Les vieux conteurs français. — Travaux de l’érudition contemporaine sur les origines de la littérature française

Les vieux conteurs français. — Travaux de l’érudition contemporaine sur les origines de la littérature française
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 107 (p. 419-441).
LES
VIEUX CONTEURS FRANÇAIS

TRAVAUX DE l’ÉRUDITION CONTEMPORAINE SUR LES ORIGINES DE LA LITTERATURE FRANÇAISE.


I. — LES ROMANS CHEVALERESQUES. — LES QUATRE CYCLES.

Il y a tantôt un demi-siècle, un écrivain qui a laissé dans l’érudition française une trace profonde, M. Fauriel, publiait ici même sur les Epopées chevaleresques une étude que l’on peut regarder comme le point de départ des importans travaux auxquels ont donné lieu les origines de notre littérature nationale. MM. Ampère, Magnin, Vitet, sont venus à leur tour ouvrir de nouvelles perspectives dans les profondeurs de ce monde féodal qui a élevé si haut le sentiment de l’honneur et de la gloire militaire[1]. Cette veine une fois ouverte, il s’est formé toute une école, ardente aux recherches et parfaitement initiée aux secrets du moyen âge, qui nous a rendu, par des publications de textes ou des analyses historiques et critiques, les œuvres des rapsodes français depuis le XIe siècle jusqu’aux premières années du XVe Cette école est représentée par MM. Francisque Michel, Guessard, de La Villemarqué, Paulin Paris, Gaston Paris, Gautier, Hippeau, Meyer, d’Héricault, Moland, Michelant, de Montaiglon, et grâce à ses travaux nous connaissons aujourd’hui dans l’ensemble et le détail les nombreuses productions des trouvères de la langue d’oil. Elle a en même temps complété les belles et savantes études de Raynouard sur la littérature de la langue d’oc et cette brillante civilisation du midi qui a donné dans l’espace de deux siècles plus de trois cent cinquante poètes.

Les chansons de geste[2], que l’on désigne aussi sous le nom de poèmes ou romans chevaleresques, tiennent le premier rang dans l’histoire littéraire du moyen âge. Nés des chants populaires et enfermés d’abord dans un cadre fort étroit, ces poèmes ont été sans cesse en se développant. De nouveaux récits sont venus s’ajouter aux récits primitifs; ils ont formé des branches, parce qu’ils étaient comme des rameaux greffés sur le même tronc, et ces branches elles-mêmes ont formé des cycles, parce qu’elles embrassaient comme dans un cercle les événemens d’une même période ou la vie d’un même personnage, autour duquel venaient se grouper tous ceux qui, de près ou de loin, s’étaient associés à sa fortune, et des héros imaginaires créés par la fantaisie des conteurs. Nous avons eu ainsi les cycles de Charlemagne, — des croisades, — de la Table-Ronde et de l’antiquité, auxquels il faut ajouter quelques poèmes relatifs à l’histoire particulière des fiefs et des provinces, tels que Hervis de Metz et Garin le Lohérain.

Le cycle de Charlemagne, le plus ancien et le plus nombreux de tous, comprend non-seulement la jeunesse de ce grand homme, ses guerres, ses voyages et sa mort, mais même sa résurrection[3]. Il se subdivise en une quarantaine de branches, qui donnent plusieurs centaines de mille vers, et dans lesquelles figurent Roland, Aspremont, Ogier le Danois, les douze pairs, Fierabras, Gérard de Roussillon. Gui de Nanteuil, Berthe aux grands pieds, Huon de Bordeaux, Renaud de Montauban, Jean de Lanson, Désier, Yon de Gascogne. Les romans de cette série sont avant tout une glorification de la grande féodalité, telle qu’elle s’était constituée sous les premiers Capétiens.

Le cycle de la Table-Ronde appartient par la donnée première à l’histoire d’Angleterre; il a pour principal héros Arthus, penteyrn ou chef des Bretons insulaires, qui lutta avec un grand courage contre les invasions saxonnes. Après avoir fait subir aux étrangers de sanglantes défaites, il fut tué vers 542, sans que l’on ait jamais pu retrouver son corps. Une partie de ses sujets abandonnèrent leur pays plutôt que de se soumettre au joug de la conquête. Ils vinrent se fixer dans l’Armorique, et pendant de longues années ils attendirent son retour en célébrant ses exploits dans des chants qui se popularisèrent à l’ouest et au nord de la France, et se transformèrent en épopées. On lui attribua la fondation d’un ordre de chevalerie dont les membres, choisis parmi l’élite des preux, se réunissaient autour d’une table qui indiquait par sa forme ronde qu’ils étaient tous égaux entre eux comme les rayons d’un cercle. Ces chevaliers devinrent à leur tour le sujet d’épopées nouvelles ; ils se groupèrent autour d’Arthur comme les douze pairs autour de Charlemagne, et le récit de leurs aventures forma un nouveau cycle qui porte la profonde empreinte de sa double origine[4] : les traditions bretonnes s’y mêlent aux traditions de la féodalité française. On y voit figurer, comme le dernier représentant de la mythologie celtique, l’enchanteur Merlin, le fils de l’incube, le prophète de la revanche des Bretons, qui unit à la piété d’un moine la galanterie d’un poursuivant d’armes, les instincts sauvages d’un Celte, la science d’un clerc, la puissance surnaturelle d’un sorcier. Morgane, la reine du pays d’Avallon, le paradis des fées, sort comme Vénus de l’écume des flots ; maître Rigaudin de Galles, le Vulcain de la chevalerie, forge pour le fils d’Uter Pandragon des armures impénétrables à l’acier le mieux trempé ; la belle Esmérée, la fille du roi Gringars, changée en guivre par un abominable maléfice, fascine au milieu des ruines de la cité Gastée le valeureux fils de Gauvain ; le roi Ban, le roi Bor, le roi Loll et le roi Léodagan se disputent la couronne du pays de Galles ; les dragons blancs et les dragons roux, symbole des Bretons et des Saxons, se livrent sous la terre des combats acharnés qui font trembler les vieilles tours sur leur base. Lancelot, Ivain, Tristan, Perceforet, courent les aventures de guerre et d’amour, tandis que d’autres traversent les mers et les montagnes pour rechercher le saint Graal, ce vase trois fois sacré dans lequel le Sauveur avait, dit-on, mangé l’agneau pascal lorsqu’il célébra la cène avec ses disciples, et que Joseph d’Arimathie avait perdu pendant un voyage qu’il fit en Angleterre pour y annoncer l’Évangile.

Les souvenirs de la Table-Ronde sont toujours vivans dans la Bretagne ; les derniers échos de la langue gauloise se sont prolongés à travers les siècles sur cette terre de granit recouverte de chênes, comme l’appelle un de ses enfans. Cette veuve celtique n’a point donné sa main dans un hymen adultère aux hommes de race étrangère que le flot de la conquête a poussés sur ses landes hérissées d’ajoncs et ses grèves orageuses; elle se souvient des cours plénières de Clarion, du roi Arthur, qui les présidait assis dans un fauteuil de joncs verts, les pieds sur un tapis de drap aurore, les coudes appuyés sur un coussin de satin rouge; elle sait où s’élevait la tour dans laquelle Viviane, la fée des bois, avait enfermé Merlin; les nains velus et bossus y dansent encore pendant la nuit autour des pierres druidiques, et si vous passez dans la forêt de Rennes, dernier débris de la forêt de Brocéliande, on vous montrera la fontaine qui arrosait le perron de Bennanton.

Le cycle des croisades, ainsi que le mot l’indique, se rapporte aux guerres saintes et aux aventures plus ou moins vraies ou vraisemblables dont elles ont été l’occasion. A part les magiciens et les chevaux sarrasins, qui ne sont point étrangers à la science des sortilèges, et qui devancent dans leur course le vol de l’hirondelle, les romans de ce cycle suivent d’assez près les traditions historiques. Le merveilleux qui s’y rencontre en quelques pages est avant tout emprunté à l’Orient, et leur plus grand mérite, c’est d’avoir inspiré le Tasse, car le chantre d’Armide, comme le héros de Cervantes, professait pour les livres de chevalerie une admiration très vive; il en faisait sa lecture favorite, et la Jérusalem délivrée est tout entière en germe dès le XIIIe siècle dans la Chanson d’Antioche et la Chanson de la prise de Jérusalem.

Le cycle de l’antiquité ne diffère des trois autres que par les noms des lieux et des personnages, car les auteurs des romans d’Enéas ou d’Alexandre, du Siège d’Athènes ou du Siège de Troie, n’interrogent l’histoire grecque ou romaine que pour l’accommoder au goût de leur temps. Ils transforment les héros des âges antéchrétiens en chevaliers errans; ils les affublent de la cotte de mailles et du casque à ventail, blasonnent leur bouclier, et les engagent dans des aventures qui font souvenir de Chevillard. C’est ainsi qu’Alexandre le Grand, avant de partir pour la conquête du pays des Auxidraques, voulut savoir ce qui se passait au fond de la mer, et s’y fit descendre dans une lanterne éclairée par des lampes, à la grande surprise des poissons, gros et petits, qui venaient en foule nager autour de lui. Il voulut de même inspecter la voûte du ciel, et pour accomplir son voyage aérien il monta dans un grand panier attelé de griffons, auxquels il présenta un morceau de viande attaché au bout d’une perche; ceux-ci pour saisir la viande s’élevèrent dans les airs jusqu’au moment où ils vinrent se heurter contre le firmament, espèce de voûte en verre bleu où les étoiles sont fixées comme des clous d’or dans une tapisserie. Le héros macédonien toucha du doigt cette voûte splendide. Quand il l’eut examinée à loisir, il tint sa perche baissée, et les griffons, pour saisir la viande comme ils l’avaient fait en montant, redescendirent à tire-d’aile vers la terre. Les personnages les plus illustres de l’antiquité subissent tous la même dégradation. Virgile est transformé en une espèce de bohème qui devient amoureux de la fille d’un boulanger de Caen. Celle-ci lui donne rendez-vous dans sa chambre et le fait placer pendant la nuit dans le panier qui sert à monter extérieurement les farines. Quand le panier est arrivé à la hauteur du premier étage, elle en fixe la corde, et le poète jusqu’au lendemain reste suspendu sur sa route aérienne, en butte aux railleries des bourgeois, tout étonnés de trouver dans une situation pareille l’homme qu’ils avaient pris pour l’un des sept sages de la Grèce.

La littérature chevaleresque était née avec la féodalité; elle disparut avec elle. Malgré l’imperfection de la langue, l’absence de goût et de mesure, l’absurdité de certaines inventions, la perpétuelle répétition des mêmes faits, cette littérature offre çà et là de réelles beautés. Il en sort un souffle parfois puissant; on y rencontre en bien des pages des traits saillans de vérité pittoresque, de grandes pensées et de grandes images. Cependant des centaines de mille vers consacrés aux exploits de Charlemagne, de Roland, d’Arthur, des douze pairs, des neuf preux, des Amadis et des quatre fils Aymon, il n’est rien entré dans la formation définitive de la poésie française, et il devait en être ainsi, car la littérature chevaleresque n’avait aucune racine dans le monde réel.


II. — LES ROMANS D’AVENTURES.

A côté des romans en vers, où se résume dans sa plus haute expression l’idéalisme du moyen âge, nous rencontrons les romans d’aventures, qui se rapprochent par certains côtés de ces poèmes et par d’autres de nos romans modernes. Tout en faisant encore une large part à la fiction, ils s’inspirent en bien des points de l’observation de la vie réelle et de l’analyse des sentimens et des passions. Tels sont entre autres les romans de Flamenca[5], de Cristal et Larie, d’Amadis et d’Idoine, que l’auteur place parmi les merveilles du monde, parce qu’elle est bonne, fidèle et discrète, — de la Violette, du Roi Flore et de la Belle Jeanne, qui a fourni à Shakspeare le type de Cymbeline, — du Petit Jehan de Saintré et de la Dame des belles cousines, — du Très chevalereux comte d’Artois, — d’Amis et d’Amiles. L’amour conjugal a fourni le sujet du Très chevaleureux comte d’Artois. Ce vaillant chevalier avait épousé une femme jeune et jolie qu’il aimait tendrement; mais elle ne pouvait lui donner d’héritier. Menacé de voir s’éteindre sa race et son nom, il résolut, pour se distraire et se consoler, de courir le monde en cherchant aventure, et fit serment de ne point rentrer dans son comté et de ne point revoir sa femme « jusqu’à ce que trois choses qui sont comme impossibles soient advenues : » la première, qu’il eût un fils de sa femme et qu’il en fût le père sans qu’il s’en doutât le moins du monde, — la seconde, qu’il eût donné à sa femme son meilleur cheval, sans savoir que c’était à elle qu’il le donnait, — la troisième, qu’il lui eût donné son plus beau diamant à la même condition. Après avoir fait part à la comtesse de cette résolution étrange, il se mit en route, marcha droit devant lui, « adoucissant les furieux, humiliant les orgueilleux, apaisant les discordés, » et, plus heureux que le héros de la Manche, menant à bonne fin une foule d’aventures plus extraordinaires les unes que les autres.

Pendant ce temps, la comtesse sa femme s’était mise à sa recherche, dans l’espoir de le relever de son serment en faisant advenir les trois choses impossibles. Après de longs voyages, elle le retrouva en Espagne, et se mit à son service sous le nom de Philipot, en se déguisant si bien qu’il n’eut garde de la reconnaître. Elle ne tarda point à gagner ses bonnes grâces par ses prévenances et les soins dont elle l’entourait. Il se sentait attiré vers elle par un charme dont il ne pouvait se rendre compte, et lui confiait toutes ses pensées.

— Philipot, lui dit-il un jour, tu me vois triste et abattu; sais-tu pourquoi? C’est que la fille du roi de Castille m’a navré d’amour. Je ne sais que faire pour me mettre en grâce avec elle, et si tu pouvais décider cette beauté si haut assise à me prendre à merci, je ferais pour toi plus que pour un frère, et, quelque chose que tu me demandes, je ne te la refuserais pas.

La comtesse sut habilement profiter de l’occasion. Elle fit ses confidences à la gouvernante de la fille du roi de Castille, qui la seconda de son mieux dans l’accomplissement de son projet, et quand les trois choses impossibles furent accomplies, elle quitta l’Espagne pour se rendre en Artois sur le cheval que son mari lui avait donné sans savoir qu’elle était sa femme. Lorsqu’elle fut de retour dans la ville d’Arras, elle informa le très chevaleureux comte de la ruse qu’elle avait employée pour le relever de son serment. Celui-ci se hâta de revenir en France. Les deux époux, bénis de Dieu et chéris de leurs vassaux, passèrent tranquillement le reste de leurs jours dans leurs domaines, et, comme l’homme aux quarante écus, ils laissèrent une nombreuse postérité. La comtesse d’Artois rappelle en bien des points Mademoiselle de Belle-Isle, et l’analogie entre la comédie d’Alexandre Dumas et le roman du XIVe siècle est des plus frappantes. Y a-t-il eu imitation ou rencontre fortuite? Dumas, comme Molière, a-t-il pris son bien où il le trouvait ? Nous ne saunons le dire; mais, s’il y a eu simplement rencontre, il faut convenir que les jeux du hasard sont pour le moins aussi singuliers que les jeux de l’amour.

Le roman d’Amis et d’Amiles repose sur un fait historique[6]. Deux vaillans chefs de l’armée de Charlemagne, remarquables par leur ressemblance et liés depuis leur enfance par une étroite amitié, avaient été tués pendant la guerre de Lombardie, au combat de Mortere. L’église lombarde, opprimée par Didier, consacra la mémoire des deux guerriers morts pour sa cause; elle rédigea leur martyrologe : la Vie des saints martyrs Amis et Amiles. Les conteurs s’emparèrent du martyrologe, comme Corneille s’est emparé de la vie de saint Polyeucte, et la légende des deux frères d’armes fit le tour de l’Europe, car au moyen âge la littérature était comme le domaine commun de tous les peuples. Le dévoûment de l’amitié poussé jusqu’aux dernières limites du sacrifice et de l’abnégation, telle est la donnée générale du roman que l’on pourrait appeler une variante chrétienne de l’épisode de Nisus et d’Euryale. Après de nombreuses péripéties où les deux compagnons se dévouent l’un pour l’autre, Amis devient lépreux. Un ange lui apparaît pendant nuit. — Je suis Raphaël, dit-il, l’ange du Seigneur, qui vient t’apporter le remède de tes maux. Tu diras à Amiles, ton compagnon, qu’il tue ses deux enfans; tu te laveras avec leur sang, et tu seras guéri. — Il ne convient pas, répondit Amis, que mon compagnon commette un meurtre pour me rendre la santé. — L’ange lui dit : — Il faut qu’il en soit ainsi, — et il s’envola. Le pauvre lépreux ne pouvait comprendre qu’un ange fût descendu du ciel pour lui apporter un ordre aussi cruel; il en fit part à son compagnon. Alors Amiles commence à pleurer dans son cœur, et se dit en lui-même : — Amis s’est présenté devant le roi Charles pour mourir à ma place; pourquoi ne tuerais-je pas mes enfans pour lui? Il m’a gardé sa foi, pourquoi ne lui garderais-je pas la mienne? Abraham fut sauvé par la foi, les apôtres ont soumis les royaumes par la foi, et Dieu dit dans l’Evangile : « Vous devez faire aux autres ce qu’ils font pour vous. »

Amiles prit son épée, s’approcha du lit où dormaient ses enfans, se pencha sur eux, versa d’abondantes larmes et s’écria : — A-t-on jamais vu un père tuer volontiers ses enfans? Hélas ! hélas ! mes pauvres enfans, je ne serai plus un père, je serai un cruel meurtrier. — Les enfans se réveillèrent en sentant ses larmes tomber sur eux. Ils le regardèrent en souriant, et il leur dit : — Votre sourire tournera en larmes, car votre sang innocent sera bientôt répandu. — Cela dit, il coupa leurs têtes, les replaça sur le lit en les ajustant aux corps, les couvrit comme si les enfans dormaient, et lava son compagnon avec leur sang, en prononçant ces paroles : — Seigneur Dieu Jésus-Christ, qui commandes aux hommes de garder ta foi sur la terre, et qui as guéri le lépreux par un seul mot, daigne guérir aussi mon compagnon, pour lequel j’ai versé le sang de mes enfans.

Amis fut guéri, et ils rendirent grâce à Dieu en disant : — Béni soit Dieu, qui sauve ceux qui ont confiance en lui !

Amiles habilla son compagnon avec sa plus belle robe; ils allèrent tous deux à l’église, et comme ils entraient, les cloches se mirent à sonner d’elles-mêmes. Le peuple de la ville accourut pour savoir comment elles sonnaient ainsi miraculeusement.

L’heure de tierce était déjà passée, et le père et la mère ne s’étaient point rendus près des enfans; mais le père soupirait souvent, et la comtesse les demandait. Le comte lui dit : — Laissez-les dormir. — Il entra tout seul en leur chambre pour pleurer sur eux; mais il les trouva jouant sur leur lit. On voyait seulement sur leur cou:, à l’endroit où l’épée l’avait tranché, comme un petit fil rouge. Il les prit dans ses bras pour les porter à leur mère.

Peu de temps après le miracle de la résurrection des enfans et la guérison d’Amis, le pape Adrien envoya des messagers à Charlemagne pour implorer son secours contre Didier, roi des Lombards. Quoique l’empereur Charles eût une armée très nombreuse en Lombardie, Didier ne craignit point de marcher contre lui avec des troupes bien inférieures en force, car là où il avait un prêtre, Charles avait un évêque; là où il avait un chevalier, Charles avait un prince; là où il avait un homme de pied, Charles avait un duc ou un comte. On se battit trois jours; un grand nombre de guerriers furent tués ainsi qu’Amis et Amiles. La reine, saint Albin, évêque d’Angers, et plusieurs autres évêques et abbés conseillèrent à Charles de faire ensevelir avec honneur les braves tombés dans la bataille. Le conseil lui parut sage. Il fit bâtir, pour leur donner la sépulture, une église à Verceil, en l’honneur de saint Eusèbe; la reine en fit bâtir une autre en l’honneur du saint-père, et les restes, des deux compagnons furent placés dans des cercueils de pierre. Amiles fut porté à l’église de saint Eusèbe, Amis à l’église du saint-père, et le lendemain le cercueil d’Amis fut trouvé dans cette église; à côté du cercueil d’Amiles. Admirable amitié, qui ne put être brisée par la mort !

On le voit, il est impossible de donner de l’amitié une idée à la fois plus barbare et plus haute. Les conteurs du moyen âge poussent toujours ainsi les choses à l’extrême. Les chevaliers qu’ils mettent en scène sont des modèles accomplis de courage, de piété, de galanterie respectueuse et discrète, de dévoûment, comme Amis et Amiles, ou de fieffés scélérats comme Ganelon, Manger le Gris ou Pantapolin, qui ne reculent devant aucune trahison, devant aucune violence. Il en est de même des femmes ; elles ont en partage toutes les vertus ou tous les vices, il n’y a pas de moyen terme entre la Dame des belles cousines, qui corrompt et séduit le petit Jehan de Saintré pour le tromper ensuite de la plus indigne façon, et la dame de Pampelune, qui meurt de langueur plutôt que de laisser deviner, ne fût-ce que par un regard ou un soupir, l’amour qui la dévore. Ce contraste se reproduit sans cesse, et tandis que la belle Yseult n’attend pas même le déclin de la lune de miel pour transformer le roi Marc son époux en Sganarelle couronné, Asseneth, la fille de Putiphar, conseiller-maître de Pharaon, nous offre dans une nouvelle du XIIIe siècle[7] le type achevé de la vierge chrétienne, qui craint de se souiller par la seule vue d’un homme. La première rédaction d’Asseneth est attribuée à des Juifs convertis du IVe ou du Ve siècle. Vincent de Beauvais en fit sous le règne de saint Louis une traduction latine ; Jacques de Vignay, sous Philippe de Valois, mit en prose française le texte latin, à la demande de la reine Jeanne de Bourgogne, et nous ne craignons point d’exagérer l’éloge en disant que cette nouvelle est l’une des plus gracieuses et des plus poétiques compositions du moyen âge.

Asseneth vivait en compagnie de sept vierges dans une tour solitaire, au milieu d’un verger magnifique, et dormait seule dans son lit, lorsque, en prévision de la famine qui menaçait l’Égypte, Pharaon envoya Joseph auprès de Putiphar, son conseiller-maître, avec ordre de faire des approvisionnemens de blé. Putiphar présenta sa fille à l’envoyé du roi, qui la bénit et la réprimanda d’adorer les idoles. Asseneth, qui s’était aperçue que Joseph était beau comme le fils du soleil, reçut sa bénédiction avec joie, et résolut de renoncer au culte des faux dieux. Elle s’habilla d’une cotte noire, jeta les idoles par la fenêtre, — c’est le mot même de Jacques de Vignay, — donna les viandes royales à ses chiens, couvrit sa tête de cendre, et versa pendant huit jours des larmes amères. « Le huitième jour, lorsque le coq chanta, lorsque les chiens aboyèrent au matin, elle regarda vers l’orient, et vit une étoile au-dessus de sa tête ; le ciel s’ouvrit, une grande lumière apparut. Asseneth tomba de frayeur sur le pavé de marbre de sa chambre, et elle vit un homme qui descendait du ciel et se plaça près d’elle en l’appelant par son nom. Elle répondit : — Me voilà, sire, qui êtes-vous? — Et l’homme lui dit : — Je suis prince de la maison de Dieu et soldat de sa milice : relève-toi, et je te parlerai. — Asseneth se releva, s’habilla en toute hâte et revint près de l’ange, qui lui dit : — Réjouis-toi, Asseneth, car ton nom est écrit au livre des vivans, et n’en sera jamais effacé. Tu mangeras le pain de bénédiction, tu boiras le breuvage incorruptible, tu seras l’ointe du Seigneur. Je te donne pour épouse à Joseph, et ton nom sera un nom de grande puissance, parce que ta pénitence a prié pour toi le Très-Haut, dont elle est fille. — Elle demanda à l’ange quel était son nom, et l’ange lui dit : — Mon nom a été écrit par le doigt de Dieu dans le livre de vie, et ce qui est écrit dans ce livre ne doit pas être révélé aux filles des hommes. — Puisque tu veux bien me pardonner, dit Asseneth, assieds-toi sur ce lit où jamais homme ne s’est assis, et je dresserai la table. — Elle mit une nappe toute neuve, et apporta un pain frais qui exhalait la plus douce odeur. — Donne-moi un rayon de miel, dit l’ange. — Mais Asseneth n’avait point de miel, et elle en était toute désolée; l’ange lui dit : — Entre dans ton cellier, tu en trouveras sur la table. — Elle entra dans le cellier, et elle en rapporta du miel blanc comme la neige, très pur et de suave odeur. Alors elle dit à l’ange : — Sire, je n’avais pas de miel, tu as parlé, et le miel s’est fait, et son parfum est doux comme le parfum de ton haleine. — L’ange sourit, et posant la main sur la tête d’Asseneth : — Sois bénie, dit-il, puisque tu as renoncé aux idoles et cru au Dieu vivant. Ceux qui viennent à lui mangeront de ce miel que les mouches du paradis cueillent sur les roses éternelles, et ils ne mourront jamais... Il toucha le rayon de miel en croix, et là où il posa son doigt il fit jaillir du sang, Asseneth vit alors sortir du miel des mouches d’une éclatante blancheur, et d’autres vermeilles comme des jacinthes : elles voltigèrent autour d’elle, et pétrirent leur miel dans le creux de sa main. — Mouches, dit l’ange, retournez dans votre demeure. — Elles s’envolèrent du côté du Levant, vers le paradis, et l’ange s’envola comme elles. » Peu de temps après, Joseph, monté sur un char d’or attelé de chevaux blancs, vint demander en mariage la fille de Putiphar; celle-ci, réconciliée avec le ciel et les hommes, lui donna sa main, et pendant huit jours l’Egypte fut en fêtes.

Telle est, déflorée par la sécheresse inévitable de l’analyse, cette nouvelle que M. Saint-Marc Girardin regardait comme l’une des plus originales et des plus poétiques de toutes celles que nous a léguées le moyen âge. Il y retrouvait avec raison le génie de l’Orient mêlé aux plus délicates inspirations du génie chrétien. La fille de Putiphar, dit le conteur anonyme, était la plus belle et la plus chaste des filles des Juifs, et l’on peut dire après lui qu’elle est restée l’une des plus gracieuses figures de ce peuple de fantômes qui s’est évanoui devant les clartés du monde moderne, comme ces palais féeriques que Morgane bâtissait la nuit avec des gouttes de rosée, et qui s’évaporaient aux premiers rayons du soleil.


III. — LES ROMANS SATIRIQUES ET LES ROMANS ALLÉGORIQUES.

Deux genres de compositions entièrement différentes de celles qui nous ont occupés jusqu’ici, les compositions allégoriques et satiriques, complètent la bibliothèque des romans du moyen âge. Les plus célèbres, celles dont on parle encore, mais qu’on lit rarement, sont le Roman de Renart et le Roman de la Rose, l’un réaliste, cynique, révolutionnaire, anti-papiste et anti-monacal, qui fait pressentir Pantagruel et Candide, l’autre allégorique, sentimental et quintessencié comme le Grand Cyrus.

Le Roman de Renart appartient non pas à tel ou tel peuple, mais à l’Europe entière; il est latin, allemand, scandinave[8], anglais, français, et se compose de plusieurs branches, telles que Renart le Nouvel, Renart le Contrefait, Renart le Restourné. C’est comme une vaste comédie, où des poètes pour la plupart inconnus sont venus jeter chacun à son tour l’amertume, la colère et l’ironie que le spectacle des vices des hommes et des misères de leur temps avait amassées au fond de leur âme. Les acteurs sont tous pris parmi les animaux, et par exception les êtres fantastiques, qui partout ailleurs tiennent une si grande place, disparaissent entièrement. Tous ceux qui figurent dans le poème appartiennent aux espèces les plus connues. Le vulpes latin, devenu dans la langue du moyen âge le gorpil ou le goupil, prend un nom propre, le nom de Renart, qui sera désormais celui de son espèce. Le loup se nomme Ysangrin, parce qu’il a la peau grisâtre, le lion Noble, le bœuf dom Bruiant, le coq Chanteclair, le limaçon Tardif, le singe Cointeriaux, etc. Quant à l’homme, il ne paraît que de loin en loin, toujours sur le second plan, et dans la condition la plus avilie du moyen âge, celle du vilain. Chaque scène de ce monde imaginaire correspond aux scènes qui se produisent tous les jours dans la vie, et jamais la satire n’a entassé dans la même œuvre plus d’esprit, de verve audacieuse, d’imagination vagabonde, de cynisme et de critique impitoyable. Le Roman de Renart a joui au moyen âge d’un immense succès. Parmi les nombreux épisodes qu’il renferme, nous nous arrêterons de préférence à celui qui porte pour titre : Comment Renart fit Primaut le loup prêtre, parce que le héros du roman s’y montre peut-être mieux que partout ailleurs sous son véritable aspect, c’est-à-dire comme un être rusé, hypocrite et méchant, qui ne respecte rien et ne cherche qu’à faire des dupes.

Un prêtre passe dans la campagne. Il perd une boîte d’oublies[9]; Renart trouve la boîte, et tandis qu’il est en route à manger les oublies, Primaut vient à passer. — Que mangez-vous donc là, sire Renart? — Des gâteaux de moines! — Donnez-m’en quelques-uns. — Volontiers, dit Renart, — et voilà Primaut qui vide la boîte en un clin d’œil. — Ces gâteaux de moines sont excellens, dit-il, mais ils sont trop légers; j’en mangerais bien encore quelques douzaines. — Ne t’inquiète pas, mon ami, je puis t’offrir quelque chose de plus nourrissant. Si tu veux me suivre, nous irons dans l’église du monastère que tu vois là-bas; nous y trouverons, sois-en sûr, de bonnes provisions. — Les voilà partis, les portes de l’église sont fermées, mais Renart, qui était un habile mineur, creuse une galerie sous le seuil ; ils entrent, et Primaut se met à fureter partout.

— Je vois là une huche, et je crois que nous y trouverons de quoi nous régaler; ouvrons-la.

— Ouvrons-la, dit Renart.

Primaut fait sauter la serrure; la huche était pleine de pains, de poissons, de viandes et de vins, mis en réserve pour le desservant.

— Renart, dit Primaut, cette fois nous en avons assez pour un bon repas. Apportez la nappe qui est sur l’autel. N’oubliez pas le sel, et mangeons.

Ils s’asseyent par terre, et les voilà qui mangent et boivent à leur aise. La cervelle de Primaut ne tarde pas à bouillir. Renart s’en aperçoit et l’excite à boire encore en faisant semblant de boire lui-même. Primaut s’en donne à cœur joie, et ses yeux luisent dans sa tête comme un charbon ardent.

— Renart, dit-il, Dieu, en nous conduisant ici, nous a rendu un grand service. Nous n’aurions pas mieux dîné, si nous avions été pairs ou moines. J’en veux rendre grâce au ciel; je vais dire la messe, et je vous jure que je m’en tirerai bien, car, étant enfant, j’ai appris à chanter et à lire. — Tu sais bien, dit Renart, que personne ne peut dire la messe, s’il n’est prêtre, chapelain ou tout au moins tonsuré.

— Sire Renart, répond Primaut, vous avez beau dire, je ne m’en irai point d’ici que je n’aie chanté vêpres, vigile et messe; il ne s’agit que de savoir qui me tonsurera.

— Si je puis trouver un rasoir, dit Renart, la chose sera bientôt faite. Je te mettrai l’étole au cou sans le congé de l’évêque.

— C’est au mieux, dit Primaut.

Les voilà tous deux cherchant dans tous les coins, Primaut chantant à tue-tête et se heurtant à tous les piliers.

Renart, plus avisé, va regarder derrière l’autel Saint-Jacques; il y voit une armoire, il l’ouvre et en tire un rasoir bien affilé, des ciseaux et un bassin de cuivre, c’est-à-dire tout ce qu’il faut pour tonsurer.

— A la bonne heure! dit Primaut, rien ne m’empêchera plus de chanter la messe.

— Halte-là, mon bel ami, dit Renart, avant de chanter la messe, il faut la sonner. Sonne-la donc.

Primaut court aux cloches, il saisit les cordes et sonne à glas, à tremble et à carillon. Renart se tenait les côtes.

— Mon ami, tire les cordes; tire-les bien, tire-les toutes deux ensemble ! Quelles belles cloches ! quel beau son !

Celui qui aurait vu Primaut s’escrimer au jeu n’aurait pu s’empêcher de rire, même s’il eût appris que ses parens venaient d’être mis dans la bière. — Assez, dit Renart, tu n’en peux plus, repose-toi.

— Comme vous voudrez, répond Primaut, — et le voilà qui lâche les cordes et s’apprête pour la messe. Il met l’aube, l’aumusse, la ceinture, l’étole et le fanon; il endosse la chasuble, passe la main sur sa tonsure, monte à l’autel, ouvre le missel et se met à tourner les feuillets.

Renart en ce moment jugea qu’il était prudent de déguerpir; il repassa par le trou qu’il avait fait pour entrer, et, rejetant la terre qu’il en avait tirée, il ferma le passage, laissant dans l’église Primaut vêtu de ses habits ecclésiastiques, hurlant, brayant et chantant la messe. Les vilains, qui étaient accourus au bruit des cloches, entrent en foule dans l’église : Primaut est roué de coups de bâton; il s’échappe en sautant à travers une verrière et se met à courir dans la campagne en traînant sa chape et son surplis. Il retrouve Renart couché au pied d’un chêne et lui adresse de vifs reproches : celui-ci jure que c’est le curé qui a bouché le trou. — Puisqu’il en est ainsi, dit Primaut, je suis charmé d’avoir emporté sa chape et son surplis. Je vais aller les vendre, à la foire, et demain, s’il veut dire la messe, il sera obligé de prendre la robe ou la chemise de sa prêtresse. — Bien pensé, dit Renart. — Les deux aventuriers partent pour la foire, et Renart mystifie les marchands comme il avait mystifié son compère.

Le roman se déroule ainsi à travers des péripéties grotesques, triviales ou cyniques; mais au milieu de cet imbroglio barbare il est toujours facile de suivre ce qu’on appellerait aujourd’hui l’idée politique et sociale qui domine l’œuvre tout entière, c’est-à-dire la protestation des déshérités de la roture contre les classes privilégiées. Celles-ci du reste n’en prenaient point ombrage, et Renart était admis partout; les sculpteurs le représentaient en compagnie des saints sur la façade des églises, et l’on trouvait plus souvent son image dans la chambre à coucher des moines que celle de la vierge Marie :

En leurs moustiers ne font pas faire
Sitost l’image nostre Dame,
Comme font Renart et sa femme,
En leurs chambres où ils repensent,


dit Gauthier de Coincy, religieux bénédictin de Saint-Médard de Soissons, qui vivait au XIIIe siècle. Aujourd’hui Renart se voit encore sur les magnifiques stalles de la cathédrale d’Amiens, prêchant un auditoire de poules qui l’écoutent le bec ouvert, et l’allégorie n’a rien perdu de son sel, car la France est toujours la mère nourricière des parleurs, Gallia causidicorum nutrix, et comme les poules du roman nous nous laissons volontiers prendre aux belles paroles de ceux qui veulent nous croquer.

Le Roman de la Rose[10] a joui comme celui de Renart d’une très grande popularité, mais il est conçu dans un ordre d’idées tout différent, bien qu’il fasse encore une large part à la satire. Il se compose de deux parties, l’une de quatre mille vers, l’autre de dix-huit mille; la première est due à Guillaume de Lorris, mort vers 1260; la seconde est due à Jean de Meung, mort vers 1318; en voici la donnée générale.

Guillaume de Lorris raconte qu’en sa vingtième année, à l’âge où l’amour lève ses tributs sur les jeunes gens, il eut un songe qui le mit en grand émoi et lui laissa de profonds souvenirs. C’était par un beau jour de printemps, un jour clair et gai. Il se promenait dans la campagne, lorsqu’il se trouva devant la porte du Verger du plaisir. Oisiveté vint lui ouvrir et le présenta au maître du domaine, Déduit, qu’entouraient l’Amour et de joyeux compagnons. Après les complimens d’usage, il alla, comme on dit, faire un tour dans le verger, et s’arrêta, au milieu des merveilles sans nombre qu’il rencontrait à chaque pas, devant un rosier chargé de (leurs, symboles de la pureté virginale. L’Amour qui le guettait lui décoche une flèche, et le voilà éperdument épris de la plus belle et de la plus fraîche des roses qui paraient l’emblématique arbuste. La cueillera-t-il, et d’autres pourront-ils aussi la cueillir en trompant la vigilance de Dangier, que Chasteté a préposé à sa garde? Bel Accueil et Vénus se liguent pour favoriser les amans de la rose; mais Male Bouche, Peur, Honte et Jalousie se liguent à leur tour contre eux, ce qui donne lieu à une foule de péripéties qui se succèdent comme les luttes des dieux dans l’Iliade en faveur des Grecs ou des Troyens. Guillaume de Lorris n’achève point l’histoire de son rêve; quand il s’arrête, la fleur est toujours sur le rosier virginal, et Bel Accueil est prisonnier dans une tour, où l’ont enfermé Paur, Male Bouche et Jalousie.

Dans la seconde partie du roman, Jean de Meung, au milieu de longues digressions où il met en scène une foule de personnages qui discutent sur la royauté, la propriété, la richesse, la vertu, les impôts, les moines mendians, raconte les nombreuses tentatives que fait l’amant de la rose pour délivrer Bel Accueil. Après mille échecs, Vénus allume au flambeau de Genius, le prêtre de la Nature, un brandon qu’elle lance sur la tour où Bel Accueil est enfermé. Cette tour prend feu; la garnison se sauve. Bel Accueil est délivré, et il permet à l’Amour de cueillir la rose. — Il n’est pas besoin d’ajouter que cette fleur est l’emblème de la femme aimée, qu’on ne peut obtenir qu’après de longues épreuves.

L’allégorie, on le voit, domine exclusivement dans cette composition bizarre, qui est comme le type du genre, et autour de laquelle viennent se grouper le Roman de la Poire, le Roman de l’Arbre d’amour, le Vrai amant qui vint à cort le dieu d’amor por desraisnier sa mie florie, le Roman de la très doulce Mercy au cœur d’amour espris, le Mariage des sept arts libéraux, etc. L’auteur de cette dernière allégorie suppose que Grammaire, veuve en premières noces, songe à se remarier. Elle fait part de ses intentions à ses filles, Musique, Logique, Rhétorique, Arithmétique, Astronomie et Géométrie, qui déclarent à l’unanimité qu’elles veulent faire comme leur vénérable mère. En ce moment paraissent deux graves personnages. Théologie et Médecine. Théologie ne veut pas interdire le mariage en vertu de ce précepte de l’école : melius est calefacere se quam uri, mais elle en expose les inconvéniens. — Taisez-vous, lui dit Médecine, vous n’y connaissez rien; je sais mieux que vous comment il faut traiter les femmes. — Elle tâte le pouls à Grammaire et à ses filles, et leur dit : — Mariez-vous, mesdames. — Ce qui fut fait dès le lendemain. Le mariage des arts libéraux a pour pendant le divorce des grelots. Ceux-ci, après avoir épousé en premières noces trois vierges charmantes, Charité, Vérité et Justice, finissent par faire un très mauvais ménage : ils battent leurs femmes, leur jouent les plus mauvais tours et les répudient pour prendre trois vieilles aussi laides que méchantes : Trahison, Hypocrisie et Simonie, qui portent les braies, comme on disait au moyen âge, et imposent leur volonté à leurs époux, qu’elles tournent à leur gré, au plus grand déshonneur de l’église.

Les romans allégoriques ont exercé une grande influence sur toutes les autres branches de littérature ; les légistes, les écrivains politiques, les auteurs des moralités, les théologiens eux-mêmes crurent faire merveille en personnifiant des abstractions, et de même que dans les romans d’aventures le monde était peuplé de dragons, de licornes, d’yllerions, d’oiseaux, qui chantaient des cantiques, de même, dans les livres les plus sérieux du XVe siècle, on vit figurer, comme des êtres réels. Raison, Justice, Patience, Consolation, Bon Espoir, Trop Donner, Loisir, Largesse, Faux-Semblant, Filouterie, Fausse Chanson, déguisés en bourgeois, en nobles ou en moines. L’allégorie a survécu au moyen âge, et nous la retrouvons au XVIe siècle dans la Défaite d’un pain de seigle, au XVIIe dans la Défaite des bouts rimés.


IV. — LES LAIS, LES FABLIAUX ET LES CONTES.

Sous le titre de lais et de fabliaux, il existe, de la seconde moitié du XIIe siècle aux premières années du XIVe de petites pièces en vers qui correspondent à nos contes modernes et qui en sont la source directe. Elles appartiennent à la langue d’oil, et parmi leurs auteurs, qui sont presque tous des Anglo-Normands, des Picards ou des Artésiens, on cite au premier rang Jean de Boves, Eustache d’Amiens, Audefroy, Marie de France, Haisiaux, Renaud, Rutebœuf et le bossu d’Arras. Tout en faisant encore en bien des passages une certaine place au merveilleux, ces sortes de compositions sont beaucoup plus près de la réalité que les romans chevaleresques et les romans d’aventures. Quelques-unes se rattachent, par leur origine, à l’extrême Orient, d’autres sont empruntées aux faits ordinaires de la vie.

Les lais paraissent avoir été primitivement chantés avec accompagnement de vielle ou de harpe. Ils sont élégiaques, érotiques, moraux, tragiques, bouffons ou dévots. L’un des plus parfaits est sans contredit le Lai de l’oyselet, dont on trouve l’idée première dans une fable de l’Indien Bidpai. La scène se passe dans un verger magnifique qu’un chevalier ruiné par les croisades a vendu à un vilain. Chaque jour, un tout petit oiseau vient aux premiers rayons du soleil s’y percher au sommet d’un pin et faire entendre des chants merveilleux[11]. « Écoutez, dit-il dans l’un de ces chants, chevaliers, clercs et bourgeois, qui vous entremettez d’amour et souffrez de ses douleurs ; écoutez, jeunes filles, belles et avenantes, qui vous laissez prendre aux séductions du siècle ! Je vous le dis en vérité, vous devez avant tout aimer Dieu et ses commandemens, aller volontiers à l’église, et si vous servez Dieu et amour, il ne vous arrivera jamais malheur en cette vie, car amour et Dieu sont même chose. Dieu aime bon sens et honneur, et amour ne les méprise pas. Dieu réprouve orgueil et hypocrisie, et amour aime loyauté. Dieu écoute les prières, et amour ne les dédaigne pas. Dieu aime la générosité, mais il n’aime pas les envieux, les jaloux, les traîtres et les querelleurs. Si vous profitez de mes leçons, vous pourrez avoir à la fois Dieu et le bonheur du siècle. — Ainsi chanta l’oiseau ; mais, quand il vit au-dessous de l’arbre le vilain qui l’écoutait, il chanta d’une autre manière parce qu’il le savait déloyal et méchant. — Cesse de couler, rivière ; tours, donjons, manoirs, tombez ; fleurs, flétrissez-vous, car ceux qui m’écoutaient jadis, loyaux chevaliers et gentilles dames, se réjouissaient à mes chansons ; ils en étaient plus aimans et plus tendres ; aujourd’hui qui m’écoute ? C’est un vilain, envieux et brutal, qui ne songe qu’à l’argent. Ce n’est pas pour m’entendre qu’il vient sous cet arbre, c’est pour mieux manger et mieux boire. »

Le vilain fronce le nez de colère. Il tend des lacets, et l’oiseau ne tarde pas à s’y prendre. — Que ferez-vous de moi ? dit-il ; une fois en cage, je ne chanterai plus, et, si vous me mangez, vous ferez un maigre repas. Donnez-moi la volée, et je vous enseignerai trois secrets qui vous rendront le plus heureux des hommes. — Le vilain y consent. L’oiseau se perche sur le pin, lisse ses plumes froissées par des mains grossières, et comme le vilain le pressait de lui dire ses trois secrets, il répondit : — Ne crois pas tout ce que tu entends dire ; voilà mon premier secret. — Je le savais, dit le vilain. — Si tu le sais, reprit l’oiseau, garde-toi de l’oublier, et souviens-toi qu’il ne faut pas pleurer ce que tu n’as jamais eu ; voilà mon deuxième secret. — Te moques-tu de moi ! dit le vilain. A-t-on jamais vu personne regretter ce qu’il n’a jamais possédé ? Le troisième secret, quel est-il? — Il est tel que celui qui le connaîtrait serait le plus riche des hommes. Mon corps renferme une pierre de trois onces, et quiconque après ma mort la possédera n’aura qu’à souhaiter pour voir ses désirs accomplis. — Le vilain, désespéré, arrache sa barbe et ses cheveux, se griffe la figure et se lamente d’avoir laissé échapper un pareil trésor. L’oiseau, qui le regardait du haut de l’arbre, se réjouit de le voir en si piteux état. — Chétif vilain, dit-il, je ne suis pas plus gros qu’une mésange, je ne pèse pas une demi-once, comment une pierre de trois onces pourrait-elle tenir dans mon corps? Et maintenant je te prouve que de mes trois secrets tu n’en savais pas un : tu as cru ce que je t’ai dit, tu m’as lâché quand j’étais ton prisonnier, tu as pleuré ce que tu n’as jamais eu, et te voilà tout en larmes pour une pierre qui n’a jamais existé. — Cela dit, il s’envola, et depuis ce jour il ne revint plus chanter sur le pin; les fleurs séchèrent sur leur tige, les arbres laissèrent tomber leurs feuilles, la fontaine cessa de couler, et le vilain ne tira plus aucun profit de son domaine, car c’étaient les chants merveilleux de l’oiseau qui donnaient aux arbres leur sève et aux fleurs leur parfum. Or, ajoute le conteur, apprenez, vous tous et vous toutes, que cil qui tout convoite tout perd. — La morale du Lai de l’oyselet n’est, comme ce lai lui-même, que l’exacte reproduction de la fable indienne; mais comment cette fable est-elle arrivée des bords du Gange aux bords de la Seine? C’est un mystère que la science n’a pas encore éclairci.

Le lai d’Ignaurès appartient à un ordre d’idées tout différent. Cet Ignaurès est un Lovelace blasonné qui aime et trompe douze femmes à la fois. Les femmes lui pardonnent, mais il n’en est pas de même des maris. Ils le tuent, lui arrachent le cœur et le font manger à leurs infidèles moitiés, qui meurent de désespoir et de dégoût. Le lai de Graélent est moins sombre; c’est l’histoire des amours d’un chevalier breton, tantôt avec des fées, tantôt avec de simples mortelles qui se disputent son cœur. L’une de ces fées finit par l’enlever, et depuis ce temps son cheval parcourt les landes et les forêts de la Bretagne pour le chercher en l’appelant par des hennissemens plaintifs, car les chevaux sont plus fidèles à leurs maîtres que les femmes ne le sont à leurs amans.

Les fabliaux ont un caractère beaucoup plus bourgeois. Ce qui les distingue avant tout, c’est la verve brutale et cynique, et cet esprit railleur et mordant auquel on est convenu de donner le nom d’esprit gaulois. Leurs auteurs se moquent de tout, des manans, des bourgeois, des nobles, des médecins, des marchands, et surtout des femmes. Pour eux, la femme n’est plus cette étoile que Dante, du fond de l’abîme, voyait resplendir dans les espaces infinis; c’est une créature perverse, sensuelle, vénale, née pour mentir et pour tromper. Ils lui refusent un cœur, comme les théologiens lui refusaient une âme; mais au milieu de leurs exagérations satiriques ils gardent toujours un sentiment très vif de la vie humaine. C’est là ce qui en a fait la popularité, car les bonnes gens du moyen âge retrouvaient dans leurs vers le miroir du monde, speculum mundi, le portrait de leurs voisins ou de leurs amis, leur propre portrait et trop souvent aussi celui de leurs femmes. Les prêtres, les moines, les nonnains et les saints ne sont pas mieux traités. Ainsi dans le Testament de l’âne, nous voyons un curé inhumer en terre sainte un vieux maître aliboron qui l’avait servi vingt ans, L’évêque s’indigne d’une pareille profanation. Il fait venir le curé, lui donne une verte semonce, et le menace de lui retirer son bénéfice. Celui-ci, pour toute réponse, se borne à dire : — Seigneur évêque, vous seriez plus indulgent, si vous aviez connu comme moi la grande sagesse et prud’homie de mon âne. Il savait tout et songeait à tout : la preuve, c’est qu’il n’est point mort intestat, et qu’il vous a légué vingt livres parisis que je vous apporte. — Vraiment! dit l’évêque: eh bien! s’il en est ainsi, que Dieu lui pardonne ses péchés, et qu’il repose en paix.

Dans le fabliau du Jongleur et de saint Pierre, le diable, en partant pour faire une tournée sur la terre, confie la garde de l’enfer à un jongleur qui s’était ruiné par le jeu. Saint Pierre, informé du fait, prend des dés tout neufs et va trouver le nouveau concierge des damnés. Il lui propose de jouer des âmes; l’offre est acceptée, le brelan s’engage. Saint Pierre gagne un damné, puis deux, puis cent, et, la chance lui tournant toujours, il finit par en gagner la moitié. Le jongleur fait son va-tout, il perd encore, et saint Pierre emmène tout le personnel de l’enfer dans le séjour des élus. Nous retrouvons encore saint Pierre dans le Vilain qui conquist le paradis en plaidant. Au moment où l’âme de ce vilain quittait sa prison charnelle, il ne se présenta personne pour lui enseigner sa route et le conduire soit en enfer, soit dans le ciel, car il n’y a ni anges ni diables qui se dérangent pour ces sortes de gens. Ne sachant quelle route prendre, elle regarda de tous côtés et vit à sa droite saint Michel tout joyeux qui emportait une autre âme. Elle le suivit, et entra derrière lui en paradis. Saint Pierre, qui gardait la porte, lui demanda par qui elle était conduite. — Nul, dit-il, ne peut entrer tout seul chez nous, et d’ailleurs nous n’avons pas de place pour les vilains. — Beau sire Pierre, répondit l’âme, plus vilain que vous ne peut être ici, et certes Dieu avait perdu la tête quand il vous choisit pour un de ses apôtres. Vous avez renié trois fois Notre-Seigneur. Allez avec les traîtres, vous n’êtes pas digne du paradis. Quant à moi, je suis un brave homme, et j’ai le droit d’y rester. — Saint Pierre, tout confus, appela saint Paul. — Venez, lui dit-il, faire entendre raison à cette âme insolente. — Saint Paul veut engager la conversation. — Taisez-vous, dom Paul le Chauve ; c’est bien à vous qu’il appartient de parler ! Vous avez été le plus cruel des tyrans ; vous avez fait lapider saint Etienne et mettre à mort une foule de braves gens. Croyez-vous que je ne vous connais pas ? — Saint Paul appelle saint Thomas à la rescousse. — Vous, dit le vilain, je vous connais aussi ; vous avez refusé de croire à la résurrection de Notre-Seigneur ; vous vous êtes conduit à son égard comme un vrai Sarrasin, et votre place n’est pas ici. — Les trois apôtres, fort désappointés, tiennent conseil et vont en référer à Dieu. Notre-Seigneur, tout étonné d’une chose aussi extraordinaire, dit aux apôtres : — Je vais lui parler, à cette âme, et nous allons voir. — Il l’appelle et lui demande comment il se fait qu’elle soit entrée malgré saint Pierre et qu’elle prétende rester en dépit de tous.-— Sire, dit l’âme, je ne vous ai jamais renié, je n’ai point refusé de croire à la résurrection, je n’ai fait lapider personne, j’ai partagé mon pain avec les pauvres, je les ai réchauffés à mon feu, je les ai soignés dans leurs maladies, je me suis confessé. Les prêcheurs nous disent que Dieu pardonne à ceux qui ont ainsi vécu. Je suis venu ici sans difficulté ; pourquoi m’en irais-je ? Vous-même n’avez-vous pas dit que celui qui était entré céans n’en sortirait jamais ? Vous ne mentirez pas à cause de moi. — Vilain, répondit le Seigneur, tu as si bien plaidé ton procès que tu l’as gagné ; reste avec nous. — Le droit, dit le vilain, finit toujours par l’emporter. Mieux vaut l’esprit que la force.

Écrits d’abord en vers, les fabliaux n’ont pas duré chez nous plus de deux siècles dans la forme originale qui leur était propre. « L’élément comique, dit M. Anatole de Montaiglon[12], après avoir été d’abord un détail pour reposer de la gravité des mystères, et s’y être étendu jusqu’à y passer à l’état d’intermède, s’est détaché du drame religieux, il est devenu non pas la comédie, mais cependant une vraie pièce de théâtre qui s’est appelée la farce, et celle-ci a tué le fabliau. Elle lui a tout pris, ses sujets, ses personnages, ainsi que son esprit et son ton lui-même. Au XVe siècle, il n’y a plus de fabliaux, ils sont morts, ou plutôt ils se sont métamorphosés pour revivre sous une forme nouvelle. » En effet, à partir de cette époque, on voit paraître une école de prosateurs qui recueille l’héritage des trouvères, s’inspire de leur esprit, leur emprunte quelques-uns de leurs sujets, les égale par la verve, et les dépasse souvent par le cynisme. Les Cent Nouvelles nouvelles ouvrent la série. Le recueil célèbre qui porte ce nom se compose de récits faits à Genappe, petite ville du Brabant méridional, entre les années 1456 et 1461, par les seigneurs de la cour du dauphin Louis, depuis Louis XI, qui s’était retiré auprès du duc de Bourgogne à la suite de sa révolte contre son père Charles VII. C’est encore d’une cour princière, la cour de Marguerite de Valois, reine de Navarre, qu’est sorti l’Heptaméron, une sorte de contrefaçon du Décaméron de Boccace, et qui offre, sous une forme parfois un peu lourde et pédantesque, « le recueil des mauvais tours que les femmes ont joués aux pauvres hommes. » Bonaventure Despériers, valet de chambre de Marguerite, Noël du Faill, conseiller au parlement de Rennes, François Béroald, sieur de Verville, et chanoine de Saini-Gatien de Tours, Guillaume Bouchet[13], libraire à Poitiers et juge-consul des marchands de cette ville, Thomas Sébilet, avocat au parlement de Paris, tiennent le premier rang parmi les conteurs du XVIe siècle. Par un singulier contraste entre leurs fonctions et leurs œuvres, ils forment au-dessous de Rabelais, leur maître à tous, un cénacle de graves magistrats et d’hommes d’église qui se livrent, comme des basochiens en goguette, à des joyeusetés sans vergogne. C’est en effet le caractère propre des écrivains de la renaissance de faire marcher de front les études sérieuses et les propos facétieux. Quand on trouve par exemple dans Bonaventure Despériers le conte du Curé de Brou et de son évêque, dans Béroald de Verville les scandaleux récits qui émaillent le Moyen de parvenir, on se demande comment les catholiques du XVIe siècle, si profondément attachés à leurs croyances, pouvaient lire sans en être scandalisés des baliverneries aussi peu édifiantes, et comment des chanoines ont pu les écrire. Au moyen âge comme à l’époque de la renaissance, cette contradiction éclate partout. Les mêmes hommes qui faisaient leurs délices des moqueries dirigées contre le clergé, les papelards et les nonnains, étaient les premiers à demander que les huguenots fussent impitoyablement poursuivis. S’il ne leur déplaisait pas de voir attaquer les moines, il leur plaisait encore plus de voir briller les hérétiques. Ils étaient à la fois anti-cléricaux et intolérans, et l’on ne s’expliquerait pas un pareil fait, si la sottise humaine n’était pas là pour rendre raison de tout.

Lorsque les hommes qui étaient restés au giron de l’église, et ceux même qui vivaient de ses bénéfices et de ses dîmes, poussaient jusqu’aux plus grossières insultes le mépris du clergé et des antiques croyances, on devine sans peine à quel degré de violence en arrivaient les réformés. Le conte était pour eux comme pour Voltaire un instrument de guerre et de démolition. Tout en commentant les Grecs et les Romains, ils cherchaient à déconsidérer les prêtres catholiques, et surtout les moines et les moinesses, par une foule d’anecdotes scandaleuses, les unes vraies, les autres de pure invention. Henri Etienne, deuxième du nom, nous a légué, dans l’Introduction au Traité de la conformité des merveilles anciennes avec les modernes, un curieux exemple des exagérations auxquelles l’esprit de parti entraînait les réformés. A des dissertations aussi érudites que fastidieuses, Henri Etienne entremêle des contes où les moines, les quêteurs, les reliques et les miracles sont impitoyablement conspués. Tels sont entre autres les Braies de saint Bernardin, le Quêteur et les deux pourceaux, Saint-Pierre des Boudins et Frère Oignon. Dans ce dernier conte, frère Oignon monte en chaire pour annoncer qu’il revient de la terre-sainte, « et, en faisant un assez long discours de sa pérégrination, il dict entre autres choses que le patriarche de Jérusalem lui a donné un peu du doit du Saint-Esprit aussi sain et aussi entier qu’il a jamais esté, et le museau du séraphin qui apparut à saint François, et une des ongles du chérubin, et une des costes du Verbum caro, et des habillemens de la saincte foy catholique, et quelques rayons de l’estoile qui apparut aux trois rois, et un peu du son des cloches du temple de Salomon. » Tout le reste est dans ce ton. Parmi les écrivains de la réforme, d’Aubigné seul est allé aussi loin dans l’invective et l’ironie. Ce vaillant soldat, ce polémiste infatigable avait passé sa vie à combattre l’église romaine, trop souvent aussi à la calomnier, et ce n’étaient certes pas ses œuvres que sa petite-fille, la veuve Scarron, devenue la femme anonyme de Louis XIV, lisait dans les soirées moroses de Versailles, où ce prince, témoin du naufrage de sa fortune, se repentit sans doute plus d’une fois « d’avoir pris pour maîtresse une vieille femme et pour ministre un jeune homme. »

Après avoir jailli librement jusqu’aux dernières années du règne de Henri IV, la veine sceptique et anti-cléricale a tari tout à coup sous Louis XIII. On sent à cette époque qu’un pouvoir ombrageux et fort surveille et comprime les hardiesses de la pensée. Richelieu, ministre et cardinal, ne veut pas que la satire politique et religieuse s’attaque à son double caractère; les livres ne paraissent plus qu’avec un privilège du roi, et le conte se transforme. Cyrano de Bergerac inaugure par le Voyage dans la lune un genre nouveau auquel se rattachent de notre temps le Voyage au centre de la terre et autres ouvrages qui ont la prétention d’unir la science à la fantaisie. Le Métel d’Ouville à son tour ouvre la série des anas et met pour la première fois en scène les types provinciaux qui figurent si souvent dans les comédies du XVIIIe siècle, c’est-à-dire les Normands et les Gascons. Les naïvetés de Calino, les aphorismes de M. Prudhomme, les reparties de la baronne X... et de la comtesse Z... ne sont souvent qu’un écho des Contes aux heures perdues, imprimés à Paris en 1643[14].

Les conteurs du moyen âge avaient charmé les barons et les châtelaines dans les salles attristées des manoirs féodaux; ils avaient fait oublier aux vilains les corvées seigneuriales, la taille et les gabelles, et donné par l’imitation Boccace à l’Italie et Chaucer à l’Angleterre. La Fontaine, prenant comme Molière son bien partout où il le trouvait, a formé son bouquet avec les fleurs qu’ils avaient effeuillées à travers les âges, et, n’auraient-ils que ce seul mérite, ce serait assez pour attirer l’attention sur leurs œuvres; mais ce n’est pas la simple curiosité littéraire qui doit nous recommander l’étude des poèmes chevaleresques, des romans d’aventures et des fabliaux, c’est aussi la philosophie et la science historique. On y trouve en effet sur la diffusion des idées et des croyances à travers les diverses branches de la grande famille humaine les plus précieuses indications; les hommes des vieux âges y revivent avec une vérité beaucoup plus saisissante que dans les chroniques, car l’idéal et le réel s’y mêlent sans cesse, comme ils se mêlent dans la vie. On ne saurait donc trop encourager les études qui ont pour objet d’éclairer d’un jour nouveau les origines de notre littérature nationale, de mettre en lumière l’influence que cette littérature a exercée sur l’Europe. Les érudits qui exploiteront cette mine féconde rencontreront sans nul doute un favorable accueil auprès du public français, car on est toujours écouté quand on parle aux peuples comme aux hommes des jours lointains de leur enfance.


CHARLES LOUANDRE .

  1. Voyez la Revue de septembre, octobre, novembre 1832, janvier 1836, août 1843, juillet 1846.
  2. Le mot de geste est pris ici dans le sens de faits, d’actions (gesta). On disait la geste du roi, comme on dirait aujourd’hui les actions du roi.
  3. Voyez M. Gaston Paris, histoire poétique de Charlemagne, Paris 1865; 1 vol. in-8o. La collection du cycle de Charlemagne a été commencée en 1859; elle devait former quarante volumes publiés sous les auspices du ministère de l’instruction publique.
  4. Possidonius, le philosophe d’Apamée de Syrie, qui parcourut la Gaule quelques années avant notre ère, nous apprend qu’aux jours de festins et d’apparat les habitans de cette contrée se réunissaient autour d’une table ronde, et que, le repas terminé, ils se livraient à des joutes guerrières. Ne peut-on pas voir dans ce fait l’origine de la table chevaleresque d’Arthur, et les joutes guerrières de nos barbares aïeux ne présentent-elles pas avec les tournois une analogie remarquable ? Telle est d’ailleurs la persistance des traditions, que dans le XVIIe siècle les chevaliers de la Table-Ronde passaient encore pour des personnages historiques, et que l’on publiait leur généalogie et leur blason.
  5. Le roman provençal de Flamenca, l’an des plus ingénieux que nous ait légués le moyen âge, a été publié par M. Paul Meyer, 1 vol. in-8o; Paris 1865.
  6. Ce roman est reproduit dans les Nouvelles françaises en prose du treizième siècle, publiées par MM. Moland et d’HéricauIt, 1 vol. in-18; Paris 1856.
  7. On en trouvera le texte dans la Bibliothèque elzevirienne, au volume intitulé Nouvelles françaises en prose du quatorzième siècle, publié par MM. Moland et d’Héricault.
  8. Voyez les Romans de Renart, par M. Roth, professeur à l’académie de Soroë, Danemark, 1 vol. in-8o; Paris 1843, et le texte publié par Méon, 4 vol. in-8o; Paris 1826.
  9. C’est-à-dire une boîte d’hosties. Où voit par là jusqu’où les trouvères poussaient le mépris de toute croyance.
  10. Ce roman a été plusieurs fois réimprimé. La meilleure édition est celle de M. Fr. Michel, 2 vol. in-12; Paris 1864.
  11. Le rôle que l’auteur inconnu du fabliau attribue à l’oyselet est de tout point conforme aux traditions de l’antiquité, qui attribuait aux oiseaux une intelligence supérieure et les regardait même comme initiés aux secrets des dieux, parce qu’en s’élevant dans les airs ils se rapprochaient d’eux.
  12. Recueil complet des fabliaux revus sur les manuscrits, Paris 1873, in-8o.
  13. Au milieu de divagations bizarres, Bouchot rencontre parfois des idées très justes. Quand nous faisons à Rousseau l’honneur d’avoir le premier demandé aux mères de nourrir leurs enfans, nous oublions que Bouchet avait émis la même idée dans le chapitre XXIV des Sérées, intitulé des Nourrices, où il est dit « qu’oster aux mères leurs enfans pour les donner à d’autres nourrices, ne peut estre autrement appelé que faire un contre-tempérament à la nature. »
  14. Ce livre, très recherché des bibliographes, est aujourd’hui très rare. On y trouve des naïvetés, des brocards, des reparties, des équivoques et des contes facétieux qui ne manquent pas d’esprit. En voici un échantillon : « Une dame de fort peu de sens, mais femme d’un homme qui estoit dans le haut employ et dont on faisoit estat à cause de son mary, avoit reçu un présent d’une belle paire d’heures. Elle, croyant que tout ce qui estoit dans ces heures fussent des prières, se mit à genoux dans l’église, et ouvrant les heures droit où estoit la permission de l’imprimeur, elle fait un grand signe de croix, et avec une grande dévocion commence à dire : « Il est permis d’imprimer et faire imprimer le présent livre à Jehan Petit, marchand libraire à Paris, etc. » Puis tournant le feuillet où est le calendrier, et refaisant le signe de la croix, elle dit : « Janvier a trente et un jours, et la lune n’en a que trente, » et ainsi des autres jusqu’à la fin de décembre. Oh ! que ces oraisons estoient bien dévotes ! »