Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Fra GIOCONDO et LIBERALE, de Vérone

Fra GIOCONDO et LIBERALE, de Vérone
Le premier né en 1433 (?), mort en 1515 ; le second, né en 1451,
mort en 1536

Fra Giocondo[1], quand il prit l’habit de saint Dominique, fut appelé non pas seulement Fra Giocondo, mais Fra Giovanni Giocondo. Comment ce nom de Giovanni tomba-t-il dans l’oubli ? Je l’ignore ; ce que je sais, c’est que celui de Giocondo lui resta seul. Bien que la littérature fût sa principale occupation, — car non seulement il était excellent philosophe et théologien, mais encore helléniste distingué, ce qui était rare à cette époque, où les belles lettres commençaient à renaître en Italie, — il fut en outre excellent architecte, comme en témoignent Scaliger et le docte Budée dans son livre de Asse et dans ses Annotations sur les Pandectes. Grand lettré, s’entendant parfaitement à l’architecture et à la perspective, il demeura de longues années auprès de l’empereur Maximilien et enseigna le grec et le latin au docte Scaliger[2], qui raconte l’avoir entendu soutenir devant l’empereur plusieurs discussions sur des sujets épineux. Quelques personnes qui vivent encore racontent aussi, comme une chose dont elles se souviennent parfaitement, qu’à l’époque où l’on reconstruisit le Ponte della Pietra, à Vérone, cette ville étant encore sous la domination de l’empereur Maximilien, Fra Giocondo fut celui qui donna les moyens de fonder, avec une solidité à toute épreuve, la pile du milieu du pont, que les eaux de l’Adige avaient plusieurs fois renversée[3]. Il fit en sorte qu’elle fût toujours entourée d’une double rangée de grands pilotis juxtaposés, qui empêchèrent l’eau, dont la rapidité est extrême en cet endroit, de produire de nouvelles excavations dans le fond qui est tellement mobile qu’on ne pouvait autrement y jeter les fondations. Ce procédé s’est vérifié être excellent, parce que, de ce moment jusqu’à présent, cette pile a duré dans le meilleur état, et l’on espère qu’en ne s’écartant point des recommandations de Fra Giocondo, elle se conservera éternellement.

Dans sa jeunesse. Fra Giocondo résida plusieurs années à Rome, et s’adonnant à l’étude des antiques, non seulement en ce qui concerne les ruines, mais aussi les inscriptions qui sont sur les tombeaux et d’autres curiosités, il en réunit une grande quantité qu’il releva à Rome et dans d’autres villes d’Italie, et en composa un livre magnifique, dont il fit don à Laurent l’Ancien de Médicis. Ce livre est mentionné par Poliziano dans ses Mugellane[4], et il s’est appuyé souvent de son autorité, appelant Fra Giocondo un homme très expert dans toutes les antiquités. Fra Giocondo écrivit aussi sur les Commentaires de César des annotations qui ont été imprimées[5] ; le premier, il donna le dessin du pont que César jeta sur le Rhône et dont la description qu’il donne dans ses Commentaires avait été mal comprises jusqu’alors.

Étant à Paris, au service du roi Louis XII, il construisit sur la Seine deux ponts admirables[6], couverts de boutiques, travaux vraiment dignes de la grandeur d’âme du roi et du merveilleux génie de Fra Giocondo. Outre les inscriptions qu’on mit sur ces ponts et qu’on y voit encore, il mérita que Sannazar composât à sa louange ce beau distique :

Iocundus geminum imposuit, tibi, Sequana, pontem ;
Hunc tu jure potes dicere Pontificem.

Il fit encore, pour Louis XII, dans tout le royaume, quantité d’autres ouvrages[7] ; mais il me suffit d’avoir mentionné les plus importants.

Se trouvant ensuite à Rome, au moment de la mort de Bramante, il fut chargé, avec Raphaël d’Urbin et Giuliano da San Gallo, de continuer les travaux de Saint-Pierre[8]. Comme cette église menaçait ruine de divers côtés, pour avoir été élevée avec trop de précipitation, et pour d’autres raisons que nous avons déjà mentionnées, ces trois architectes résolurent de reprendre presque entièrement les fondations. Des personnes qui vivent encore et furent présentes à cette opération racontent qu’elle s’effectua de la manière suivante : On creusa sous les fondations, à des intervalles judicieusement choisis, quantité de puits larges, profonds et carrés, que l’on remplit de moellons piqués, et, sur le terre-plein ainsi établi, on jeta des arcs très forts, en sorte que la construction vint reposer sans danger sur de nouvelles fondations, et sans qu’on pût craindre, à l’avenir, de déchirements.

Mais l’œuvre pour laquelle Fra Giocondo me paraît devoir être hautement loué et qui lui mérite la reconnaissance, non seulement des Vénitiens, mais encore du monde entier, est la suivante : Considérant que la durée de la république de Venise dépend en grande partie de ce que cette ville a été élevée, comme par miracle, dans le site inexpugnable de ses lagunes, mais que Venise courait le risque de voir disparaître les lagunes sous des atterrissements qui devaient, ou lui apporter un air pestilentiel et par conséquent la rendre inhabitable, ou, du moins, l’exposer à tous les dangers que courent les villes de terre ferme. Fra Giocondo songea au moyen de conserver les lagunes. Lorsqu’il l’eut trouvé, il avertit, la Seigneurie qu’elle eût à combattre sans retard un désastre que, d’après ce qui s’était déjà produit sur certains points, rien ne serait capable d’empêcher lorsque, quelques années plus tard, elle s’apercevrait de son erreur. Par ses raisonnements, il éveilla l’inquiétude de la Seigneurie qui convoqua les ingénieurs et les architectes les plus habiles qui fussent alors en Italie ; ils émirent de nombreux avis et présentèrent une foule de projets, mais celui de Fra Giocondo fut reconnu le meilleur et mis à exécution. On commença donc un canal qui détourna dans les lagunes de Chioggia les deux tiers ou tout au moins la moitié des eaux de la Brenta[9]. Ainsi ce fleuve empêcha les atterrissements de se former autour de Venise, comme cela est arrivé à Chioggia, dont les lagunes ont été comblées, au point que l’on voit aujourd’hui de vastes campagnes là où les eaux coulaient autrefois, pour la plus grande richesse d’ailleurs de la ville de Venise. Aussi quantité de personnes s’accordent à reconnaître, avec le magnifique Messer Luigi Cornaro, que ces atterrissements que l’on voit à Chioggia se seraient produits, et peut-être en plus grande quantité, à Venise, avec un dommage incroyable et pour ainsi dire la ruine de cette ville.

Peu d’années après l’achèvement de cette œuvre sainte, un incendie réduisit en cendres le quartier du Rialto[10], où sont les dépôts des plus précieuses marchandises, et pour ainsi dire le trésor de la ville, ce qui arriva précisément à l’époque où la république était réduite aux plus dures extrémités par des guerres continuelles et par la perte de la plupart de ses possessions de terre ferme. La Seigneurie ne savait quel parti prendre ; mais, comme la réédification de ce quartier était de la plus haute importance, elle résolut de l’exécuter à tout prix. Afin que cette entreprise fût digne de la grandeur et de la magnificence de la république, elle demanda un projet à Fra Giocondo, dont le talent lui était connu[11]. Ce projet était grandiose et devait être complété par la reconstruction en pierre du pont du Rialto, mais il ne fut pas mis à exécution pour deux motifs. D’abord la république, épuisée par la guerre, manquait d’argent ; ensuite, dit-on, un gentilhomme fort influent de la maison Valereso, poussé peut-être par quelque intérêt particulier, protégea, au préjudice de Fra Giocondo, un certain Maestro Zamfragnino[12], qui avait travaillé pour lui et qui serait encore vivant. Ce Zamfragnino, digne du nom ridicule qu’il porte, fit le dessin de cet horrible bâtiment que l’on voit aujourd’hui et que bien des gens ne peuvent regarder sans douleur et sans honte. Cruellement blessé de voir combien la faveur des grands peut être plus puissante que le mérite et faire préférer les élucubrations d un goujat à ses admirables conceptions, Fra Giocondo s’éloigna de Venise et ne consentit jamais à y retourner, bien qu’on le lui ait souvent et instamment demandé. Il était doué d’un génie universel et se livrait à l’étude de la botanique et de l’agriculture, avec non moins de succès qu’à celle des autres sciences. Il mena constamment une digne et sainte vie et compta parmi ses amis les écrivains les plus distingués de son temps, entre autres Budée, Sannazar, Alde Manuce et toute l’Académie de Rome. Il eut pour disciple Jules-César Scaliger, l’un des plus célèbres littérateurs de nos jours.

Fra Giocondo mourut dans un âge très avancé[13] ; mais, comme l’époque et le lieu de sa mort me sont inconnus, je ne puis dire où il fut enterré.

Si nous admettons, ce qui est vrai, que Vérone et Florence ont entre elles beaucoup de ressemblance, non seulement par leur situation et par leurs coutumes, mais encore par le nombre infini d’hommes de génie qu’elles ont produits l’une et l’autre, dans toutes les professions, en ne nous occupant pas de la littérature, qui n’est pas notre fait et en continuant à parler des artistes, nous citerons, à Vérone, Liberale[14], disciple de ce Vincenzio di Stefano[15], qui, l’an 1463, laissa une Madone fort estimée dans l’église d’Ognissanti, à Mantoue. Liberale imita ensuite la manière de Jacopo Bellini, sous lequel il travailla, quand Jacopo peignit la chapelle de San Niccolo, à Vérone et dont il suivit constamment la tradition. Son premier ouvrage fut, à San Bernardino de Vérone, dans la chapelle du Monte della Pietà, une Déposition de croix, avec certains anges qui tiennent en main les mystères de la Passion, et que la mort du Sauveur remplit d’une amère tristesse[16]. Liberale montra maintes fois qu’il savait faire pleurer les figures, comme en témoignent une foule de tableaux que possèdent divers gentilshommes véronais, et celui des Maries entourant le Christ mort, dont il orna la chapelle des Buonaveri, à Santa Nastasia de Vérone[17]. Il se plut à faire de petites peintures exécutées avec un tel soin qu’elles paraissent des enluminures, comme on peut s’en rendre compte au Dôme de cette ville[18], où il y a un tableau de sa main représentant l’Adoration des Mages[19], avec un nombre infini de petites figures, de chevaux, de chiens et de divers autres animaux. A San Vitale, dans la chapelle degli Allegri, il peignit un tableau représentant San Metrone, confesseur véronais et homme d’une grande sainteté, entre saint François et saint Dominique[20]. À la Vittoria, église et couvent des frères ermites, il fit, dans la chapelle de San Girolamo, pour la famille degli Scaltritegli, un saint Jérôme, cardinal, un saint François et un saint Paul très estimés[21]. L’église de San Giovanni in Monte possédait de sa main une Circoncision et d’autres ouvrages, qui ont été détruits il y a peu de temps.

Ayant été ensuite appelé à Sienne[22] par le général de l’ordre des moines de Monte Oliveto, il enlumina plusieurs livres, de si heureuse manière qu’on lui confia pareillement à peindre divers manuscrits de la bibliothèque Piccolomini ainsi que quelques livres de plain-chant de la cathédrale. Liberale aurait fait un plus long séjour à Sienne et y aurait mené à fin divers travaux qu’il avait entre les mains, si l’envie et les persécutions ne l’eussent forcé à partir. Il revint à Vérone avec huit cents écus qu’il avait gagnés et qu’il prêta aux moines de Santa Maria in Organo de Monte Oliveto, moyennant une rente pour vivre. De retour à Vérone, il cultiva presque exclusivement la miniature le reste de sa vie. Il aurait voulu peindre, à Sant’Eufemia, la chapelle des Rivi, que cette famille fit décorer en mémoire du capitaine Giovanni Riva, lequel commandait une compagnie d’hommes d’armes à la journée du Taro[23] : mais l’entreprise fut confiée à des étrangers et l’on chercha à s’excuser auprès de Liberale, en lui disant que la vieillesse avait trop affaibli sa vue. Lorsque les peintures de la chapelle qui étaient pleines d’erreurs furent découvertes, Liberale ne put s’empêcher de dire que ceux qui les avaient allouées avaient eu encore une plus mauvaise vue que lui.

Finalement, ayant atteint l’âge de 84 ans et plus, il se laissait mener par sa famille et particulièrement par une de ses filles mariée, qui le traitait de si méchante manière que, s’étant séparé d’eux, il se rapprocha de Torbido, dit le Moro, alors jeune et son élève aimé, qu’il institua son héritier et avec lequel il alla demeurer, disant qu’il aimait mieux donner son bien à un ami du talent qu’à de mauvais parents Il mourut bientôt, le jour de sainte Claire, l’an 1536, à l’âge de 85 ans et fut enseveli à San Giovanni in Valle.


  1. Dans une lettre adressée à son oncle, Simone Ciarla, le 1er juillet 1514, et parlant de sa nomination comme architecte de Saint-Pierre, Raphaël écrit : Mi ha dato un compagno, frate dottissinio e vecchio de più de octanta anni… ha nome Fra Giocondo. Il était donc né vers 1433.
  2. Jules-César Scaliger, père de Joseph Scaliger.
  3. Ce pont, autrefois en bois, fut refait en pierre, l’année 1520. Fra Giocondo n’y a donc pas coopéré.
  4. Miscellanee. — Poliziano les avait écrits dans la villa de Cafaggiolo in Mugello.
  5. Par Alde Manuce l’Ancien, Venise 1513.
  6. Entre autres le pont Notre-Dame, 1507-1512, restauré en 1660 sous le règne de Louis XIV.
  7. Peut-être le château de Gaillon, construit pour le cardinal d’Amboise en 1505, l’ancienne Cour des Comptes à Paris, en 1604, détruit par un incendie en 1787, ainsi que la grande salle dorée du Palais de Justice.
  8. Nommé architecte de Saint-Pierre en 1514, aux appointements annuels de 300 ducats d’or.
  9. Le canal de la Brenta, commencé en 1488, était terminé en 1495 par l’ingénieur Alessio Aleardi. Fra Giocondo fut appelé à Venise en 1506 pour donner son avis sur une dérivation de la Brenta ; mais il paraît que ses projets ne furent pas adoptés et qu’on s’en tint à ceux d’Aleardi.
  10. En 1513.
  11. Il présenta un projet le 5 mars 1514.
  12. Scarpagni, dit le Scarpagnino.
  13. À Rome, le 1er juillet 1515.
  14. Fils de Magistri Jacobi a Blado de S. Joanne in Valle (document de 1515) Né en 1451, d’après l’Anagraphe de Vérone.
  15. Fils de Stefano da Revio, mentionné dans la vie de Scarpaccia.
  16. Cette peinture n’existe plus.
  17. Ibid.
  18. Chapelle Calcasoli.
  19. Existe encore.
  20. En place.
  21. Actuellement à la Pinacothèque de Vérone.
  22. Liberale est à Monte Oliveto dès 1467. Il reste de lui quatre missels, à la cathédrale de Chiusi, signé : M. Q. R. Y. — En 1469, il va à Sienne et effectue des travaux analogues, de 1470 à 1474.
  23. Bataille de Fornoue, le 6 juillet 1495.