.
  4. (1) Na-ptchu, en thibétain et Khara-oussou en mongol signifient également eau noire.
  5. (1) Aux environs de Ka-ptchu il y a de grands réservoirs de borax. Les Thibétains s'en servent pour faciliter la fusion des métaux et souder tes ouvrages d'orfèvrerie.