Les tsarines de Moscou et la société russe à l’époque de la renaissance

Les tsarines de Moscou et la société russe à l’époque de la renaissance
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 107 (p. 511-541).
LES
TSARINES DE MOSCOU
ET LA SOCIETE RUSSE A L'EPOQUE DE LA RENAISSANCE

I. Zabiéline : — I. Domachnyi byt rousskikh tsarits v XVI i XVII st. (Vie privée des tsarines russes au XVIe et au XVIIe siècle), Moscou 1869. — II. Domachnyi byt rousskikh tsaret, etc. (Vie privée des tsars de Russie au XVIe et au XVIIe siècle), Moscou 1872. — III. Opyty izoutchénia rousskikh drevmosteï i istorii (Essais d’enseignement des antiquités et de l’histoire russes), 2 vol., Moscou 1872 et 1873.

Parmi les œuvres que la Russie contemporaine peut opposer avec le plus d’avantage à l’érudition de l’Occident, il faut compter les deux volumineux ouvrages de M. Zabiéline sur la vie privée des tsars et des tsarines de Russie pendant les siècles de François Ier et de Louis XIV. Pour nous présenter un tableau fidèle de l’ancienne Russie, l’écrivain a dû se livrer à d’immenses recherches. Les registres des administrations d’autrefois, les livres de comptes de la famille impériale, les listes de leurs serviteurs, les actes de la police palatine, les règlemens d’étiquette et de préséances, jusqu’aux moindres notes oubliées dans le recoin le plus poudreux des archives, il a tout interrogé. Il s’en est servi pour commenter les récits des voyageurs et des ambassadeurs occidentaux, suivant ainsi jour par jour la vie des anciens souverains de la Russie ; il a noté par roubles et par kopecks leur dépense quotidienne, et poussé jusqu’à la dernière limite l’exactitude scientifique et l’indiscrétion posthume. Ses œuvres ne sont peut-être pas d’une lecture très facile. Autant qu’il est en lui, M. Zabiéline ne veut pas qu’il nous reste de doute sur aucun point : il nous a comblés de preuves, il veut nous en accabler. Rien ne lui échappe : ameublemens disparus, dispositions des appartemens impériaux, tentures, tapis, objets de toilette, instrumens de musique, il connaît tout. Ces deux volumes, de sept à huit cents pages chacun, sont le trésor des antiquités moscovites ; ils contribueront à soutenir le mouvement qui porte aujourd’hui les littérateurs russes, romanciers ou auteurs dramatiques, à restituer scrupuleusement sa couleur au passé. Si la Russie a son Walter Scott, — et tel roman historique, le Prince Sérébrany par exemple, rappelle l’auteur de Quentin Durward, — il apprendra chez M. Zabiéline de quel drap était fait le caftan d’un tsar, quelle forme avait la chaussure d’une tsarine ; il trouvera dans son livre le nom de l’ouvrier allemand qui sculpta leur premier fauteuil, le sujet des peintures à fresque qui décoraient tel salon du palais ; il saura à quelle heure se levaient Ivan IV et Michel Romanof, quels personnages ils recevaient avant leur déjeuner, dans quelle église ils entendaient la messe, combien il y avait de services à leur dîner.

Mais, si M. Zabiéline est un érudit exact, abondant, minutieux, il est en même temps un historien d’une sérieuse portée. A côté d’une longue description de costumes et de cérémonies, on se trouve tout à coup en présence de considérations originales sur le développement le plus intime de l’histoire russe, sur le rôle de la femme dans la société, la situation faite à l’art et à la littérature nationale par l’influence byzantine. Qu’une Sophie Alexiévna, qu’un Alexis Romanof, qu’un patriarche Nicon, se rencontrent sur son chemin, l’écrivain formulera sur eux un jugement ferme et en même temps motivé. Une véritable philosophie de l’histoire russe se déroule, dans les ouvrages de M. Zabiéline, parallèlement aux recherches archéologiques. Il travaille maintenant, dit-on, à deux autres livres sur la vie privée du clergé régulier et du clergé séculier, c’est-à-dire d’une très notable partie de la population moscovite. Peu d’écrivains seraient plus capables de mener à bien une œuvre qui reste. encore à faire, même depuis Polevoï, mais dont les matériaux s’amassent tous les jours : une histoire intime du peuple russe. Justement apprécié de ses compatriotes, M. Zabiéline est moins connu en Occident : pour le faire goûter, il faudrait le traduire, et quel traducteur ne reculerait devant une telle tâche ? Aujourd’hui j’essaierai, à la suite de cet excellent guide, de faire revivre devant le lecteur français la société russe du XVIe et du XVIIe siècle. Jet de l’initier aux mystères du gynécée impérial de Moscou. »


I

L’ancienne demeure des tsars a presque entièrement disparu ; ce qui en reste est en quelque sorte enclavé dans les constructions du Grand-Palais, élevé par Nicolas Ier. Parmi les immenses toitures modernes, on voit ressortir un toit aux vives couleurs, formé de losanges rouges et blancs, surmonté d’une demi-douzaine de petites coupoles polychromes qui ont l’air d’une poignée de champignons multicolores. C’est le Palais du Terem, auprès duquel se trouve le Palais à facettes (Granavitaia palata), remarquable par le robuste pilier central qui soutient la voûte de sa grande salle. Tels sont à peu près les seuls débris du vieux louvre tsarien. Ravagé par le temps et plus ; encore par la main des hommes, dégradé par la vétusté poudreuse et par le vandalisme utilitaire, le Palais du Terem n’a été que sous le règne de Nicolas rendu à lui-même ; une restauration moderne a été nécessaire pour lui restituer son caractère ancien. Si l’on pénètre dans cette demeure autrefois redoutable, on est surpris des proportions exiguës des appartenons impériaux. Cinq pièces seulement, faiblement éclairées, de voûte très basse, d’une aussi médiocre étendue que celles d’un logement parisien à 1,800 francs, voilà ce qui constituait la résidence d’été du tsar de Russie ; mais la décoration en est à la fois splendide et sévère. Les voûtes et les parois des chambres sont presque partout revêtues d’un fond d’or sur lequel se détachent les images des martyrs et des rois, couronnés d’un nimbe resplendissant. Les saints évêques, avec le livre dans la main gauche et les doigts de la main droite levés comme pour bénir ou pour menacer, ouvraient leurs yeux immobiles sur l’hôte de ce palais. Le tsar était, chez lui comme à l’église même, sous l’œil de Dieu. Dans la salle à manger s’allongent jusqu’aux voûtes Constantin et sa mère Hélène, qui ont converti l’empire romain, saint Vladimir et sainte Olga, qui ont christianisé le monde russe, comme pour rappeler sans cesse au tsar sa mission apostolique. Dans la salle où le souverain réunissait son conseil, saint Nicolas le Thaumaturge, saint Alexandre Nevski, semblent vouloir prendre part aux délibérations et juger les jugemens du prince. Même décoration pour le cabinet de travail, la chambre à coucher, l’oratoire : comme s’il y avait besoin d’oratoire dans une maison qui était presque un sanctuaire, où la Divinité, se montrait partout présente et où des yeux d’outre-monde épiaient les actions et les pensées les plus secrètes du souverain !

Dans le cabinet du tsar, voici la cassette que l’on descendait tous les matins dans la cour du palais, afin que les plus humbles pussent venir y déposer une requête : chaque jour, le grand-prince opérait de ses propres mains la levée de cette espèce de boîte aux lettres et procédait lui-même au dépouillement de cette correspondance avec ses sujets. Par la fenêtre, on peut apercevoir la cour intérieure où jadis bourdonnait dès le matin la foule des courtisans, des pages, des chambellans. Voilà encore ce fameux Escalier rouge, que descendait le nouveau tsar pour aller se faire couronner à l’Assomption, sur les marches duquel Ivan le Terrible contempla la comète qui lui annonçait sa fin prochaine, et que monta Napoléon, déjà tout pensif, pour prendre possession du palais des tsars. Il fut un temps où cette résidence souveraine répandait autour d’elle le respect et la crainte. Quelque chose de la terreur religieuse qu’inspirait la présence du tsar s’attachait à sa demeure. C’était avec tremblement qu’on approchait de l’antre du lion. Les plus orgueilleux boïars devaient arrêter leur traîneau ou leur voiture à distance respectueuse de l’escalier impérial. Le seigneur qui enfreignait la défense était immédiatement saisi, jeté en prison, dépouillé de son rang. Le domestique de noble qui, même par ignorance, aurait amené ses chevaux dans la cour intérieure était fouetté jusqu’au sang. L’homme du peuple ou le bourgeois qui passait devant le palais était tenu d’ôter son bonnet. Personne ne pouvait paraître en armes dans l’enceinte sacrée ; même les ambassadeurs d’Occident étaient forcés d’ôter leurs épées. Le château impérial était une chose si sainte que c’était blasphème que d’y faire entendre une parole injurieuse et profanation que d’y manquer de respect même à un égal. D’ailleurs les châtimens étaient indispensables pour discipliner ces nobles à demi barbares, qui avaient un langage de palefreniers, et qui des paroles grossières étaient toujours disposés à en venir aux coups de poing.

Malheureusement les auteurs de cette intelligente restauration du palais tsarien ne nous ont rendu que les appartemens du prince. Il faut se figurer autour de l’édifice une multitude d’autres constructions, en bois pour la plupart. Les toits en étaient recouverts de cuivre doré ou de plaques métalliques, peintes de couleurs criardes. Aux façades, toute sorte d’ornemens en bois de sapin ou de bouleau : des tours en poivrière, des dômes en bulbes d’oignon, des colonnes, des flèches, des vérandahs, des belvédères, des galeries à jour, des fenêtres de tous les styles. Le simple bois des forêts de Russie se prêtait à toutes les fantaisies de l’artiste. La demeure des tsars n’était pas précisément un palais ; c’était plutôt une collection de palais, un fouillis de cabanes splendides, de chalets vraiment impériaux. Parmi les villas polychromes, les églises à coupoles dorées, les édifices profanes et sacrés, étaient encore, dispersés ça et là les bureaux, les chancelleries, les magasins qui servaient à l’administration dus domaine et de l’empire. Ici le Palais des Ambassades, le Palais des Armes, le Palais des Icônes et des reliques ; là le Palais du Trésor, renfermant non-seulement les monnaies et la vaisselle précieuse, mais les fourrures, les draps, d’or et d’argent, les brocarts glacés ; ailleurs la lingerie, ailleurs encore le Palais des Chars, la Cour aux Provisions, l’Apothicairerie, etc,

Il est à regretter, pour l’étude proposée, que les édifices destinés aux tsarines, à leurs fils les tsarévitchs et à leurs filles les tsarévnas aient précisément disparu. Dans ces édifices, c’étaient les étages supérieurs, presque les greniers, qui étaient réservés aux membres de la famille impériale ; les étages inférieurs étaient habités par les dames de la cour et les gens de service. Ce qui frappait d’abord dans un appartement russe, c’étaient les poêles colossaux, occupant du parquet aux lambris tout un angle de la chambre. Ils étaient revêtus, un peu comme aujourd’hui, de faïence verte ou bleue, agrémentée parfois de fleurs et d’oiseaux. Les murailles, les portes, le plancher et le plafond étaient également tendus de drap vert ou brun, plus ordinairement pourpre ou écarlate. Quelquefois on y appliquait des carrés d’une couleur différente afin d’obtenir une sorte de quadrillé ou d’échiquier. Le satin, le cuir doré, étaient aussi employés comme tentures. Enfin, — ce qui conduisait les Russes à nos papiers peints, — dès le XVIIe siècle, on tapissait les appartemens de toile blanche, sur laquelle on traçait des fleurs ou des veines de marbre. Un autre système de décoration, celui-là même que nous offre le Palais du Teremc’étaient les peintures murales. Nous avons des détails très précis par exemple sur l’ornementation des chambres habitées par Sophie, sœur de Pierre le Grand. Dans la première étaient représentées sur fond d’or la vie de Jésus-Christ et toutes les péripéties de sa passion, depuis le baiser de Judas et le couronnement d’épines jusqu’au crucifiement. Dans la seconde pièce, entre autres sujets bibliques, on voyait David à genoux sur son lit et s’écriant : « Seigneur, j’ai mouillé ma couche de mes larmes ! » Les versets des livres saints couraient à travers les icônes. Celui-ci convenait bien à la décoration d’une chambre de jeune fille : « une âme pure est comme une vierge parée de fleurs : elle est placée plus haut que le soleil, et a la lune sous ses pieds ; » il s’appliquait assez bien aussi à l’énergique et ambitieuse vierge qui tint un moment en échec la fortune de Pierre Ier. Ces versets n’étaient pas toujours en langue slavonne ; les rapports plus fréquens avec les Polonais et les Allemands avaient mis à la mode les textes latins et tudesques. Dans un des angles de la première chambre était fixée l’image domestique devant laquelle brûlait perpétuellement une lampe d’or ou de cristal, et à laquelle devaient s’adresser d’abord les génuflexions des visiteurs.

L’aspect d’un appartement ainsi orné rappelait beaucoup celui d’une chapelle orthodoxe. Partout dominait l’éclat de l’or, répandu à profusion, et celui des couleurs qui se heurtaient en contrastes violens. Toutefois les peintures d’appartemens, même dans les sujets religieux, se distinguaient de celles des églises par une certaine émancipation des entraves hiératiques : elles étaient plus vivantes, plus humaines ; on sentait qu’un souffle de la renaissance occidentale avait passé par là. Les sujets profanes n’étaient pas entièrement exclus. Dans les chambres des filles d’Alexis, nous voyons qu’on avait peint des fruits, des fleurs, même des paysages qu’on appelait déjà d’un nom allemand, landchafti. Et comme si l’on commençait à éprouver, au milieu de tout cet or et de toutes ces icônes, la nostalgie de la nature vivante, on représentait autour des fenêtres des nuages blancs, le ciel bleu. On voulait agrandir, dans ces étroits appartemens tout encombrés de saintetés, la part de la lumière ; on voulait suppléer, pour les longs et mornes hivers russes, à l’absence de la verdure et du soleil.

Quant au mobilier, à l’exception du trône oriental et byzantin dans l’appartement du prince, les chaises, les fauteuils, étaient restés jusqu’à l’époque de Pierre le Grand des raretés dans l’ameublement rosse. On y suppléait par les grossiers escabeaux de chêne, les divans de cuir, les bancs de bois, qui couraient autour de la chambre, absolument comme dans les cabarets russes d’aujourd’hui. Les tsarines et les belles tsarévnas furent longtemps privées du plaisir de voir se refléter leur image à tous les panneaux de leur boudoir : les glaces de Venise n’apparaissent qu’à la fin du XVIIe siècle. Jusqu’alors, on n’avait eu que de petits miroirs, simples objets de toilette qu’on enfermait dans des étuis ou des cassettes, avec les peignes de bois et d’ivoire, les pinceaux, les pots de blanc et de rouge, les cosmétiques de toute sorte.

Sous le règne du premier Romanof, on commençait à suspendre aux murailles les tableaux peints par des artistes étrangers. Parmi « ces maîtres dans l’art de la perspective, » on cite à la fin du XVIIe siècle le Polonais Mirovski, les Allemands Engles et Walter. Ainsi, lorsque depuis deux cents ans déjà les rois de France plaçaient dans leurs palais des Tuileries, du Louvre, de Fontainebleau, de Versailles, les chefs-d’œuvre de Titien, de Raphaël, du Poussin, de Lebrun, les Romanof ne connaissaient les arts que par des essais médiocres ; mais il est probable qu’Alexis était aussi enchanté de la Vision de Constantin, par Saltanof, que pouvait l’être Louis XIV des Batailles d’Alexandre. Ces artistes s’aventuraient parfois jusqu’au portrait : nous voyons figurer dans le palais du tsar Michel, en 1681, les personnes, comme on disait à cette époque, des rois de France et de Pologne, c’est-à-dire probablement de Louis XIV et de Sobieski. On donnait le nom de feuilles allemandes à des gravures que, dès le XVIIe siècle, on commençait à vendre à Moscou dans le Marché aux Fruits. La tsarévna Sophie avait, en des cadres dorés et peints, avec des légendes allemandes, une image du Sauveur portant la couronne d’épines et le roseau, — la Nativité du Christ, avec les évangélistes aux quatre coins, — le Crucifiement, avec la ville de Jérusalem représentée au-dessous. A en juger par les descriptions, ces images devaient ressembler assez bien aux chefs-d’œuvre à vingt-cinq sols que les colporteurs répandent dans nos villages.

Sur des rayons ou dans des niches, on trouvait presque toujours un certain nombre de livres de piété, plus souvent manuscrits qu’imprimés, avec des reliures très riches, parfois incrustées de pierreries. De grands coffres à ferrures d’argent, tout semblables à ceux qu’on fabrique aujourd’hui pour les paysans, pouvaient servir de sièges et même de lits : les femmes y serraient précieusement leurs sarafanes brodés de perles, leurs parures de diamans, leurs robes de brocart glacé ou de drap d’or, leurs fourrures de Sibérie. Sur des dressoirs revêtus de velours, on entassait les grands plats d’argent ciselé, les aiguières d’or, les coupes et les hanaps de forme étrange, les samovars et les flacons, ornés de joyaux et qui figuraient tantôt une cathédrale, tantôt un cygne ou un éléphant. Dès 1594, l’ambassadeur d’Allemagne offrait à Feodor Ivanovitch une horloge de cuivre doré, où l’on voyait les planètes et le calendrier ; en 1597, l’empereur Rodolphe en envoyait une autre où de petits personnages munis de trompettes, de nacaires et de guimbardes, jouaient de leurs instrumens chaque fois que sonnait l’heure. Bientôt les aigles qui battent des ailes, les musiciens qui se démènent à midi, les nègres montés sur les éléphans, toutes ces merveilles mécaniques où s’est toujours complu l’ingéniosité allemande, figurent dans tous les inventaires des palais impériaux de ce temps. Qu’on ajoute à tout cela les mille et un objets dont s’amusait l’oisiveté des tsarines, les jouets d’enfans, les berceaux suspendus aux lambris, les escarpolettes aux cordes revêtues de satin où » les princesses russes, « belles d’indolence, » se balançaient au chant cadencé de leurs servantes, les lustres enrichis d’émaux byzantins, les tapis de Perse, les portières de velours de Hollande, et l’on aura une idée de cet « appartement supérieure du palais (terem ou verkh) où s’enfermaient les tsarines de Moscou. Nous allons voir comment elles y entraient.


II

Il n’était point facile à un prince ou à une princesse russe de faire un mariage assorti. Au XIe siècle, on avait vu un roi de France, Henri Ier, épouser une fille d’Yaroslaf ; mais depuis le schisme qui arma l’une contre l’autre les deux églises, depuis la conquête tatare qui sépare la Russie du mouvement européen pour la rejeter dans le monde asiatique, une barrière s’éleva entre les Occidentaux et les Slaves d’Orient. Aucune maison régnante de l’Europe catholique n’eût consenti, au prix d’une abjuration, à faire monter une princesse de son sang sur le trône orthodoxe ; de son côté, le clergé russe ne se fût jamais résigné à supporter une tsarine catholique. Du moins, tant qu’il subsista quelque débris du monde grec, les princes de Moscou trouvèrent dans leur communion des têtes couronnées. C’est ainsi qu’Ivan le Grand put épouser Sophie Paléologue et donner à son fils aîné Hélène de Moldavie. Quand la conquête musulmane eut anéanti à la fois l’empire byzantin et les principautés orthodoxes de Serbie, Bulgarie, Roumanie, le tsar de Russie se trouva l’unique souverain d’Europe qui professât la religion grecque. Isolé en face des dynasties catholiques de l’Occident, il dut renoncer à se chercher une fiancée en Autriche et en Pologne, comme en France ou en Suède. Une fois seulement Ivan le Grand maria sa fille Hélène au roi catholique Alexandre de Lithuanie ; mais les luttes politiques qui éclatèrent entre les deux pays, à la suite des discordes religieuses entre les deux époux, démontrèrent par de sanglans argumens l’impossibilité de telles unions. C’est seulement depuis qu’une partie de l’Europe s’est séparée de Rome qu’a pu s’abaisser, une barrière élevée par l’intolérance des deux vieilles églises.

De même, quand il y avait en Russie, outre le grand-prince de Moscou, des souverains indépendans à Mojaisk, à Tver, à Riazan, à Novgorod, le maître du Kremlin pouvait encore chercher une fiancée dans la famille des kniazes ses égaux et ses parens. Ordinairement le traité de paix qui mettait fin à une guerre féodale cimentait par quelque mariage la réconciliation des deux maisons ; mais, presque au même moment où les principautés orthodoxes de la péninsule danubienne périssaient sous le glaive des Turcs, les souverains de Moscou arrivaient à la réalisation de leur plan séculaire : la destruction de la dernière principauté indépendante en Russie. Dès lors ils prirent le titre supérieur de tsars ; princes, boïars, simples nobles, devinrent également leurs sujets ou plutôt leurs esclaves (rabi, kholopi). Pour les filles de leur sang, le célibat devint bientôt une règle rigoureuse. La religion leur interdisait les alliances avec les dynasties de l’Occident ; l’orgueil de leur naissance ne leur permettait pas d’entrer dans le lit d’un esclave. Elles durent vivre et mourir en vieilles filles dans le palais de leur père ou de leur frère aîné, à moins qu’elles n’adoptassent ou qu’on ne leur imposât un parti plus décidé, l’entrée au couvent. Réclusion pour réclusion, autant valait celle du monastère.

Quant aux tsars, en même temps que leur isolement s’était complété en Europe, leur pouvoir avait singulièrement grandi dans leur pays. Placés au-dessus des lois, ils devinrent la loi vivante, la règle des mœurs. Alors s’introduisit en Russie une coutume léguée par le despotisme byzantin au despotisme moscovite. Les historiens grecs. racontent qu’au IXe siède aine depuis impératrices, Euphrosine, roulant marier son fils l’empereur Théophile, alors âgé de douze ans, envoya des messagers, dans toutes ses provinces avec ordre de lui amener les plus belles filles de l’Asie et de l’Europe. Elle les réunit dans une des salles du palais, et, remettant à son fils une pomme d’or, elle lui dit : « À celle qui te plaira le plus, donne la pomme. » Il y avait parmi les concurrentes une jeune fille noble, d’une admirable beauté, nommée Icasie. Théophile, étonné de tant de charmes, un peu embarrassé sans doute pour entamer la conversation, s’avisa de lui dire : « Les femmes ont causé bien des maux. » À cette facétie de séminariste, elle répondit modestement : « Oui, mais elles sont la source de beaucoup de biens. » Il parait que le jeune sot lui trouva trop d’esprit. Décontenancé, irrité, il donna la pomme à une certaine Théodora, de la province de Paphlagonie. Ce pays passait pour la Béotie de l’Asie-Mineure. Le récit byzantin ne nous ramène-t-il pas en plein Orient, cette mère-patrie du pouvoir absolu ? N’est-ce pas là l’histoire d’Esther, choisie « entre mille beautés » par le roi de Perse Assuérus ? Et comme Byzance, depuis la chute de Rome, servait à son tour de modèle aux royautés nouvelles de l’Occident, nous voyons un roi des Francs, un fils de Charlemagne, prendre exemple sur les souverains de Persépolis et de Constantinople. Quand Louis le Débonnaire voulut contracter son second mariage, il fit comparaître devant lui, au dire de l’Astronome, les filles des grands de son empire, et après un examen attentif (undecumque adductas procerum filias inspiciens), donna la couronne à Judith de Bavière.

La Russie du XVe siècle subissait encore plus directement que la Gaule du IXe l’influence byzantine. La femme d’Ivan le Grand, Sophie Paléologue, était l’héritière de l’empire grec, de son droit de revendication contre les Turcs, de son aigle à deux têtes, qui devint celui de la Russie, de ses secrets de gouvernement et de son étiquette monarchique. Elle avait rempli le Kremlin de Grecs et de Gréco-Italiens : la littérature russe s’inspirait de la littérature byzantine quand elle ne se bornait pas à la traduire. Or parmi les livres slavons traduits du grec, une certaine Vie de Philarète le Charitable était très en faveur dans la société féminine et ecclésiastique de Moscou. D’après cette hagiographie, au VIIIe siècle, l’impératrice Irène, pour marier son fils Constantin, s’y prit exactement comme Euphrosine. Ses messagers parcoururent l’Anatolie, le Pont, la Bulgarie, la Khazarie, l’Italie, cherchant, comme dans nos contes de fées, celle qui était digne d’épouser leur prince. Philarète, malgré sa pauvreté, leur donna l’hospitalité ; le ciel, par un miracle, fit les frais du repas. Les envoyés furent bien plus surpris encore de voir l’admirable beauté de sa vieille épouse ; elle était grand’ mère, leur dit-on, et avait trois petites-filles, Ils révélèrent alors l’objet de leur mission, obtinrent que les jeunes vierges descendissent de leur gynécée, et déclarèrent à l’une d’elles, Marie, que sûrement elle serait leur impératrice. Marie fut envoyée à Constantinople pour être soumise, avec neuf autres beautés, à l’examen de l’empereur. Avant l’épreuve, elle avait proposé à ses rivales de s’engager par une promesse réciproque : celle qui serait choisie se souviendrait de ses compagnes et les marierait honorablement. Une seule, l’orgueilleuse Gérontéia, refusa ; ses espérances furent déçues. Alors Marie à son tour se présenta devant le prince avec toute sa famille, aïeule, père, mère, sœurs, oncles et tantes. Devenue l’impératrice, elle maria, l’une de ses sœurs à un patrice romain, l’autre au roi des Lombards, fit distribuer des charges à ses parens, et n’oublia pas ses rivales.

Or c’est la légende pieuse de Philarète le Charitable qui à Moscou, au XVe siècle, devient une réalité. Les récits de Paul Jove, de Francesco da Collo, d’Herberstein, concordent parfaitement : les documens tirés des archives apportent une confirmation et de nouveaux détails. En Russie comme à Byzance, les envoyés se répandent dans les provinces, munis non pas de la pantoufle de vair, mais des lettres patentes du souverain. Ils ont ordre de se faire montrer toutes les jeunes filles riches ou pauvres, nobles ou non nobles ; le tsar ne fait pas de distinction entre ses esclaves. Voici la teneur d’une circulaire rédigée en 1546 sous Ivan le Terrible ; nous citons l’exemplaire destiné à la province de Novgorod :


« De la part d’Ivan Vassiliévitch, grand-prince de toutes les Russies, à la ville de Novgorod-la-Grande, notre patrimoine, aux princes et enfans boïars habitant à cinquante et à deux cents verstes de Novgorod. J’ai envoyé N… et N…, et le les ai chargés d’examiner toutes les demoiselles vos filles, qui sont des fiancées pour nous. Quand cette lettre vous parviendra, ceux d’entre vous qui ont des filles non mariées partiront immédiatement avec elles pour Novgorod-la-Grande… Ceux d’entre vous qui cacheraient leurs filles et ne les amèneraient pas à nos boïars s’attireraient une grande disgrâce et un terrible châtiment. Faites circuler ma lettre entre vous, sans la garder même une heure dans vos mains. »


Après un premier triage exécuté par les envoyés du prince au chef-lieu de chaque province, les plus jolies étaient dirigées sur la capitale. Le premier tsar qui contracta mariage dans ces singulières conditions fut précisément le fils de la Grecque, Vassili Ivanovitch. Quinze cents jeunes filles furent amenées à Moscou de tous les points de la Russie, chacune accompagnée de sa famille. Qu’on se figure ces rudes et coûteux voyages dans un immense empire si dénué de routes, les longues angoisses des parens suspendus entre la crainte d’un humiliant échec et l’espoir suprême, les intrigues et les haines mutuelles de ces factions rivales, les démarches et les tentatives de corruption auprès des personnages influens du palais, les promesses que se font mutuellement les bonnes âmes, l’infatuation hautaine des orgueilleuses, les pleurs des timides, les types, qui devaient se reproduire sans cesse, de l’altière Vasthi et de la modeste Esther, de la fière Gérontéia et de la douce Marie, de la trop spirituelle Icasie et de l’heureuse sotte Théodora, — on aura une idée des passions et des sentimens éveillés par cette conscription en masse de la beauté russe. Le second prince qui employa ce procédé est, comme on l’a vu, Ivan le Terrible ; c’est ainsi qu’il épousa la première de ses femmes et la plus aimée, Anastasie Romanof. Lorsqu’il contracta son troisième mariage, il se fit amener à la Slobode Alexandra deux mille jeunes filles nobles et non nobles. Après un long examen, on n’admit aux épreuves ultérieures que vingt-quatre concurrentes, puis douze seulement, sur lesquelles des médecins et des sages-femmes eurent à donner leur avis. Elles furent trouvées égales en santé et en vigueur, comme elles étaient égales déjà en beauté. Le tsar, après avoir encore longtemps balancé, choisit pour lui-même Marfa Sobakine, et fit choix pour son fils Ivan d’Eudoxie Sabourof. Suivant le témoignage d’un contemporain, toutes les jeunes fiancées présentées au choix du prince habitaient une grande maison, par dortoirs ou chambrées de douze lits. Dans chaque chambrée, il y avait un trône où le tsar venait s’asseoir ; chaque jeune fille venait s’agenouiller devant lui, et, quand il l’avait regardée tout à son aise, elle jetait à ses pieds un mouchoir brodé de perles, et se retirait.

Cet usage finit par s’implanter si bien dans les mœurs russes qu’on ne reconnaissait presque plus au prince le droit de se marier sans prendre son épouse au concours. On ne devait pas enlever à la plus humble des beautés russes la chance de devenir impératrice. Les Mémoires inédits publiés par M. le prince A. Galitzine racontent qu’Alexis Romanof, devenu veuf, étant allé visiter le boïar Matvéef, fut surpris de l’ordre et de la propreté qui régnaient chez lui. On présenta au souverain la jeune Nathalie Narychkine, fille d’un ami de Matvéef, et que celui-ci avait prise chez lui à cause de sa pauvreté. Le souverain partit tout ému, revint quelques jours après, et déclara qu’il avait trouvé un mari pour Nathalie : c’était lui-même. Effrayé des haines que ce choix pouvait lui susciter, le boïar tomba aux pieds du prince, le suppliant de garder au moins les formes accoutumées. Alexis y consentit : soixante jeunes filles furent amenées au Kremlin ; mais le tsar s’en tint à la belle et intelligente pupille de Matvéef, la mère de Pierre le Grand.

Après le choix du prince, la fiancée impériale devenait immédiatement une personne auguste. Elle logeait dans l’appartement réservé aux princesses : on la confiait soit à la mère et aux sœurs du tsar, soit à ses propres parentes qui avaient dû l’accompagner, soit enfin à des femmes nobles et à des boïarines craignant Dieu. On plaçait sur sa chevelure de jeune fille une couronne comme en portaient les sœurs mêmes du prince. On lui donnait le titre de tsarévna. Les nobles et les serviteurs du palais venaient lui embrasser la croix, c’est-à-dire lui prêter serment. Elle était nommée dans les prières publiques parmi les membres de la famille impériale, mais sous un nom nouveau. Ici encore nous devons reconnaître une coutume byzantine : c’est ainsi que Lupicia, femme de Justin Ier, avait adopté le vocable moins malsonnant d’Euphémie, qu’Anastasie, mariée à Romain II, avait reçu du Porphyrogénète le nom flatteur de Théophano. Dans la Russie contemporaine, le changement de nom est d’ailleurs justifié le plus souvent par la nécessité de rebaptiser les princesses protestantes qui montent sur le trône orthodoxe. Au XVIe et au XVIIe siècle, il n’y avait pas lieu de renouveler le baptême des fiancées impériales : toutes étaient Russes et orthodoxes ; cependant, par le choix du prince, elles devenaient en quelque sorte d’autres personnes ; pour une existence nouvelle, il leur fallait un nouveau nom. Parfois même le père de la fiancée subissait le même changement : ainsi Harion Lapoukhine, père de la première épouse de Pierre le Grand, adopta le nom de Fédor.

Dans la monarchie absolue de Byzance, le mariage du maître amenait parfois des hôtes bien étranges dans le palais sacro-saint des empereurs. A Moscou également, c’était souvent de la plus humble situation qu’une belle fiancée s’élevait au rang des majestés. « Nous n’avons pas une souveraine bien chère, disaient de la femme de Michel Romanof ses chambellans : elle portait autrefois des bottes jaunes comme les paysannes ; maintenant Dieu l’a élevée ! .. » Maria Miloslavski, première épouse d’Alexis, était fille d’un homme en service chez un simple secrétaire d’ambassade et allait chercher des champignons dans le bois pour les vendre au marché. Sa seconde femme avait été reçue presque par charité chez le boïar Matvéef ; à Smolensk, on l’avait vue marcher en laptis, c’est-à-dire en grossières sandales d’écorces tressées. Ces impératrices, sorties parfois d’une pauvre chaumière, n’en faisaient pas moins bonne figure au palais du Kremlin. À cette époque, il n’y avait réellement que peu de différence entre le pauvre et le riche, entre fille noble et non noble. C’est le développement du luxe, l’éducation, l’instruction, le souci de la propreté, qui créent des différences entre les classes ; tout cela n’existait guère à cette époque. Le paysan libre ou le petit gentilhomme campagnard étaient à peine plus illettrés ou plus malpropres que le courtisan.

III

C’était au moment où la jeune fille élue entre toutes venait de s’installer au Terem et de ceindre la couronne des tsarévnas que commençaient pour elle de terribles dangers, Rien de plus triste que l’histoire de ces fiancées impériales. Des maladies mystérieuses les déciment sous les lambris augustes avant qu’elles n’aient pu aller à l’autel. Choisies entre des centaines et des milliers de belles filles, soigneusement examinées par les gens de l’art, elles devaient être des fleurs de santé et de vigueur ; est-ce donc le palais impérial qui était malsain ? Ici nous abordons un des côtés les plus étranges de la vie russe à cette époque.

Les tsars de Moscou administraient l’empire comme une sorte de patrimoine avec des hommes à eux, leurs serviteurs particuliers ; l’état n’était qu’une dépendance de la maison. Quand le souverain était jeune, c’était ordinairement des parens de sa mère qu’il était entouré. L’empire était alors comme en proie à une seule famille qui circonvenait, assiégeait, absorbait le prince et ne souffrait ni dans le gouvernement, ni dans le palais, aucune influence rivale. Tandis que les chefs de la famille prenaient la direction des affaires, les parens éloignés, les arrière-petits-cousins s’emparaient des postes de chambellans, d’échansons, pour garder le prince de plus près, ou s’enrichissaient comme voiévodes dans les provinces. Le règne de la famille qui était ainsi en possession de la faveur impériale s’appelait d’un nom consacré dans l’histoire russe, un moment (vrémia) ; ses chefs étaient les hommes du moment (vrémianiks) ; ses autres membres constituaient les proches, l’entourage du tsar.

Que se passait-il quand le souverain se mariait ? Une nouvelle impératrice amenait au pouvoir une autre famille. Sur qui le prince aurait-il pu se reposer avec plus de confiance que sur les parens de sa femme ? Le débonnaire despote se laissait donc entourer de ses beau-père, beaux-frères, des oncles, neveux et cousins de son épouse. Partout, dans toutes les places, avec une âpreté facile à comprendre, ils se substituaient à l’ancien entourage. Un vrémia, un moment nouveau commençait. Un concours de fiancées était une sorte de loterie ; les parens de celle qui amenait le bon numéro devenaient par le seul effet de la chance, sans qu’il fût question d’intelligence ou de capacités, les maîtres de l’état. Le mariage du prince équivalait à une révolution, à un de nos renversemens de ministère. On conçoit de quelle haine devaient être animés les anciens vrémianiks contre ces hommes du moment qui les dépossédaient, contre cette fiancée, qui, rien qu’avec ses beaux yeux, venait les précipiter du pouvoir : haine féroce, implacable, mais sournoise et silencieuse. La jeune fille ne connaissait pas toujours ceux qu’elle devait craindre : souvent c’était des hommes qui s’empressaient le plus auprès d’elle, qui devant elle se mettaient à plat ventre, battaient le sol de leur front, essuyaient avec leur barbe et leur chevelure la poussière de ses pieds, c’était de ceux-là mêmes qui se proclamaient ses vils esclaves, qu’elle avait tout à redouter. Non-seulement les partisans des vrémianiks dépossédés, mais les amis et les parens de ses rivales évincées, avaient des intelligences dans les emplois du palais, parmi les femmes et les serviteurs attachés à son service. C’était dans l’ombre, sous le masque du dévoûment et de l’adulation, que se tramaient les complots. Quand on ne pouvait jeter dans les alimens ou le vin de la tsarine une poudre ou une herbe mortelle, on avait recours à des conjurations et à des pratiques diaboliques, on secouait de la cendre sur la trace de ses pas, on portait à quelque redoutable mégère un morceau arraché à un de ses vêtemens. À cette époque, on ne distinguait pas entre la sorcière et l’empoisonneuse. Sous la dénomination de maléfices, on confondait dans la même exécration des manœuvres meurtrières ou des simagrées ridicules. Au seul nom de sorcellerie, les plus hardis pâlissaient, les plus éclairés devenaient furieux. Pour avoir une idée des craintes qui pouvaient tourmenter un tsar sur sa propre vie, sur la santé de sa femme et de ses enfans, il faut lire la formule du serment que Boris Godounof exigeait de ses sujets :


« En ce qui regarde notre souverain le grand-prince et tsar de toutes les Russies, Boris Feodorovitch, et notre tsarine et grande-princesse Marfa, et leurs enfans, le tsarévitch Feodor et la tsarévna Axinie, nous jurons de ne rien attenter, ni mal faire à leur nourriture, à leur boisson, à leurs vêtemens, à n’importe quelle chose qui leur appartienne, de ne pas leur donner d’herbe ou de racine malfaisante, de ne pas leur en faire donner par d’autres, de ne pas écouter ceux qui nous engageraient à leur en donner, de ne point permettre à nos gens la recherche des herbes ou racines malfaisantes, de ne point recourir aux sorciers, aux sorcières, ou à tout autre moyen qui puisse nuire au tsar, à sa-tsarine ou à ses enfans, de ne pas faire de conjurations avec la trace de leurs pas ou de leur voiture… »


Chacun devait même s’engager à dénoncer les faits analogues qui viendraient à sa connaissance. En outre un serment professionnel, portant sur les mêmes objets, était imposé à tous les serviteurs du tsar, échansons, panetiers, chambellans. Lui et les siens ne sortaient des murs crénelés du palais que sous bonne escorte. Le cellerier qui apportait les plats de l’office les goûtait avant de les remettre au maréchal, le maréchal les goûtait avant de les livrer au tranchant, le tranchant avant de les passer au servant, qui les goûtait encore une fois sous l’œil du prince avant de les lui présenter.

Ces terreurs si naïvement manifestées par les empereurs moscovites jettent une fâcheuse lumière sur le caractère de leurs courtisans. Quand nous voyons Ivan le Terrible s’écrier tout à coup qu’on a empoisonné sa tsarine et faire autour de lui une boucherie de boïars, il ne faut pas se hâter de l’accuser de mensonge et de cruauté gratuite. Pour plusieurs de ses épouses mortes subitement, il fit faire des enquêtes dont les dossiers, malheureusement peut-être pour sa mémoire, se sont perdus. Dans son discours à l’assemblée des évêques, il dénonce l’empoisonnement de ses deux premières femmes, et en ce qui concerne la troisième il s’exprime ainsi : « La haine de mes ennemis a excité plusieurs de mes proches (sans doute les proches du vrémia précédent) à entreprendre sur la vie de la tsarine Marfa lorsqu’elle était encore vierge, et qu’elle n’était tsarine que de nom. On lui a donné du poison. Alors le tsar orthodoxe, mettant sa confiance en Dieu, qui seul peut guérir, a pris avec lui Marfa, mais leur union n’a duré que deux semaines. »

Il est d’autres faits analogues sur lesquels les enquêtes du temps nous ont ménagé les détails les plus circonstanciés. Michel Romanof, alors âgé de vingt ans, venait de monter sur le trône de Moscou. En l’absence de son père, le patriarche Philarète, ses cousins les Soltikof étaient les hommes du moment. Il choisit pour fiancée, dans les formes accoutumées, Marie Khlopof, qui fut installée au Terem sous le nom de Nastasia. Les Soltikof, maîtres de la place, ne virent pas d’un bon œil les Khlopof sur le point de leur succéder. La lutte était imminente entre les deux familles. Un jour, une discussion eut lieu entre un des anciens proches et un des nouveaux sur le motif le plus futile. L’un soutenait qu’on pouvait fabriquer une certaine espèce de sabre dans les manufactures du tsar, l’autre prétendait le contraire : de là échange de gros mots et rupture ouverte. Quinze jours après, la fiancée tomba malade. Ses parens ne voyaient là qu’une simple indigestion ; au contraire les Soltikof déclarèrent la maladie incurable. Ils consultèrent les médecins, qui prescrivirent un traitement ; mais les Khlopof n’étaient pas si sots que de faire prendre des médicamens à leur fille. D’abord les docteurs de la cour, envoyés par leurs rivaux, leur étaient suspects, et puis, en vrais Russes du vieux temps, ils considéraient les médecins, cette récente importation de l’Occident hérétique, comme une variété des sorciers. Dans les idées de cette époque, la maladie était une épreuve envoyée de Dieu : Dieu seul pouvait guérir. Accepter une ordonnance et des remèdes ou demander des herbes à une vieille, c’étaient deux choses également condamnables. Ils firent boire à leur fille de l’eau bénite dans laquelle on avait trempé des reliques. Cette sainte infusion la guérit ; mais les Soltikof ne se tinrent pas pour battus. Abusant de la jeunesse du prince, leur pupille, ils lui affirmèrent que les médecins avaient jugé la maladie incurable. Sous leur pression, le conseil des boïars déclara que Nastasia « ne pouvait faire le bonheur du tsar ; » Malgré la douleur du prince, elle fut envoyée en exil avec toute sa famille. Alors le jeune empereur, qui avait montré tant de faiblesse lorsqu’il s’agissait de soutenir sa fiancée, déploya une invincible obstination quand il fut question d’en choisir une autre. « J’ai contracté mariage suivant la loi de Dieu, répétait-il : on m’a fiancé une tsarine ; le n’en épouserai jamais d’autre., » Il se réjouit de l’échec de son gouvernement dans les tentatives de négociation matrimoniale avec l’Occident. Le roi de Danemark refusa la main de sa nièce, parce que « sous Boris Godounof on avait empoisonné son frère, fiancé à la princesse Xénie, et qu’on empoisonnerait de même la jeune fille. » La réputation des Borgia de l’aristocratie russe commençait à se faire en Europe. Bientôt le crédit des Soltikof déclina. Le tsar ordonna une enquête : il fut reconnu que sa Nastasia était d’une très bonne santé, que jamais elle n’avait été malade gravement, que ses favoris avaient menti effrontément.

Des circonstances impérieuses l’empêchèrent de réparer entièrement l’iniquité. Après avoir lutté longtemps, il dut se résigner à choisir, ou plutôt sa mère choisit pour lui Marie Dolgorouki. Le 19 septembre, on fit de grandes réjouissances au Kremlin ; il y eut liturgie dans les églises, festins pompeux, sonneries de cloches et de trompettes. Le lendemain, une maladie mortelle se déclara chez la fiancée. Elle languit trois mois et mourut. Il fut reconnu qu’on l’avait empoisonnée, mais on ne put découvrir les coupables. Les meurtrières intrigues des boïars étaient la plaie de la Russie ; il eût fallu pour les dompter une main autrement vigoureuse que celle de Michel Romanof. On se prenait à regretter le Terrible. « Que Dieu ouvre les yeux au tsar, écrivait un résident hollandais, comme il les a ouverts à Ivan ! autrement la Russie est perdue. » Les troisièmes fiançailles de Michel avec Eudoxie Strechnef furent plus heureuses, grâce aux précautions dont on entoura la fiancée ; la haine de ses ennemis ne put que s’épancher en mauvais propos.

Alexis, père de Pierre Ier, dut passer par les mêmes épreuves. Il avait fait choix en 1647 d’Euphémie Vsévolojski. Ce choix déplut au boïar Morozof, qui était l’homme du moment. Les coiffeuses du Terem furent-elles gagnées par lui ? Ce qu’il y a de sûr, c’est que le jour où elle se présenta devant son fiancé elle tomba en faiblesse. On lui avait, semble-t-il, tiré les cheveux avec tant de force pour former sa parure de tsarine que la douleur avait déterminé l’évanouissement. Les Morozof persuadèrent au jeune prince qu’on l’avait trompé, que les parens de la jeune fille avaient dissimulé le mal épileptique dont elle était atteinte. On mit le père à la question, la famille fut envoyée en Sibérie, et l’on procéda à un nouveau choix. Morozof réussit à faire tourner la chance en faveur de Marie Miloslavski. Elle avait une sœur que le boïar épousa ; les intérêts des Morozof et des Miloslavski, c’est-à-dire des anciens et des nouveaux proches, étant devenus identiques, la nouvelle impératrice n’eut rien à craindre des herbes malfaisantes et des maléfices.

Est-il étonnant que les parens les plus ambitieux ne se soient pas toujours souciés d’exposer leurs filles à de tels dangers, et que les fiancées impériales ne soient entrées qu’avec tremblement dans ce brillant et sinistre Terem, où resplendissaient sur des murailles d’or des figures d’anges et de bienheureux, mais où les enchantemens du démon avaient une si redoutable puissance ? .. Sous Alexis, on arrêta le gentilhomme Kokoref, accusé d’avoir proféré « des paroles indécentes. » Il avait osé dire « qu’il n’était pas bon de conduire ses filles à l’examen du tsar, et qu’il valait mieux les jeter à l’eau que de les faire entrer dans l’appartement supérieur. »

Les soucis d’une tsarine n’étaient pas finis après le mariage et le couronnement solennel à l’Assomption. Si le tsar l’avait tirée du néant pour l’élever à la royauté, c’était pour quelle donnât des héritiers à la monarchie. La fécondité achevait seule d’en faire une souveraine : une stérilité prolongée l’eût frappée de déchéance. Aussi que devait être son tourment, le tourment de ceux dont la fortune était attachée à la sienne, quand cette bénédiction du ciel se faisait attendre ! Sophie Paléologue, femme d’Ivan le Grand, ne lui avait d’abord donné que des filles. Or, dans les idées du temps, ce n’était pas être mère que de ne pas donner de progéniture masculine. Dans son désir passionné d’un héritier, le couple impérial se rendit au tombeau de saint Serge à Troïtsa. Comme la tsarine suivait le vallon qui longe les murs du monastère, tout à coup apparut devant elle un vieillard à l’air imposant qui portait dans ses bras un petit enfant mâle. Il le jeta dans le giron de la princesse et disparut. Sophie Paléologue, saisie d’une terreur religieuse, s’évanouit, et les femmes de sa suite, qui n’avaient rien vu, se précipitèrent étonnées pour la secourir. Quand elle revint à elle, elle chercha l’enfant que le vieillard lui avait jeté. Elle ne trouva, rien, mais elle comprit que c’était saint Serge en personne qui lui était apparu, et revint pleine d’espérance à Moscou. En effet, neuf mois après, elle mit au monde celui qui devait être Vassili Ivanovitch.

Toutes les impératrices n’avaient pas le même. bonheur. Ce Vassili, qui avait épousé à vingt-six ans Solomonie, resta vingt années sans en avoir d’enfans : immense malheur pour une maison royale ; toutes les misères engendrées par la minorité d’Ivan le Terrible sont venues de cette longue stérilité. Vainement on avait eu recours à tous les moyens alors en usage : on avait répandu l’or à poignées dans tous les monastères, on avait fait venir de saints ermites du fond des solitudes du nord ou des ténèbres des catacombes, on avait essayé la vertu de toutes les reliques célèbres. Alors Solomonie s’était adressée aux devins, aux sorciers : elle avait imprégné la chemise du grand-prince d’un philtre merveilleux ; rien n’y fît. Vassili devenait vieux ; il était temps de prendre une décision. Les boïars, réunis en conseil par le tsar, lui conseillèrent unanimement d’envoyer la tsarine au couvent et de se remarier. Ce ne fut pas sans pleurs et sans désespoir que la malheureuse princesse subit sa destinée : il fallut lui couper de force les cheveux ; l’envoyé du tsar en vint à la frapper. En tombant du pouvoir, elle laissait derrière elle tout un parti à la cour, et, pour contrarier la nouvelle impératrice, Hélène Glinka, pour inquiéter la conscience du prince et le tourmenter dans ses sentimens paternels, on fit courir le bruit que Solomonie était accouchée d’un fils dans le monastère.

Il ne faut pas oublier que si l’impératrice devenait une souveraine pour tous les Russes, une maîtresse pour son père même et ses parens, elle restait une sujette, une esclave pour son mari. Le tsar l’avait élevée, le tsar pouvait l’abaisser et du palais l’envoyer au couvent. Les chants populaires ont conservé le souvenir ému de ces infortunes souveraines. Elle se lamente, la tsarine, sur l’escalier de son palais ; elle ne pourra plus s’asseoir à la table de cyprès, ni savourer les plats sucrés, ni manger la chair du cygne blanc. Elle pleure, elle ordonne à ses écuyers d’atteler son char, puisque enfin il faut partir. « Chargez les chariots, — mais ne vous hâtez pas. Sortez de Moscou, — mais ne vous hâtez pas. Peut-être mon seigneur le tsar s’adoucira, peut-être il ordonnera de revenir. » Hélas ! on a beau ne pas se hâter, aucun messager de grâce n’est accouru sur les traces du cortège. Et déjà apparaissent les blanches murailles du couvent, déjà retentit l’appel des cloches sacrées, déjà s’avance en procession la mère abbesse suivie de ses religieuses. Elles prennent la tsarine par ses mains blanches et la conduisent dans sa cellule, non pour une heure, non pour un jour, mais pour toute sa vie.

Aussi quand il naissait un fils, quelle joie dans le palais ! On désignait pour nourrice à l’héritier des tsars une des plus belles boïarines de la cour. On taillait une planche ayant exactement les dimensions de son petit corps, et on y peignait l’image du saint, son patron : c’est ainsi qu’on a pu placer sur le tombeau de Pierre le Grand une icône faite à sa taille trois jours après sa naissance. Comme à la cour de Henri IV ou de Louis XIII, on n’oubliait pas de faire tirer l’horoscope du nouveau-né. On confiait ce soin ou à de saints ermites qui avaient déserté leurs forêts, ou à de savans ecclésiastiques, comme Polotski et Rostovski, qui lurent dans les astres la destinée de Pierre le Grand, ou à de simples sorciers, en faveur desquels on voulait bien faire trêve un moment aux édits de persécution. Ils ne manquaient jamais de prédire que l’enfant ferait plus d’actions mémorables qu’aucun de ses prédécesseurs, qu’il serait l’effroi des méchans et le soutien de l’église. A partir de ce moment jusqu’à celui où il passait aux mains des hommes, il vivait dans les appartemens et parmi les femmes de la tsarine.


IV

Dans ces appartemens supérieurs du palais, qu’on appelait Verkh ou Terem, les femmes étaient aussi sévèrement recluses que dans les gynécées de la Grèce antique. En Russie, comme dans la Rome des douze tables, la femme était une mineure perpétuelle. La jeune fille affranchie par la mort de son père, l’épouse affranchie par la mort de son mari, retombaient sous la tutelle d’un frère, d’un oncle, d’un aïeul, à leur défaut sous la tutelle de l’église, au même titre que les orphelins, les aliénés, les indigens. Pour elles, il n’y avait pas de vie de société, encore moins de vie politique. Dans les temps légendaires de l’histoire russe, nous voyons bien les héroïnes des chansons épiques suivre au combat leurs fiancés ou leurs maris comme les femmes germaines ou Scandinaves, déployer leur force et leur agilité dans de merveilleuses épreuves comme la Brunehilde des Niebelungen : sainte Olga, l’héroïne vaillante des souvenirs populaires, défend les armes à la main le patrimoine de son fils et poursuit avec le fer et la flamme la vengeance de son mari ; mais Olga, en inaugurant les rapports pacifiques avec Byzance, préparait aux femmes russes des entraves nouvelles. L’influence byzantine compléta leur asservissement. Le christianisme étroit du bas-empire, avec les bizarres conséquences qu’il tirait de la faute d’Eve et du péché originel, avec ses idées d’impureté et de fragilité de la femme, vint consacrer l’infériorité sociale de ce sexe. De bonne heure on traduisit en russe les diatribes anti-féminines des sermonnaires et des sophistes néo-grecs, par exemple le fameux texte de Cosmas de Chalcédoine, tendant à prouver qu’on ne doit pas donner à la femme le titre de gospoja (madame, domina).


« Croyez les sages qui disent que la femme ne doit pas s’aviser d’en remontrer à son mari ou de vouloir le conduire. Elle doit se taire et lui être soumise. Adam a été créé le premier, Eve seulement après, et le Seigneur lui a dit : « Tu seras gouvernée par ton mari, tu travailleras par ses ordres, tu lui obéiras tous les jours de ta vie… » Les femmes seront sédentaires,… elles obéiront à leurs maris comme l’esclave obéit à son maître… Le chef de l’homme, c’est le Christ ; le chef de la femme, c’est son mari. Le mari n’a pas été créé la chose de la femme, mais la femme a été créée la chose de l’homme… La femme ne peut donc élever la tête plus haut que son mari sans outrager le Christ. À cause de cela, il me souvient pas d’appeler la femme gospoja, mais elle doit appeler son mari gospodiné (seigneur). Quel maître appelle sa servante ou son serviteur dame ou seigneur ; quelle maîtresse appelle ses domestiques gospoja ou gospodine ? »


La femme dut résider dans les appartemens supérieurs de la maison, d’où elle ne pouvait sortir sans passer par ceux de son père ou de son mari : c’est dans le Terem que nous la montrent déjà les chansons populaires. « Elle est assise derrière vingt-sept serrures, — elle est assise enfermée à vingt-sept clés, — pour que le vent ne l’évente pas, — pour que le soleil ne la brûle pas, — pour que les bons compagnons ne la voient pas. » Dans le Terem, elle doit vivre chrétiennement : or, l’idéal de la vie chrétienne selon les idées byzantines étant le cloître, elle doit pratiquer chez elle toutes les austérités et tous les exercices pieux du couvent. La maison conjugale, est un monastère dont le mari est l’abbé. Entre la femme russe et la femme turque, il y a seulement cette différence que, pour sanctionner la loi de réclusion imposée à la première, on compte avant tout sur les moyens moraux. La crainte de Dieu et de la réprobation publique dispense d’emprunter à l’Orient ses étranges gardiens. Suivant ses directeurs de conscience, la dame russe doit, comme la femme forte de l’Écriture, se lever la première dans la maison, éveiller ses serviteurs et ses servantes, leur distribuer la tâche, travailler de ses propres mains. Elle doit obéir à son mari, qui saurait au besoin la ramener à l’obéissance par des corrections manuelles d’une charitable modération, mais d’une efficacité énergique : on recommande dans ce cas à l’époux de ne point se servir de gourdins trop gros ni de bâtons ferrés. Elle doit fuir les mauvaises compagnies, les propos oiseux, ne recevoir personne à l’insu de son seigneur et maître, éviter surtout les marchandes de toilettes, les devineresses et autres agens de Satan, ne point parler mal des voisins, ni des boïarines, ni des princesses. Comme cette matrone romaine qui fut punie de mort pour avoir détenu les clés de la cave, elle s’exposerait à de graves châtimens, si elle s’abandonnait au vice national, l’ivrognerie. Il paraît si indispensable que la femme reste à la maison, qu’elle soit sédentaire, comme dit Cosmas, il paraît si dangereux de laisser quelque liberté à un être aussi fragile qu’on la dispense même d’aller à l’église. Le mari doit y aller le plus souvent possible, — elle, le plus rarement. C’est la conséquence de la théorie : le mari a pour chef le Christ, mais la femme a pour chef son mari. Son église, c’est sa propre maison, où elle doit avoir toujours le chapelet au poing, faire les centaines de signes de croix et de prosternations ; requises pour le salut, observer rigoureusement les jeunes prescrits par l’église orthodoxe, rivaliser de dévotion et d’ascétisme avec les saintes femmes réellement enfermées au couvent. Tel est le plan de vie que trace aux princesses et aux femmes distinguées de son temps, dans son Économie domestique (Domostroi), le pope Silvestre, qui fut un moment le directeur de conscience et le ministre d’Ivan le Terrible.

On peut imaginer combien un tel idéal, de tels principes, devaient être funestes à la vie de société. Presque jamais les hommes et les femmes ne se rencontraient. La dame russe était toujours cachée aux regards de tous par des murailles, des tentures ou des voiles. Dans sa maison même, la plus grande partie de ses serviteurs pouvaient fort bien ne l’avoir jamais vue. Les amis de son mari n’existaient pas pour elle : elle ne présidait pas aux festins qui leur étaient donnés ; mais elle pouvait recevoir ses propres amies dans ses appartemens. Cependant, lorsque les hôtes de l’époux étaient tout à fait des intimes ou des personnages auxquels il voulait faire le plus grand honneur, on procédait à une curieuse cérémonie, d’un caractère presque chevaleresque et occidental, et que le roman a mise en scène dans le Prince Sérébrany[1]. A la fin du repas, sur l’invitation de son mari, la maîtresse de la maison descendait, comme la Pénélope d’Homère, l’escalier du gynécée, toute parée, ayant à la main une coupe d’or. Après y avoir trempé les lèvres, elle la présentait à chacun des convives ; puis elle se tenait debout à la place d’honneur, et chacun après une profonde salutation venait l’embrasser. C’était comme une tradition de l’antique hospitalité slave qui venait briser la règle monastique du régime-byzantino-russe.

Si la réclusion était de règle pour les femmes d’un rang distingué, elle constituait une obligation encore plus étroite pour une tsarine de Moscou. De cette demeure déjà sacrée du Terem impérial, elle devait faire un véritable sanctuaire ; elle devait achever en elle-même ce caractère de sainteté que lui conférait déjà sa qualité d’épouse du tsar. « Il n’y a pas une souveraine en Europe, écrivait Reitenfels, qui soit aussi respectée de ses sujets que la tsarine. Les Russes n’osent même pas parler d’elle librement, ni lever les yeux sur elle. Quand elle se promène dans la ville ou dans la campagne, sa voiture est toujours fermée de rideaux, afin que personne ne puisse la voir. » Lorsque la tsarine sortait à pied, ce qui n’arrivait guère que la nuit, dans l’intérieur du palais, on portait autour des pièces de toile ou des espèces d’écrans qui la dérobaient à tous les regards. L’imprudent qui se serait trouvé sur le passage de la princesse, ou qui aurait eu la mauvaise chance d’apercevoir son visage, était aussitôt saisi, questionné, exposé aux plus rigoureux châtimens. Les actes du palais renferment plusieurs dossiers sur des affaires de ce genre. Ne se croirait-on pas dans la Perse de Chardin ou de Tavernier ?

On traitait les médecins presque comme les autres étrangers. On ne les introduisait, à la dernière extrémité, dans la chambre d’une tsarine ou d’une tsarévna qu’après en avoir fermé tous les rideaux. On ne leur permettait de tâter le pouls à la malade qu’après lui avoir entouré le poignet d’une légère mousseline afin de préserver l’auguste épiderme de tout contact profane. C’était une curieuse histoire que celle de la médecine et des médecins dans l’ancienne Russie. On croyait que les disciples d’Hippocrate pouvaient ce qu’ils voulaient ; s’ils ne guérissaient pas, c’était pure méchanceté, véritable maléfice. Sous Ivan le Grand, un Vénitien fut exécuté en place publique parce qu’un tsarévitch était mort malgré ses soins. Un Allemand qui avait laissé trépasser un prince tatar fut traité comme meurtrier et livré aux parens du défunt, qui regorgèrent en représailles.

Si les princesses russes, comme les patriciennes de Byzance, se dérobaient à la curiosité des hommes, elles n’étaient point elles-mêmes dépourvues de curiosité. Elles aimaient à voir : il fallait seulement qu’elles fussent, comme l’Agrippine de Racine, invisibles et présentes. Quand se déroulaient dans le palais les processions officielles, avec les chasubles et les mitres étincelantes du patriarche et de son clergé, que la cour entière, avec le tsar à sa tête, resplendissait en manteaux de drap d’or enrichis de pierreries, la tsarine et ses femmes contemplaient le défilé, protégées par quelque jalousie. Le patriarche, passant sous ses fenêtres, ne manquait pas d’envoyer une bénédiction à la souveraine mystérieuse. Dans le Palais à facettes, qui servait ordinairement aux réceptions d’ambassadeurs ou aux festins impériaux, on montre encore, presque perdue sous la voûte de la grande salle, une sorte de petite loge très basse : c’était la place des princesses.

Dans l’intérieur du palais, quelles étaient les occupations d’une tsarine ? D’abord ce n’était point une mince besogne que d’accomplir toutes les œuvres de piété, que de dire toutes les prières prescrites par le Domostroi. Entre le bréviaire d’une tsarine et celui d’une religieuse, nulle différence. Nonnes ou princesses, moines ou empereurs ont les mêmes obligations, lisent les mêmes livres, parlent le même langage, s’occupent des mêmes objets, n’ont presque que la même somme d’idées. Après les prières, la seule lecture permise était celle des vies de saints. C’était dans ces hagiographies que les dames russes trouvaient leur seule nourriture intellectuelle, que les tsarines puisaient toutes leurs connaissances en histoire et en politique. La souveraine passait encore une notable partie de la journée à visiter les nombreuses chapelles construites dans les étages supérieurs du palais, qui étaient comme un prolongement de ses appartemens, et où elle pouvait, sans sortir de l’ombre protectrice du Terem, sans être exposée à rencontrer des étrangers, vaquer à ses dévotions. Enfin, à certaines époques de l’année, elle visitait en grande pompe les plus célèbres monastères de la Russie, et notamment celui de Troïtsa, répandant partout d’abondantes aumônes sur son passage. Ces échappées sur la campagne russe mettaient quelques rayons de soleil dans cette vie sédentaire et artificielle. Les augustes recluses, dont les regards étaient fatigués de peintures hiératiques, pouvaient contempler enfin une vraie nature, retrouver, au moins quelques-unes d’entre elles, les impressions de leur enfance rustique, voir des personnages non plus enluminés et nimbés d’or, mais réels et bien vivans sous le caftan usé des mougiks russes. On se relâchait un peu, sur la grande route, de la rigueur de l’étiquette ; on permettait aux paysans accourus sur le passage du cortège d’offrir à la souveraine et à ses enfans d’humbles présens champêtres, des œufs, des noix, des fruits, des gâteaux de leur village, le sel et le pain sacramentels.

Dans les processions de la tsarine, le cérémonial arrivait parfois au sublime du ridicule ; A Moscou ainsi qu’à Byzance, si robuste que fût la princesse, il semblait que la majesté consistât pour elle à ne point faire usage de ses jambes, à ne point marcher elle-même. Les souveraines s’avançaient, soutenues sous les bras et comme portées, à Constantinople par leurs eunuques, en Russie par leurs suivantes. Dans les chansons populaires, on voit la mère du héros Diouk Stépanovitch se rendre à l’église : « en avant marchent les hommes armés de pelles pour égaliser le terrain ; derrière eux viennent les balayeurs, derrière les balayeurs les drapiers. Devant la princesse, ils étendent les pièces de drap ; sur ses pas, ils les enlèvent. » Le héros arrive et contemple le cortège. Il voit d’abord une dame âgée que soutiennent sous le bras droit cinq jeunes filles, et cinq autres sous le bras gauche. Il s’avance et la salue comme sa mère ; mais elle décline le compliment : elle n’est que la servante de cette princesse. Vient alors une autre matrone que soutiennent vingt jeunes filles, dix sous chaque bras, et le héros de s’incliner derechef ; ce n’est encore que celle qui donne l’aiguière. Une troisième est entourée de trente jeunes filles, une quatrième de quarante, mais ces deux fois encore Diouk Stépanovitch égare ses salutations : elles sont seulement la chambrière et la panetière de sa mère, « Il regarde toujours, et voici que l’on conduit une vieille princesse, une vieille matrone ; sous le bras, droit, trente jeunes filles la soutiennent, sous le bras gauche trente autres jeunes filles. On étend autour d’elle des pièces de velours, afin que le rouge soleil ne lui brûle pas le teint. Elle est vêtue d’une robe de couleur : sur sa robe, on voit représentée la lune ; sur elle resplendit le SOleil, sur elle brillent les étoiles menues. » A consulter les estampes du XVIIe siècle, il semble que les choses se passaient quelquefois plus simplement. Derrière une procession de boïarines embéguinées, portant des vases de parfums, et des groupes de jeunes filles aux cheveux épars, qui tiennent des cierges, — s’avancent, sous un dais ou sous une ombrelle, la tsarine et ses enfans. Elle est à pied, souvent avec une canne à la main, la couronne impériale sur la tête : les tsarévnas la précèdent avec les diadèmes à fleurons sur leur longue chevelure bouclée, ainsi que le petit tsarévitch, en costume de vieux Russe, petit caftan, petites bottes, petite toque de fourrure. Il est porté sur les bras de la nourrice : c’était de règle, paraît-il, même pour un jeune prince de dix ans, comme celui qui est figuré sur nos dessins. Chez nous, Louis XIV, âgé de cinq ans, s’irritait qu’on le forçât de porter des lisières pour se rendre à la séance du parlement. L’étiquette le voulait ainsi.

La tsarine avait sa cour particulière, séparée de celle de son mari, une cour de dames. Il en fut longtemps ainsi en Occident : c’est seulement vers le XVe ou le XVIe siècle que de galans souverains, comme François Ier, s’avisèrent de trouver « qu’une cour sans dames était comme un printemps sans roses. » Auprès des épouses des tsars, il y avait d’abord les nourrices de leurs enfans, femmes de haute noblesse pour la plupart, mais dont le rang ne se déterminait plus que par l’âge et le sexe de leurs nourrissons, — puis les dignitaires du palais : l’échansonne, la trésorière, la lingère, la chambrière, la boïarine-juge, qui décidait des conflits entre les gens du palais. Une dizaine d’autres dames portaient, sans fonctions déterminées, le titre de boïarines du Verkh. A chaque avènement de tsarine, de nouvelles fournées venaient grossir l’ancienne noblesse palatine ; la souveraine régnante faisait souvent entrer dans la demeure des tsars des campagnardes en laptis, qui étaient ses sœurs ou ses cousines. Puis venaient, entre autres dames dignitaires, les institutrices des enfans princiers, les liseuses de psautier, les boïarines jeunes filles ou boïarines de vestibule, qui appartenaient toutes à la petite noblesse ou aux classes nouvelles. Si l’on ajoute les femmes de chambre, les maîtresses en lingerie, broderie, étoffes d’or et d’argent, qui travaillaient sous la surveillance directe de l’impératrice, le nombre des femmes de tout rang qui servaient dans son palais s’élevait, vers la fin du XVIIe siècle, à 264. La maison masculine et surtout militaire de la tsarine était plus nombreuse encore. Une police rigoureuse servait à maintenir dans le devoir toute cette multitude. En revanche, la souveraine exerçait une sorte de protection sur ses gens. Elle s’occupait de marier les jeunes filles, surtout celles qui tenaient à elle par les liens du sang. Nous la voyons saisie un jour d’une bien singulière requête : un noble de sa cour porte plainte contre sa femme, qui le pinçait et le maltraitait ; il demande à être séparé de ce démon domestique. Beaucoup de requêtes à l’empereur étaient recommandées d’abord à la tsarine, qui était ainsi en quelque sorte investie du ministère des grâces.

Enfin, toute sainte femme, bonne maîtresse et soigneuse ménagère que pût être la tsarine de Moscou, il lui fallait bien consacrer un. certain nombre d’heures par jour à sa toilette compliquée. Tous les étrangers qui ont visité Moscou au XVIe et au XVIIe siècle ont vanté la beauté des femmes russes, et tous se sont étonnés du mal qu’elles se donnaient pour la gâter. « Elles sont extrêmement belles, dit Petreï ; elles ont une haute stature, le sein élégant, de grands yeux noirs, des mains exquises et les doigts fins ; par malheur, elles se peignent de toute sorte de couleurs non-seulement le visage, mais les yeux, le cou et les mains. Elles mettent du blanc, du rouge, du bleu, du noir. Les cils noirs, elles les teignent en blanc, les blonds en noir ou autre couleur sombre. Elles s’appliquent le fard d’une telle épaisseur et si maladroitement que cela saute aux yeux de tout le monde. » Cette mode s’était imposée généralement, elle était devenue tyrannique. « A l’époque de mon séjour à Moscou, continue le voyageur, la femme d’un boïar illustre, qui était admirablement belle, ne voulait pas d’abord se farder, mais elle fut en butte aux censures des autres dames. Elle méprise donc les coutumes de son pays ! disaient-elles. » Les maris portèrent plainte au tsar et obtinrent un ordre impérial pour obliger la boïarine à mettre du rouge. Par coquetterie, les Moscovites se noircissaient les dents, qui ne tardaient pas à se gâter sous l’action des préparations mercurielles. Elles se teignaient les cheveux, elles avaient même trouvé moyen de se noircir le blanc des yeux. Enfin, comme si tous ces enlaidissemens n’eussent pas suffi, elles décidèrent que la beauté de la femme, c’est l’embonpoint. Alors les Slaves à la taille élancée se mirent à envier l’obésité et la démarche d’oisons des femmes turques et tatares. Pour obtenir l’embonpoint asiatique, elles se condamnaient à rester immobiles des heures entières, à boire des drogues et à dormir, jusqu’à ce qu’elles eussent obtenu la déformation désirée.

Les femmes byzantines, qui avaient hérité de tous les secrets de la cosmétique grecque et romaine, ont dû porter fort loin l’art d’embellir la beauté. Constantinople était dans l’Europe du moyen âge, comme le Paris moderne, une métropole du luxe élégant. C’est de là que les huiles parfumées, les eaux de senteur, tout l’attirail de la coquetterie féminine ou masculine, se sont répandus par l’intermédiaire des Vénitiens dans les états de l’Occident ; mais les femmes russes du XVIIe siècle, avec leur profusion d’enluminures grossières, semblent plutôt s’inspirer du tatouage primitif que du savoir-faire des petites-maîtresses gréco-romaines. M. Zabiéline donne de ces raffinemens sauvages une autre explication. Suivant lui, les matrones moscovites voulaient seulement réaliser l’idéal de beauté tel qu’il s’est conservé dans la poésie populaire. « Le visage blanc comme la blanche neige, — les joues de la couleur du pavot, — les sourcils noirs comme de la zibeline, — dessinés comme un cercle, — les yeux brillans comme ceux du faucon,… la démarche du cygne. » Or c’était pour obtenir cette blancheur mate de la neige qu’elles s’appliquaient à pleines mains le blanc de céruse, pour rivaliser avec le pavot qu’elles se badigeonnaient les pommettes de vermillon, pour imiter la noire fourrure de l’hermine qu’elles se dessinaient avec l’encre de Chine les sourcils en arcade, pour avoir le regard perçant du faucon qu’elles se teignaient jusqu’au blanc des yeux ! .. A quelles déceptions ne sommes-nous pas exposés en prenant au figuré les descriptions épiques ? Et qui sait par quels horribles artifices les Grecques d’Homère parvenaient à réaliser cette « chevelure d’hyacinthe, » ces « yeux de génisse » qui éveillent en nos imaginations de si ravissans fantômes d’héroïnes et de déesses ?


V

La Russie du XVIIe siècle n’était-elle vraiment qu’un vaste cloître, où l’on n’avait pour se réjouir les yeux que des icônes hiératiques, pour se récréer l’imagination que les chants liturgiques ? La femme russe, dissimulée sous tant de voiles, derrière tant de serrures, n’avait-elle d’amusement que la toilette et les hagiographies ? L’esprit humain eût péri d’ennui et de torpeur dans ce claustral in pace que lui avaient creusé les moines de Byzance ; mais, comprimé sur tant de points, il finissait toujours par s’échapper par quelque issue, et, rompant ce rude carême intellectuel, se livrait à des orgies de gaîté. Sans doute le Domostroï avait fait bonne garde ; il n’entendait absolument pas que l’on s’amusât :


« Si l’on se livre à table à de vilains discours, à de honteuses folies, — disent les livres pieux de l’époque, — si l’on se plaît à des obscénités, à des plaisanteries de quelque genre que ce soit, si l’on joue du rebec et de la guzla, si l’on danse, si l’on saute, si l’on bat des mains, si l’on se permet des jeux et des chants diaboliques, — alors, comme la fumée chasse les abeilles, les anges de Dieu sont chassés loin d’une telle table et de tels propos démoniaques, et ce sont les démons qui prennent leur place… Ceux qui ne redoutent et ne respectent rien, qui n’ont pas la crainte de Dieu et n’observent pas la loi chrétienne et la tradition, ceux qui commettent toute sorte de vilenies et d’impiétés, se livrent à l’impureté, aux propos obscènes et scandaleux, à des chansons diaboliques, à des danses, à des sauts, ceux qui jouent du rebec, du tambourin, de la trompette, ceux qui se plaisent aux ours, aux chiens, aux oiseaux, ceux qui s’amusent aux dés, aux échecs, au trictrac,… iront tous en enfer, tous ensemble seront damnés. »


Ainsi les moines condamnaient au nom de l’idée byzantine les jeux les plus innocens, comme le trictrac, ou les plus sérieux, comme les échecs ; ils proscrivaient le noble divertissement de la chasse aux faucons et aux chiens, l’orgueil et la joie des aristocraties chrétiennes d’Occident ; ils condamnaient les vieilles danses nationales et les chœurs de jeunes filles qui chantaient en battant des mains ; ils abhorraient à l’égal des propos obscènes les poèmes antiques qui, scandés par le rebec et la guzla, célébraient la gloire des vieux héros de la Russie… C’en était trop. Le génie national, que l’influence byzantine prétendait annihiler, regimbait et refusait de souscrire à sa déchéance. Tout ce qui était défendu par le Domostroï, c’était précisément ce que l’on pratiquait partout, même dans la maison-modèle, dans le sacré Terem du Kremlin. Les prescriptions monacales firent assurément un mal énorme à la littérature nationale. C’était un péché que de recueillir par écrit les chants populaires. L’homme qui eût entrepris au XVIIe siècle la tâche menée à bien en notre siècle par les Sakharof, les Schein, les Rybnikof, les Hilferding, les Bezsonof, eût succombé sous les anathèmes de l’église ou supporté les sévices du bras séculier ; mais, si on n’osait écrire, on continuait à chanter : ce trésor de poésie populaire ne périt pas tout entier. Moscou eut même, comme la vieille Gaule, la mordante satire, le hardi fabliau. Seulement la satire resta à l’état de parole volante ; elle ne put se fixer sur le papier, elle s’incarna dans le fou et le bouffon. Le fou moscovite, plus encore que son confrère des cours d’Occident, c’est la protestation de l’esprit humain contre la servitude des conventions. Le Domostroï chassait le naturel, il rentrait par la fenêtre sous les habits bariolés du chout. Il se permettait tout, le bouffon ! il se moquait du moine, censurait le prêtre, raillait le boïar. Où le grave penseur eût été pendu ou brûlé, le gnome de cour était applaudi. Il empêchait le morose byzantinisme d’étendre sa prescription sur la gaîté, la pensée, la liberté slave. Le terrible Ivan, le pieux Féodor, le doux Michel, le grand Pierre, tous les princes russes, jusqu’à Catherine II, eurent leurs bouffons. Les tsarines avaient besoin de leurs saillies pour secouer l’ennui du Terem, comme les tsars pour se reposer des soucis du pouvoir. La rigide et revêche nonne Marfa, mère du premier Romanof, avait des folles pour l’égayer au fond de son couvent. Une des femmes d’Alexis, Eudbxie, en eut jusqu’à six. Tous ces fous des deux sexes n’avaient pas l’esprit de Triboulet ; si les uns étaient des farceurs, les autres étaient de véritables aliénés, des idiots, dont s’amusait la barbarie du temps. Les vrais bouffons eux-mêmes avaient la plaisanterie grossière : sous Anna Ivanovna, ils divertissaient la cour pendant des semaines entières en couvant des œufs de poule.

Le bouffon était la satire. D’autres commensaux du palais étaient le roman, le conte, la poésie épique. Le bakhar pouvait raconter pendant de longues heures des histoires de princes amoureux, de sorciers, d’enchanteurs et de vampires. Le gouselnik ou le domratch chantait, en s’accompagnant d’instrumens à cordes, d’interminables poésies héroïques. Dans les appartemens de la tsarine, on confiait de préférence ces emplois de chanteurs ou de conteurs à des vieillards aveugles. Personne ne pouvait se passer d’eux, pas plus qu’aujourd’hui l’on ne peut se passer de livres. Ils étaient la littérature vivante de l’époque. Ivan le Terrible, au milieu de ses sanglantes méditations, prenait un plaisir extrême à s’entendre « conter Peau d’âne ». Trois vieillards se relayant au chevet de son lit, comme dans les Mille et une Nuits, racontaient des histoires au redoutable sultan jusqu’à ce qu’il s’endormît.

Mais la lutte ne cessait pas entre l’église et ces représentans de l’imagination nationale. Un moment, au XVIIe siècle, les moines obtinrent gain de cause. Le jeune tsar Alexis, subissant docilement l’influence sacerdotale, rendit un édit contre les chants diaboliques, décréta les verges, le knout et l’exil contre les bardes populaires qui seraient pris à célébrer Diouk Stépanovitch ou le roi Vladimir, ordonna de briser partout les rebecs, guzlas et autres instrument démoniaques. Le palais subit une réforme. Les joyeux conteurs se transformèrent en bons vieillards, tout confits en dévotion, avec la qualification officielle de diseurs de prières. Sous l’influence de cette recrudescence de puritanisme orthodoxe, on adjoignit à cet ancien personnel une collection de mendians, de moines vagabonds, d’exaltés et de visionnaires religieux, de muets, de boiteux, de bossus, d’estropiés en tout genre. La cour de la tsarine ressemblait à une cour des miracles : quotidiennement, l’impératrice se sanctifiait en distribuant l’aumône à ces gueux. Plusieurs de ces impotens étaient de véritables phénomènes : l’un d’eux, manchot de naissance, peignait des icônes avec sa bouche.

A côté des bouffons et des histrions, porteurs de masques et de costumes bizarres, on entretenait dans le palais des nains et des naines. Ils portaient des bottes jaunes et des habits de couleurs voyantes. Ils étaient recherchés curieusement en raison de leur laideur et de leur difformité. On peut imaginer quelle délicatesse de sentimens, quel raffinement de bon goût on pouvait attendre d’impératrices qui se plaisaient au milieu d’idiots et de gens contrefaits. Le Terem de la tsarine finissait par devenir une collection de curiosités, un musée d’anthropologie ; on y voyait encore des nègres, des négresses, des femmes kalmouckes aux yeux bridés, au nez retroussé.

Malgré les défenses positives de l’église, on avait au Kremlin la passion des ours. Des ukases d’Ivan le Terrible et de Michel Romanof prescrivaient à leurs voiévodes de faire chercher dans toutes les provinces des ours et des chiens propres à les combattre. Cet animal, si éminemment national, figurait dans un grand nombre de divertissemens. A l’époque du carnaval, on lançait sur la glace de la Moscova une meute de chiens anglais aux trousses d’ours blancs, et tout le peuple rangé sur la berge, le tsar des fenêtres du palais, la tsarine derrière les jalousies du Terem, s’ébaudissaient à voir les pauvres bêtes glisser et tomber sur la surface polie. Des artistes de carrefours avaient réussi à faire de maître Martin un artiste consommé. On lui apprenait à manier le bâton, à tirer de l’arc, à danser et à lutter, à se regarder dans le miroir avec les minauderies d’une coquette de village, à imiter la démarche tremblante d’un vieillard, à se traîner sur le ventre comme un petit enfant, à boire de la bière ou du kvas à la santé du public. Les combats d’ours étaient en faveur sous les souverains les plus humains et les plus dévots. Ils se donnaient dans la cour du palais. Des amateurs, parfois des dignitaires auliques, descendaient dans l’arène pour « amuser le tsar. » Souvent l’homme était mis en pièces ; mais quand il avait réussi à se dérober au terrible embrassement et à planter son épieu dans le cœur de l’animal, « on le menait, raconte un auteur, dans les caves impériales et on le faisait boire à la santé du souverain jusqu’à ce qu’il tombât ivre-mort. » On avait aussi des lions qui figuraient parfois aux combats d’ours, des élans, des rennes, des éléphans, des singes, des perroquets, — toute une ménagerie. Le personnel et le matériel qui servaient aux divertissemens du prince, fous, nains, farceurs, chanteurs et conteurs, montreurs de bêtes, cornacs et animaux féroces, trompettes lui tambours, jeux d’échecs et de cartes, faisaient partie d’une administration particulière : le Palais des jeux.

Cependant la Russie, qui commençait à entrer en rapports suivis avec l’Occident, qui envoyait et qui recevait des ambassadeurs, ne devait pas tarder à nous emprunter des plaisirs d’un goût plus pur. Likhatchof, envoyé du tsar à Florence, ne peut contenir son admiration quand il raconte comment il a été à la comédie, comment il y a vu des palais paraître et disparaître, la mer s’enfler sur la scène et fourmiller de poissons, des hommes chevaucher sur des monstres marins ou se promener dans les nuages, enfin toutes les merveilles de l’opéra italien. Le tsar Alexis était impatient de les voir réaliser chez lui. Il fit venir à Moscou quelques acteurs allemands, et, tant bien que mal, on organisa une salle de comédie en planches. En cette même année 1672, qui vit naître Pierre le Grand, naquit le théâtre russe. Ce furent d’abord les Allemands qui fournirent à la fois la pièce et les comédiens ; puis les Russes se mirent à l’œuvre, traduisirent des pièces polonaises ou allemandes, requirent des serfs et des gens du peuple pour apprendre le métier d’acteurs ; toutefois la pruderie moscovite ne se rendit pas sans quelque résistance. Alexis voulait bien voir des danseuses sur la scène, mais il n’entendait pas qu’on y fit de musique. C’était un péché, suivant lui. Il céda pourtant quand on lui eut expliqué que la musique était aussi nécessaire dans les ballets que les jambes mêmes des ballerines. Pour la tsarine et ses femmes, on construisit une espèce de loge grillée, pu plutôt fermée de planches comme une de nos baraques de foire. Elle regardait par les fentes. La plupart des pièces étaient tirées de la Bible. On joua devant Nathalie une Esther qui précédait ainsi de dix-sept ans l’apparition de la tragédie de Racine. On y voyait comment le tsar Assuérus ordonna de pendre le vrémianik Aman, sur la tchélobitié (pétition) de la tsarine Esther et les conseils de Mardochée. Nathalie, comme plus tard Mme de Maintenon, ne manqua point de prendre pour elle les allusions. Elle se voyait dans la modeste Juive ; le boïar Matvéef, à qui elle devait tout, était Mardochée ; Aman pouvait bien être le boïar Khitrovo, l’homme du moment précédent. Puis on aborda le Fils de Tobie ; les registres accusent une dépense de 30 roubles pour l’habillement des anges. On mit en scène Joseph et ses frères, le tsar Nabuchodonosor et les trois Hébreux, l’enfant prodigue (imprimé à Moscou en 1685 avec des planches), le tsar David et son fils Salomon le Sage, Judith et Holopherne. Ces pièces sacrées étaient assaisonnées de force plaisanteries ; ainsi au moment où Judith s’en retourne avec son trophée sanglant, sa servante s’écrie : « Voilà un pauvre homme qui sera bien étonné, quand il s’éveillera, de voir qu’on lui a emporté sa tête ! » D’autres facéties sont empreintes d’une extrême licence, et, n’eût été la grossièreté de l’époque, la tsarine sans doute en eût rougi au fond de sa loge.

Avec le fils d’Alexis et de Nathalie, nous touchons à la fin de la vieille Russie. Le régénérateur de l’empire fut aussi l’émancipateur des femmes. C’est Pierre le Grand qui, malgré la jalousie des maris et les résistances pudiques des femmes, brisa les « vingt-sept serrures » du gynécée. Lui-même, après s’être marié une première fois à l’ancienne mode, ne consulta la seconde fois que son cœur. D’une servante livonienne, il fit une impératrice. Cette fille du peuple, originaire d’un pays non russe, ne pouvait songer à s’enfermer dans le Terem, à se cacher sous la fata, à se dissimuler derrière les rideaux d’une litière ou d’une loge de théâtre. Elle marcha hardiment, le front levé et le visage découvert, dans sa liberté occidentale. Elle accompagna son mari dans ses voyages, à la guerre, sur les flots de la Baltique, sous le feu des batteries ottomanes du Pruth. C’en était fait des anciennes mœurs. Pierre institua dans sa capitale nouvelle de Pétersbourg des « assemblées » où les maris étaient tenus d’amener leurs épouses. Avec autant de liberté et même, comme on devait s’y attendre au début, avec plus de licence que dans les salons d’Occident, les hommes et les femmes conversèrent ensemble pour la première fois, firent de la musique, jouèrent aux cartes, dansèrent les valses d’Allemagne et le menuet de Versailles. La volonté despotique d’un grand homme triompha même dans les affaires de mode. Plus de ces voiles épais, plus de ces amples vêtemens qui dissimulaient de gracieux contours. On continua peut-être à mettre du fard, mais avec plus de discrétion ; du moins on ne songea plus à rivaliser avec la blanche neige et les fleurs de pavot. Une mouche coquettement posée sur une joue ou sur un sein fut tout ce qui resta de la « noire zibeline. » Les psautiers, les Heures, le Domostroï, les vies des saints, furent laissés de côté, et le roman français fit son apparition dans le boudoir des dames russes, d’abord sous la forme un peu lourde de l’Astrée et du Cyrus. La littérature du grand siècle fit oublier celle de Byzance ; Racine et plus tard Voltaire reléguèrent Cosmas et le Métaphraste dans la poussière des bibliothèques sacrées. Le temps a consacré, comme les autres, la réforme féminine de Pierre le Grand, et la Russie, après avoir été le pays des gynécées et des voiles, est devenue la contrée d’Europe où le problème d’une large participation des femmes aux travaux et aux bénéfices de la vie sociale est peut-être le plus avancé.


ALFRED RAMBAUD.

  1. Le Prince Sérébrany, par le comte Tolstoï, traduit en français par le prince A. Galitzine sous ce titre, Ivan le Terrible, Paris 1872.